Premier concert de la saison OPS

Beau programme lors de l’ouverture de la saison de l’OPS : outre l’amitié profonde et les liens de parenté qui les unissaient, Franz Liszt et Richard Wagner se seront, l’un et l’autre, présentés, dans la seconde moitié du 19e siècle, comme les promoteurs de la musique de l’avenir. Le jeudi 7 septembre, nous pûmes entendre le second concerto pour piano de Liszt donné par le pianiste russo-américain Kirill Gerstein et le Ring sans paroles de Richard Wagner, l’orchestre étant, pour les deux œuvres, dirigé par son chef Aziz Shokhakimov.


Ring sans paroles
© Grégory Massat

Écrit d’un seul tenant, le second concerto de Liszt offre ainsi l’allure d’un poème symphonique pour piano et orchestre. Quant au Ring sans paroles, il s’agit d’un arrangement dû au  chef d’orchestre et compositeur Lorin Maazel qui, en 1987, puisa dans le matériau sonore des quatre opéras de l’ Anneau du Nibelung de Richard Wagner, de quoi composer, là aussi, un grand poème symphonique d’une durée de quatre vingt minutes. La tétralogie de Wagner, sous sa forme opératique, dure quant à elle au moins quinze heures. Maazel la connaissait, c’est le cas de le dire, sur le bout des doigts puisqu’il lui arriva de la diriger par cœur (!) au festival de Bayreuth, où les opéras de Wagner sont, chaque été, donnés de manière rituelle dans le théâtre que lui construisit le jeune roi Louis II de Bavière. Rédigé par le compositeur lui-même, le livret du Ring est inspiré de la mythologie germanique et nordique. Il raconte les réactions en chaîne résultant du vol de l’or des filles du Rhin par le gnome Alberich. Véritable allégorie sur l’effondrement de la société et du  pouvoir, il peut se lire comme une critique de la civilisation marchande d’inspiration socialisante, matinée au demeurant de quelques touches d’un antisémitisme, courant à l’époque. De ce gigantesque ouvrage, Maazel a tiré une belle partition où les voix sont, le cas échéant, remplacées par des solos de bois ou de cuivres. C’est notamment le cas lors de l’entrée des dieux au Vahlalla, fort réussie, quand le trombone solo remplace la voix de Loge, nouant un très beau dialogue avec les cors. La première moitié de l’œuvre, puisant dans les deux premiers opéras, L’Or du Rhin et La Walkyrie, est particulièrement prenante, faisant preuve d’imagination et d’imprévu dans l’enchainement des fragments. Une fois passés les murmures de la forêt, tirés du troisième opéra Siegfried, toute la partie extraite du dernier volet Le Crépuscule des dieux sonne en revanche de manière bien plus conventionnelle, se contentant d’enchainer les parties symphoniques bien connues que sont le voyage de Siegfried sur le Rhin, la marche funèbre et l’incendie du Vahlalla. On regrette notamment que les belles parties méditatives du second acte du Crépuscule ou de la scène finale du troisième acte n’aient pas été retenues par Maazel : elles auraient constitué une salutaire accalmie sonore dans une dernière demi-heure où l’on joue forte presque tout le temps.

Toujours est-il que cette partition, souvent exigeante pour l’orchestre, aura montré celui-ci en très bonne forme : le bref mais difficile fragment de la chevauchée des walkyries témoigne, à lui tout seul, du niveau de l’orchestre que nous avons la chance d’avoir. L’interprétation d’Aziz Shokhakimov mit l’accent sur le dramatisme puissant de l’œuvre, de façon judicieuse même si on eût parfois aimé un peu plus de fluidité, comme au début de L’Or du Rhin, ou de lyrisme, lors des adieux  de Brünhilde et de Wotan.

Le concert avait donc débuté avec le second concerto pour piano et orchestre de Liszt, sûrement une de ses meilleures œuvres. La partie médiane est d’une grande beauté contemplative. Mais ce furent surtout les aspects tourmentés du début et ceux, combatifs et héroïques, de la fin qui ressortirent sous les doigts de Kirill Gerstein. Chef et orchestre se sont accordés avec le piano. Abordé ainsi, il émane de ce concerto un climat anticipant quelque peu ceux de Prokoviev.

