Julie Anselmini est professeur de littérature française à l’université de Caen Normandie. Autrice de nombreux ouvrages et publications sur l’oeuvre d’Alexandre Dumas, elle a signé l’édition de Création et Rédemption, le dernier roman de l’auteur des Trois Mousquetaires
Création
et Rédemption est le dernier roman d’Alexandre Dumas, publié en feuilleton
juste avant sa mort. Pouvez-vous nous parler de sa genèse ?
Dumas
a entrepris l’écriture de ce roman alors qu’il s’était exilé à Bruxelles, après
le coup d’État de
Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851. Boulevard de Waterloo où il s’est
installé, il fréquente différents proscrits dont Alphonse Esquiros, un
« quarante-huitard » très engagé politiquement, et par ailleurs très
versé dans l’illuminisme et les sciences occultes. C’est en collaboration avec
ce personnage haut en couleur que Dumas conçoit le début du roman. Le projet en
est ensuite abandonné jusqu’au milieu des années 1860. C’est n’est que
vieillissant et affaibli sur le plan de sa santé, qu’il le remet sur le métier
et en reprend, seul, la rédaction, qu’il mènera à son terme en 1868.
Les
éditeurs n’ont pas respecté les choix initiaux de Dumas en commençant par le
titre Le Docteur mystérieux et la Fille du marquis alors que Création
et Rédemption était le titre souhaité par Dumas. Pourquoi ?
Le
roman, tel qu’il est publié en feuilleton dans le journal Le Siècle,
entre décembre 1869 et mai 1870 (soit quelques mois avant la mort de son
auteur), se compose de trois grandes parties, dont seule la dernière est dotée
d’un titre, « Rédemption ». Deux ans environ après la mort de Dumas,
Michel Lévy, l’éditeur de ses œuvres complètes, choisit de publier Création
et Rédemption sous la forme de deux volumes, choix auquel président
probablement des raisons purement volumétriques et matérielles. Pour ce qui est
du titre du premier volume, Le Docteur mystérieux, cette formule est
l’une des périphrases utilisées par Dumas au sujet de son héros, Jacques Mérey,
dans le premier chapitre du roman ; quant au titre du second volume, La
Fille du marquis, on peut penser que l’éditeur l’a choisi parce qu’il est
« accrocheur ». Il correspond en outre, bien sûr, au rang
aristocratique de l’héroïne, Éva,
dont le véritable nom est Hélène de Chazeley.
Ce
roman s’inscrit dans la dernière période de la vie de Dumas où l’époque de la
Révolution française et de la Terreur imprègne nombre de ses derniers écrits.
On pense également à la trilogie de Sainte-Hermine. Pourquoi ?
L’action
de certains romans tardifs de Dumas se déroule pendant la guerre civile de
Vendée (Les Blancs et les Bleus) ou lors de l’installation du Premier
Empire (Le Chevalier de Sainte-Hermine). S’agissant de la Révolution et
de de la Terreur, c’est en fait la période la plus massivement représentée dans
les romans historiques de Dumas, et cela, dès le début de sa carrière. Dès
1826, en effet, l’une des toutes premières nouvelles de l’écrivain, Blanche
de Beaulieu ou la Vendéenne, met en scène les amours contrariées d’une
aristocrate et d’un républicain, pendant la Terreur ; puis Dumas
consacrera à la période de la Révolution la vaste fresque des Mémoires d’un
médecin (1846-1855), comprenant Joseph Balsamo, Le Collier de la reine,
Ange Pitou et La Comtesse de Charny. D’autres romans de Dumas encore
sont consacrés à la Révolution : Le Chevalier de Maison-Rouge, Ingénue,
René Besson…
Est-ce
parce que derrière le contexte historique, se cache, comme une valise à double
fond, un message politique, celui de la scission entre le peuple et les élites
de l’Ancien Régime ?
L’époque
de la Révolution a passionné Dumas – comme Hugo ou Michelet – parce qu’il
s’agit d’un séisme qui a fracturé violemment la France en deux mondes, l’Ancien
Régime et le monde moderne, séparés par ce que Chateaubriand nomme, dans les Mémoires
d’outre-tombe, un véritable « fleuve de sang » ; la France
moderne est née de manière violente, dans ce creuset sanglant, et c’est cette
genèse que Dumas, comme ses contemporains, tente de comprendre – et de
comprendre par les moyens qui lui sont propres : ceux de la fiction. Comme
le dit Hugo, le XIXe siècle a grandi à l’ombre de la guillotine…
Mais ce que pense et figure aussi Dumas à travers son dernier roman
« révolutionnaire », c’est justement la réconciliation possible de
ces deux mondes et le dépassement des luttes violentes et des clivages : à
la fin de Création et Rédemption, on assite à un mariage qui symbolise
une alliance entre deux camps, à un « happy end » qui a une portée
sentimentale mais aussi politique.
Au-delà
de ses grands romans mondialement connus, Création et Rédemption
témoigne-t-il d’une redécouverte permanente de l’œuvre d’Alexandre Dumas et
pourquoi ?
Force
est de constater que Dumas, malgré son immense célébrité, reste surtout connu
pour quelques titres seulement : Les Trois Mousquetaires, Le Comte de
Monte-Cristo, La Reine Margot… Ce sont aussi les œuvres qui ont été le plus
souvent adaptées, notamment à l’écran, et cette dimension
« transmédiatique » contribue à leur notoriété. Mais l’œuvre
dumasienne est un monde bien plus vaste, varié et même contrasté ! On y trouve
des contes fantastiques tels que La Femme au collier de velours, de
savoureux récits de voyage (Le Corricolo, par exemple), de nombreuses
pièces de théâtre (avec Henri III et sa cour ou Antony, Dumas a
été l’un des inventeurs du drame romantique, aux côtés de Hugo !), une
vaste autobiographie inachevée, Mes Mémoires, et de nombreux romans qui
n’ont pas la même « aura » que ceux précédemment cités… Rien
d’étonnant, donc, à ce que le travail des éditeurs et des chercheurs
permette régulièrement de mettre en lumière de nouveaux pans de l’œuvre
dumasienne.
Régulièrement,
plus de cent cinquante ans après sa mort, de nouvelles versions éditoriales de
l’œuvre de Dumas surgissent. Peut-on encore s’attendre à de telles
« surprises » ?
Avec
Dumas, rien d’impossible ! Comme il a souvent travaillé avec des
collaborateurs (Auguste Maquet, le plus connu, mais aussi Paul Lacroix, Gustave
de Cherville et d’autres encore), la question de l’attribution des œuvres est
néanmoins parfois difficile…
Si
vous ne deviez emmener qu’un seul Dumas sur une île déserte, lequel
choisiriez-vous (excepté Création et Rédemption) ?
La question est vraiment très difficile pour moi ! Car l’œuvre dumasienne est un vaste « tout » que je préfère embrasser dans son ensemble plutôt que par morceaux. Mais, si je devais absolument choisir, je crois que ce serait Le Vicomte de Bragelonne. D’abord pour une raison pragmatique : c’est l’un des plus longs romans de l