                                                                                   Michel Le Gris

La culture à Abu Dhabi, une histoire sans fin

Création littéraire, quartier des musées, musique, la capitale des Emirats Arabes Unis a investi tous les fronts culturels

La réalité a fini par se confondre avec la fiction. Si la récente foire internationale du livre d’Abu Dhabi a pris comme slogan le titre du célèbre film de Wolfgang Petersen, celui-ci n’a jamais été aussi actuel qu’à Abu Dhabi tant la capitale des Emirats Arabes Unis a fait de la culture son soft power sur la scène internationale. Plusieurs raisons ont présidé à ce choix : la volonté originelle du père fondateur du pays, le Sheikh Zayed Bin Sultan Al Nahyan (1918-2004) qui a très tôt compris que savoir et éducation constitueraient les moteurs du développement de son jeune pays – les UAE sont officiellement nés en 1971 – mais également la position stratégique de ce dernier, entre Occident et Asie, et placé au carrefour des religions et des cultures. Comme le rappelle le Dr Ali bin Tamim, Secrétaire Général du Sheikh Zayed Book Award et président de l’Arabic Center Language « ce soft power est une bonne chose tant qu’il amène les gens et les cultures à dialoguer, tant qu’il ouvre la voie au rapprochement entre les gens. Les Emirats Arabes Unis constituent l’exemple même de cette vision. Regardez tous ces monuments comme la Grande mosquée Sheikh Zayed, la Maison abrahamique, le Louvre Abu Dhabi, les universités de la Sorbonne et de New York qui ont ainsi construit des ponts culturels ».


Le livre constitue bien évidemment l’un des axes forts de ce développement. L’Abu Dhabi International Book Fair a ainsi réunit pendant près d’une semaine en mai dernier tout ce que le monde arabe compte d’éditeurs, du Maroc à l’Irak en passant par l’Arabie Saoudite et l’Egypte. C’est d’ailleurs une maison d’édition égyptienne, El Aïn, qui édita entre autres plusieurs vainqueurs de International Prize for Arabic Fiction qui fut sacrée cette année par le Sheikh Zayed Book Award devenu au fil de ses dix-sept éditions, à la fois la consécration littéraire de tout intellectuel du monde arabe et un formidable vecteur de diffusion de la langue arabe. Saïd Khatibi, vainqueur du prix dans la catégorie jeune auteur abonde dans ce sens : « je suis très fier d’obtenir ce prix et d’inscrire mon nom à côté de celui d’Amin Maalouf et d’écrivains arabes renommés. Mais ce prix n’est pas que pour moi mais également pour la jeune génération d’écrivains algériens ».

Si ce prix traduit une volonté de défendre la langue arabe face à l’anglais, il souhaite également « encourager les jeunes auteurs, notamment les femmes » assure de son côté Jürgen Boss, président de la foire internationale de Francfort où tout se décide dans l’industrie mondiale du livre et dont la présence à Abu Dhabi et au sein du comité scientifique du Zayed Book Award, légitime à la fois la place prise par une foire qui, chaque année, prend de l’ampleur mais également vient conforter la capitale des Emirats Arabes Unis comme l’un des hauts lieux du livre sur la scène internationale et plus particulièrement dans cette partie du monde.

Pour se convaincre définitivement de l’importance accordée à la culture, il suffit de prendre un taxi et de se rendre dans le quartier des musées dans le district d’Al Saadiyat traversé par une avenue…Jacques Chirac. Ici, à côté de l’extraordinaire réussite du Louvre Abu Dhabi qui a comptabilisé fin 2022, 3,7 millions de visiteurs en cinq ans, se dressent d’innombrables grues qui bâtissent les institutions culturelles de demain : le musée d’histoire naturelle, le Zayed National Museum épousant les ailes d’un faucon et doté d’un système de ventilation révolutionnaire – les Emirats arabes Unis qui accueilleront la COP 28 fin novembre 2023 ont très tôt inscrits leurs actions créatrices dans le développement durable – ou le Guggenheim Museum signés par les plus grands noms de l’architecture comme Norman Foster ou Frank Gehry. Et à l’image de cette salle du Louvre réunissant les textes sacrés des trois religions monothéistes, les Emirats Arabes Unis, signataires des accords d’Abraham avec Israël en 2020, ont inauguré en février 2023 la Maison abrahamique, lieu syncrétique qui voit se côtoyer église, synagogue et mosquée.

Les Emirats Arabes Unis n’en oublient pas pour autant les autres champs de la culture et notamment la musique. Lieu d’un festival de musique renommé et présidée par Huda Alkhamis-Kanoo qui accueillit cet année Juan Diego Florez ou le compositeur Tan Dun et d’une salle de concert, l’Etihad Arena, désormais passage obligé des tournées internationales d’artistes du monde entier comme les Guns and Roses ou la star égyptienne Amr Diab, Abu Dhabi voit ainsi se croiser sur son sol les cultures et les esthétiques de l’Ouest et du monde arabe. La célébration, cette année, du compositeur et pianiste égyptien Omar Khairat en tant que personnalité culturelle de l’année du Zayed Book Award est ainsi emblématique de cette volonté de construire des ponts culturels entre Occident et monde arabe. L’artiste égyptien élabora ainsi une œuvre où se mêlent musique orchestrale classique et mélodies orientales composant ainsi la bande originale d’une histoire qui non seulement n’est pas prête de s’arrêter mais est en marche.

Par Laurent Pfaadt

A la poursuite du diamant sonore

Le label The Lost Recordings retrouve et édite des enregistrements inédits

Amsterdam, sous-sol d’un bâtiment ultra-moderne ressemblant à une banque. Mais ici les diamants qu’elle contient sont d’une autre nature. Soudain, une musique retentit. Non pas celle de l’alarme mais d’un violoncelle. Les deux hommes venus de France se regardent, interloqués. « Incroyable » dit l’un tandis que l’autre, la gorge nouée, ne peut répliquer. Le fils du violoncelliste André Navarra accompagné du pianiste Frédéric d’Oria-Nicolas viennent d’écouter des enregistrements inédits du père de ce dernier. Ils ne le savent pas encore mais ils sont sur le point de s’engager dans une aventure musicale hors du commun qui va les conduire à l’autre bout du monde.


The Lost Recordings
Copyright Sanaa Rachiq

The Lost Recordings est né. Après cette expérience, les deux hommes se muent en véritables archéologues de la musique, engageant une course contre la montre afin de retrouver des enregistrements avant leur destruction par le temps. De Londres à Paris en passant par Berlin ou Prague, The Lost Recordings impulse ainsi, à partir de bribes d’informations, un immense travail de référencement. « Notre mission est de sécuriser un patrimoine musical avant qu’il ne tombe dans l’oubli et qui se désagrège » Et Frédéric d’Oria-Nicolas de plaider pour une initiative européenne en ce sens.

Piet Tullenar
Le chercheur et ami Piet Tullenar, archives Amsterdam

Leurs expéditions ont ainsi permis de ressusciter des concerts méconnus de Sarah Vaughan, Duke Ellington, Thelonius Monk, Dexter Gordon, Johanna Martzy et d’autres. De retrouver les bandes originales et de restaurer des œuvres connues comme ce Lucia Di Lammermoor de 1955 avec Maria Callas et Karajan que les amoureux de l’opéra ne connaissaient qu’à travers une copie pirate d’un obscur label italien et dont la version de The Lost Recordings a tiré des larmes aux meilleures sopranos. Parfois, nos aventuriers s’engagent sur une fausse piste mais leurs échecs les conduisent à de futures découvertes. Partis à Berlin sur les traces d’inédits d’Emile Gilels, le célèbre pianiste soviétique, suivant en cela les conseils du petit-fils de ce dernier, ils obtiennent des indices qui les ramènent à Amsterdam et une discussion avec leur compère des débuts, Piet Tullenar, sorte de Sallah Faisel el-Kahir du célèbre aventurier de Spielberg, et les voilà avec entre les mains l’un des plus grands enregistrements du génie du piano lors d’une tournée dans la capitale néerlandaise en 1976, devenu depuis l’un des plus grands succès du label.

Désormais identifié par près de 13 000 clients majoritairement à l’étranger, le label voit affluer du monde entier des informations sur des enregistrements oubliés avec parfois de petites histoires comme tirées d’un film d’aventures comme cette lettre d’un passionné qui arrive un jour dans leur studio en provenance de…Buenos Aires. Ce qui ne devait être qu’un morceau de papier va se transformer en miracle car suit alors un autre courrier avec des photos de bandes enregistrés au Teatro Colon et dans un club de jazz. Le début d’une nouvelle aventure que les passionnés découvriront très bientôt non pas sur grand écran mais sur leur platine.

Simon Garcia
Copyright Sanaa Rachiq

Et comme une évidence, c’est dans l’un des temples du jazz, à Marciac, lieu du plus grand festival français que The Lost Recordings a trouvé l’écrin de ses diamants sonores. « En Europe, personne ne fait des vinyles comme lui » lance sans hésitation Fréderic d’Oria-Nicolas. Lui c’est Simon Garcia, petit artisan du vinyle qui a monté son usine de production, Garcia & Co, après avoir sillonné le monde, convaincu l’un des grands patrons de l’industrie musicale, résisté aux mécènes qui voulaient dénaturer son idée et terrassé machines-outils allemandes. Et le qualificatif de diamants sonores pour ces disques de Sarah Vaughan, Chet Baker ou Erroll Garner n’est pas galvaudé puisque comme le rappelle Simon Garcia, « le pressage, c’est de la véritable horlogerie ».

Avec la passion qui bouillonne en lui tel un feu sacré, Simon Garcia et la société qu’il a créé en 2021 mettent un point d’honneur à réaliser des vinyles quasi parfaits et au son unique. Ainsi les mille vinyles qu’il sort chaque jour possèdent un temps de pressage de 33 secondes quand la majorité des disques sont réalisés en 18 secondes. « J’écoute les silences. Si le silence est bon, la musique est bonne » avoue Simone Garcia à propos de ses disques, « les Aston Martin du vinyle » selon Frederic d’Oria-Nicolas. Même si Simon Garcia reconnaît qu’il lui faut sortir de son modèle artisanal, son travail paie. Près de 80% de sa production part à l’étranger, essentiellement aux Etats-Unis pour le jazz et en Asie pour la musique classique. Et grâce à lui et à The Lost Recordings, ces diamants sont désormais éternels.

Par Laurent Pfaadt

Pour consulter le formidable catalogue de The Lost Recordings :

https://thelostrecordings.store

On ne saura trop vous conseiller en vinyle et Cds les enregistrements suivants :

SARAH VAUGHAN – LIVE AT THE BERLIN PHILHARMONIE 1969

DONALD BYRD & DEXTER GORDON – THE BERLIN STUDIO SESSION 1963

ERROLL GARNER – THE UNRELEASED BERLIN STUDIO RECORDING 1967

Vive le Québec livre !

La maison d’édition montréalaise Héliotrope s’implante en France et en Europe francophone

En 2006, Florence Noyer et Olga Duhamel-Noyer fondaient une maison d’édition littéraire à Montréal sous le signe du soleil. Héliotrope se proposait de réunir des titres d’autrices et d’auteurs, sans chercher à embrigader les textes dans une ligne éditoriale stricte, sans forcer l’unité – solaire, mais pas grégaire. La seule constante : l’exigence littéraire, la force du style.


Florence Noyer et Olga Duhamel-Noyer
Ccopyright Les Marois

Dix-huit ans plus tard, consolidé autour d’un noyau de romancier et de romancières pour le moins singulier, le catalogue de la maison s’est déployé principalement autour du roman, dans l’acception la plus composite de ce genre. Des romans à haute énergie narrative comme ceux de Kevin Lambert et Catherine Mavrikakis. De l’autofiction avec Marie-Pier Lafontaine ou de la non-fiction romancée comme celle de Martine Delvaux. Depuis quelques années, Héliotrope publie aussi des romans noirs qui s’appliquent à cartographier le territoire avec le crime. Ceux d’André Marois et de Maureen Martineau. Après des années de dialogues nourris avec des maisons d’édition françaises, plusieurs succès en France et à l’international, Héliotrope a décidé de se déployer en France et plus largement en Europe francophone. Déjà présente sur le territoire via la Librairie du Québec à Paris, la maison a choisi de confier à Harmonia Mundi Livre, dès janvier 2024, le soin de l’accompagner dans la diffusion-distribution d’une portion de son catalogue. Ce dernier compte aujourd’hui près de 150 titres et s’enrichit à raison de 10 à 12 livres par an.

En 2024, Héliotrope lancera ainsi un programme maîtrisé de huit titres, articulé autour du roman et du polar avec des écrivain.es phares de la maison comme Catherine Mavrikakis, Martine Delvaux, Vincent Brault et André Marois. Ça promet !

Par Laurent Pfaadt

Sigi, T1 opération Brünnhilde

Eric Arnoux, David Morancho, Sigi, T1 opération Brünnhilde
Chez Glénat, 64 p.

S’inspirant de Clärenore Stinnes (1901-1990), cette pilote automobile allemande qui réalisa un tour du monde en 1927 et dont on a aujourd’hui quelque peu oublié les exploits, Erik Arnoux qui travailla notamment sur les Aigles décapités et David Morancho nous content les aventures de Sigi, cette brune aux yeux bleus qui nous a immédiatement séduit. Empruntant à Stinnes son assistant suédois et jusqu’à sa Adler, ils composent une sorte de Phileas Fogg au féminin dont les aventures ne font que commencer.

Ce premier tome nous emmène ainsi aux Etats-Unis où après avoir réussi à vendre son projet, Sigi s’embarque pour New York. Mais si elle est parfaitement rôdée aux dangers de la conduite, ceux de la géopolitique lui sont inconnus et sans le savoir, elle devient le jouet d’une propagande nazie menée par un machiavélique Rosenberg bien décidé à démontrer la supériorité allemande. Les deux auteurs réussissent à allier grâce notamment aux espions et à l’atmosphère complotiste parfaitement distillée, aventures et thriller et à tenir en haleine le lecteur.

Centré autour des Etats-Unis post-western, le duo joue habilement des codes de ce dernier avec ses outsiders, ses pendaisons et ses bisons qui donnent un petit côté 1923 à l’album. Au final, un premier tome extrêmement prometteur dont on attend impatiemment la suite.

Par Laurent Pfaadt

Par-delà les mers du succès

La maison d’édition Philippe Rey fête sa vingtième rentrée littéraire

Qu’on se le dise : cet homme ne craint ni les chutes, ni les cataractes des grands fleuves, ni les tempêtes de l’histoire et des océans. Il y a vingt ans une nouvelle maison d’édition sortait ses premiers ouvrages : Philippe Rey du nom de cet éditeur passé par Stock et passionné de littérature étrangère. Et pour partir à la conquête des lecteurs et du monde éditorial français, ce nouveau capitaine des lettres lançait son navire amiral : Joyce Carol Oates. De délicieuses pourritures, premier titre qu’il publia de l’autrice américaine nobélisable depuis 1979, à son prochain roman Babysitter en octobre, quelques monuments de la littérature américaine ont depuis pris d’assaut les tables de chevet des lecteurs français : Mudwoman (meilleur livre étranger en 2013 pour le magazine Lire), Un livre de martyrs américains (2017), l’un des plus grands livres écrits sur le corps des femmes et bien évidemment Les Chutes, récit de la destruction d’un couple qui valut en 2005 à son autrice et à son perspicace éditeur le prix Femina étranger.


Philippe Rey et Mohamed Mbougar Sarr
Copyright : Bestimage/Jack Tribeca

D’une Joyce à une autre, notre capitaine traversa sans difficulté le continent américain agrégeant à son catalogue Jeannine Cummins, Rebecca Lee, Thomas King ou Nathan Harris dont La douceur de l’eau sur fond de guerre de Sécession se hissa en 2022 dans les deuxièmes sélections du Femina étranger et du Grand prix de littérature américaine, avant de rencontrer Joyce Maynard. Révélée avec Long Weekend, l’autrice américaine francophone et francophile a, en compagnie des éditions Philippe Rey, tissé une relation littéraire avec le public français qui ne s’est jamais démentie et a culminé avec Où vivaient les gens heureux, Grand prix de littérature américaine 2022 et véritable best-seller qui s’est écoulé à près de 100 000 exemplaires.

Après avoir conquis un continent et avoir, de par le monde, révélé au public français de nouvelles voix tant australienne (Robert Hillman) que chinoise (Xu Zechen), Philippe Rey traversa l’océan atlantique et remplit les coffres littéraires de son navire d’un deuxième prix Femina étranger (2015) avec La couleur de l’eau de la britannique Kerry Hudson, de la poésie d’une Tina Vallès ou de l’émotion de Deux vies d’Emanuele Trevi, prix Strega 2021, le Goncourt « italien ». Il ne restait plus qu’à conquérir cette autre terre promise littéraire, la plus inaccessible. Et c’est en compagnie d’un prophète littéraire africain, Mohamed Mbougar Sarr, porteur d’une langue française en perpétuelle évolution et armé de cette torche de la francophonie qu’il a toujours porté dans son catalogue avec Souleymane Bachir Diagne ou Patrice Nganang, que notre capitaine atteignit les rivages de la plus secrète mémoire des hommes, celle où se niche les livres appelés à rester comme ce prix Goncourt 2021.

Aujourd’hui, vingt ans après sa première rentrée littéraire, les éditions Philippe Rey devenues incontournables dans le paysage éditorial français affichent une maturité que reflètent parfaitement les deux titres publiés en ce mois de septembre : L’hôtel des Oiseaux d’une Joyce Maynard, caravelle aux multiples tours du monde qui figure dans la première sélection du Femina étranger et Ce que je sais de toi d’Eric Chacour, nouvelle voix francophone venue du Canada et dont le livre, récent finaliste du Prix du Roman Fnac et figurant dans la première sélection du Femina 2023 pourrait bien emmener une fois de plus les éditions Philippe Rey sur les rivages des mystérieuses cités d’or de la littérature française.

Par Laurent Pfaadt

L’hôtel des oiseaux

Joyce Maynard, L’hôtel des oiseaux
Aux éditions Philippe Rey, 528 p.

Une femme se tient sur le garde-fou du Golden Gate Bridge. Sa vie ne tient qu’à un fil. Quelques heures auparavant, elle a perdu son mari et son enfant dans un accident de la route, ces êtres qui l’avaient sorti des ténèbres dans lesquels l’avaient plongé, enfant, la disparition de sa mère. A cet instant précis, la colombe brisée se mue alors en aigle prêt à prendre un nouvel envol. « Je me suis éloignée du garde-fou. Je ne pouvais pas le faire. Mais je ne pouvais pas non plus rentrer chez moi. Je n’avais plus de chez-moi ». Quelques secondes qui décidèrent d’une vie. Voilà le point de départ du nouveau roman de l’écrivaine américaine Joyce Maynard, Grand prix de littérature américaine en 2022 pour Où vivaient les gens heureux dont elle écrit actuellement la suite.

Bien décidé à vivre, notre aigle trouve un nouveau nid, celui du bien nommé l’hôtel des oiseaux situé dans la Llorona, « la femme qui pleure », un lieu quelque part en Amérique du sud que l’on identifie au Guatemala où Joyce Maynard vit une partie de l’année. « Comment décrire La Llorona telle qu’elle m’apparut ce jour-là ? Une vision du paradis à la période la plus noire de ma vie ».   

L’hôtel, refuge de ces oiseaux en perdition, devient dans le récit de Joyce Maynard un personnage à part entière. Car à l’instar de ses occupants, lui aussi a besoin de se reconstruire. Et notre géniale autrice de construire, avec tout le talent qu’on lui connaît, une saga qui coure sur quatre décennies et qui verra Amelia, notre colombe du Golden Gate Bridge devenu l’aigle de la Llorona, refaire sa vie. Apprendre à aimer à nouveau. Se libérer de ses démons.

Magnifique récit d’une résilience, ode au courage à l’amitié, L’hôtel des oiseaux est plus qu’un livre, c’est une leçon de vie.

Par Laurent Pfaadt

Lublin, mystères et magie d’un joyau polonais

L’ancien épicentre de la déportation des juifs de Pologne est devenu capitale européenne de la jeunesse en 2023

La vie reprend toujours ses droits. Qui aurait pu croire il y a quatre-vingts ans qu’à quelques centaines de mètres du quartier général de l’Aktion Reinhard chargé de l’extermination des juifs de Pologne, on rirait devant des clowns et on applaudirait des acrobates ?


Centre-ville Lublin
© Le bureau du maire – Marketing de la ville de Lublin

C’est pourtant le spectacle qu’offrit la ville de Lublin en ce mois de juillet à l’occasion du festival des arts de la rue, celle d’une vie ouverte sur l’Europe et le monde, jumelée notamment avec une Vilnius que les habitants peuvent, à travers un écran, saluer. Une ville qui tel un phénix, a su grâce à sa jeunesse, renaître de ses cendres.

Rynek, centre-ville Lublin
© Le bureau du maire – Marketing de la ville de Lublin

Malgré leurs crimes notamment dans le camp de concentration de Majdanek situé aux portes de la ville, les nazis n’ont pas réussi à éradiquer la dimension juive de cette ville multiculturelle. Ici, des portraits des anciens habitants juifs au théâtre NN qui perpétue la mémoire des ces derniers en passant par l’œuvre littéraire du Prix Nobel Isaac Bashevis Singer et son fameux Magicien de Lublin et l’excellent restaurant Mandragora dans la vieille ville où il est possible de déguster de la carpe frite ou le canard à la juive avec tzimmes sur orge perlé, la spécialité de la maison le tout au son de musique klezmer et arrosé d’un Teperberg israélien, il est impossible d’échapper à la culture juive qui possède même son festival dont la quatrième édition s’est tenue mi-août.

Chapelle de la Sainte-Trinité
© Le bureau du maire – Marketing de la ville de Lublin

Pour autant, réduire Lublin à sa seule dimension juive serait injuste tant la ville foisonne d’une culture portée notamment par une jeunesse qui investit de nombreux lieux de la ville et s’implique dans des manifestations telles que des rencontres littéraires, un festival international de graffiti ou un Carnaval de magiciens de toute beauté. Fondée en 1317 et forte d’une histoire de plus de sept cents ans, la ville se développa autour de son magnifique château qui domine la cité et absorba avec intelligence des styles différents : baroque avec la magnifique Basilique des Dominicains, néo-classique et contemporain avec par exemple la reconversion réussie de cette ancienne brasserie Perla devenue un restaurant à la mode ou le centre de rencontre des cultures. Mais c’est peut-être dans son château que la cohabitation entre passé et présent s’exprime le mieux. Ainsi à quelques dizaines de mètres de la chapelle de la Sainte-Trinité, chef d’œuvre mêlant motifs gothiques et peintures polychromes orientales, s’expose de manière permanente, une des plus belles collections d’œuvres de Tamara Lempicka que l’Etat a acquis en mai 2023. Cette richesse patrimoniale lui a d’ailleurs valu d’obtenir en 2015 le label European Heritage conféré par la Commission européenne rejoignant ainsi l’abbaye de Cluny ou les sites du patrimoine musical de Leipzig en Allemagne.

Et puis, on ne va vous mentir, il y a ici un côté Mitteleuropa très agréable qui plonge immédiatement le visiteur dans une magie indescriptible, magie qu’enfants comme adultes pourront découvrir dans le théâtre Imaginarium ou en se promenant dans le Rynek, la vieille ville où se croisent influences polonaises, russes, austro-hongroises et ukrainienne. Magie qui a très vite séduit les producteurs de cinéma puisqu’en vous promenant dans ces rues, vous retrouverez celles de la Neustadt de The Reader, le film tiré du livre de Bernhard Schlink avec Kate Winslet. Et si l’atmosphère de la ville vous oppresse, il vous suffira de parcourir quelques centaines de mètres et de plonger dans l’Open Air Village Museum, un écomusée de 27 ha qui, le temps d’une balade bucolique entre moulins et maisons à toits de chaume, vous offrira un havre de paix et de méditation. Après il sera temps de vous arrêter dans le restaurant Karczma Kocanka pour vous rafraîchir avec une limonade au goût de bubble gum ou pour vous rassasier avec le fameux Forshmak, ce plat typique d’Europe de l’Est préparé avec du hareng ou de la viande salée et dont la variété de Lublin, le Forszmak lubelski est un ragoût de viande que l’on vous conseille vivement en hiver pour reprendre des forces nécessaires à la poursuite de la découverte de la ville.

Ainsi ni les incendies de l’histoire, nazi et communiste, ni celui bien réel de 1575 n’ont eu raison de cette ville qui a toujours réussi à renaître de ses cendres pour devenir aujourd’hui, l’une des plus magiques de Pologne.

Par Laurent Pfaadt

Vols Paris-Varsovie Radom à partir de 90 euros AR avec la compagnie nationale polonaise Lot Polish Airlines : https://www.lot.com/fr/fr

Où dormir

L’Arche Hôtel offre une position centrale qui permet de rayonner sur la ville https://archehotellublin.pl/en/

Où manger

Le restaurant Perłowa Pijalnia Piwa dans l’ancienne brasserie Perla où l’on vous conseille vivement l’esturgeon grillé sauce tartare et ses salicornes. https://perlowapijalniapiwa.pl/?lang=en

A lire avant de partir

Isaac Bashevis Singer, Le Magicien de Lublin, Le Livre de poche, 336 p.

Pour plus d’informations, consulter l’office de tourisme de Lublin :
http://www.lublininfo.com/en

A chaque fois qu’on me donne des bandes, j’ai l’impression qu’on me remet des toiles de maîtres que personne n’a jamais vu

Frédéric d’Oria-Nicolas, co-fondateur et directeur général de The Lost Recordings nous raconte l’extraordinaire aventure de ce label spécialisé dans l’édition de concerts oubliés.


Frédéric d’Oria-Nicolas
  • Comment l’aventure The Lost Recordings a-t-elle débuté ?

J’ai été pianiste pendant vingt ans. J’ai joué sur les scènes de quarante-deux pays et j’ai toujours été passionné par les techniques de captation du son notamment sur des vinyles. Travaillant avec l’entreprise Devialet sur la restauration d’enregistrements mythiques, je fais un jour la connaissance de Michel Navarra, le fils d’André Navarra, le célèbre violoncelliste français. Je lui demande s’il veut bien m’aider à retrouver les bandes de son père. Il accepte et on retrouve ces dernières à Prague, à Londres, à Berlin, à Amsterdam. Là-bas, au Media Park, sorte d’INA néerlandais, la personne entendant la qualité de notre musique restaurée, vient vers nous et nous dit : « vous savez qu’ici on a des centaines d’inédits ! » On se regarde avec André Navarra, c’était impensable. On lui dit « mais comment ça des inédits ? » Le type voyant notre scepticisme remonte alors sur un charriot des dizaines de bandes avec des enregistrements d’Ella Fitzgerald, d’Oscar Peterson, de Sarah Vaughan, etc. On installe les bandes, on les écoute et on est complétement abasourdi. On se dit mais ce n’est pas possible, il ne s’agit pas d’inédits. On vérifie et effectivement ces enregistrements n’avaient jamais été publiés.

  • Que ressent-on à cet instant précis ?

Une des plus grandes émotions de ma vie. Je me souviens du premier titre que j’ai écouté, Everything must change de Sarah Vaughan. On était complètement transcendé. Et à chaque fois qu’on me donne des bandes, j’ai l’impression qu’on me remet des toiles de maîtres que personne n’a jamais vu. Encore aujourd’hui je ne comprends pas comment cela est possible. Comment ces trésors ont pu dormir sur des étagères pendant des décennies sans que personne ne fasse rien.

  • Après ces découvertes, vous allez alors de surprise en surprise…

Oui parce qu’on pense d’abord qu’il s’agit d’un phénomène isolé. Pas du tout, il y en a partout ! On se dit qu’on a entre les mains de véritables pépites. Un patrimoine musical oublié. Et qu’il faut absolument faire quelque chose. Après Navarra, on sort alors plusieurs albums dont ceux découverts à Amsterdam et le succès est immédiat.

Pourtant, il faut dire qu’il est très difficile d’identifier ces albums. Il n’y a pas de base de données commune, qu’il y a des erreurs dans les classements, les noms d’artistes, les dates. Les archivistes ne sont pas remplacés et ceux qui restent doivent être convaincus. Car au début, ils voulaient nous donner des copies. Enfin cela coûte très cher.

  • Pourquoi ?

Parce qu’on se déplace avec tout notre matériel, en voiture ou en camionnette la plupart du temps pour transporter nos magnétophones qui pèsent plusieurs dizaines de kilos, mais également les enceintes, les câbles. Et puis on ne peut pas sortir les bandes. Donc, il faut être sur place, dans l’enceinte du lieu de conservation.

Et puis, il faut trouver un équilibre économique. Après notre découverte, je suis allé voir les majors pour leur parler de mon projet. Beaucoup m’ont répondu : « c’est super mais ça ne marchera jamais ». Elles se sont complètement trompées car on est totalement indépendant. On cherche, on restaure, on fabrique. On a nos clients, notre réseau de distribution, notre propre site internet. On ne dépend de personne.

  • Aujourd’hui vous continuez à sillonner l’Europe à la recherche de nouveaux enregistrements ?

Oui. On travaille avec la BBC, la RBD à Berlin, à Amsterdam. On reçoit des lettres de fans, de mélomanes du monde entier pour nous donner des contacts où trouver des enregistrements. A Buenos Aires ou ailleurs. J’ai l’impression d’être Indiana Jones. C’est passionnant.

  • Des archéologues de la musique en quelque sorte

Oui, cela s’apparente effectivement à de l’archéologie car vous n’avez aucune garantie. Vous creusez mais vous ne savez pas ce que vous allez trouver. Et puis, il y a beaucoup de déchets. Les gens s’imaginent qu’on trouve des pépites tous les quatre matins ce qui n’est pas le cas. Sur des centaines et des centaines de pages de données, on sélectionne peut-être 5% et dans ce pourcentage, il y a une pépite sur dix. On écoute des centaines d’heures de musique. Lors de notre dernier déplacement à Berlin, on est resté douze jours et on a sorti plus de soixante enregistrements. Et sur ces soixante, on en a sélectionné peut-être cinq dont un Callas, un Erroll Garner et un Dexter Gordon.

Pour autant, il y a des trésors partout. J’adorerai trouver des bandes à Moscou notamment en classique. Mais avec leur administration et maintenant la guerre, c’est devenu impossible. Notre quête est sans fin, on en a pour des années à tout chercher. Donc nos aventures ne sont pas près de s’arrêter !

Interview par Laurent Paadt

Festival et Salon RACCORD(S)

La Bellevilloise – 19-21, rue Boyer, 75020 Paris

Né à l’initiative des Éditeurs associés, une association qui depuis 2004 mutualise des compétences entre éditeurs de petites et moyennes tailles et travaille à faire connaître leurs catalogues tout en plaçant le livre et la lecture au centre de leurs démarches, le festival Raccord(s) fête le livre et la lecture chaque année, crée des espaces de dialogue avec d’autres formes d’art et de savoir et invite le public à découvrir les ouvrages sous une forme originale : lecture théâtrale, performance, exposition, atelier, spectacle jeunesse, danse, balade ou dégustation qui se doublent d’un salon pour rencontrer et découvrir la production des éditeurs indépendants participants. L’entrée est libre et gratuite à toutes et tous, enfants comme adultes.

Pour fêter ses dix ans d’existence, la programmation du festival se met en mouvement : concerts, lectures musicales et dansées, atelier pour les grands et pour les petits, débats, déambulations, signatures, et bien d’autres surprises. La partie salon de l’événement prend elle aussi de l’ampleur avec une sélection remarquable de 42 maisons d’édition indépendantes venues de France, mais aussi de Belgique, de Suisse, d’Italie, du Canada, et du Brésil parmi lesquels Aux Forges de Vulcain à qui on doit Le soldat désaccordé de Gilles Marchand, prix des libraires 2023, La Contre Allée et les éditions de la Peuplade dont les livres Mississippi de Sophie Lucas et Le compte est bon de Louis-Daniel Godin figurent dans la première sélection du prix Wepler 2023, Hélice Hélas qui remporta avec Nétonon Noël Ndjékéry (Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis) le prix Hors Concourt 2022, les éditions du Sonneur qui publie l’émouvant Ni loup ni chien de Kent Nerburn et bien d’autres encore qui réserveront à coup sûr de merveilleuses rencontres littéraires .

Par Laurent Pfaadt

Festival et Salon RACCORD(S) 10e édition
du 14 et 15 octobre 2023

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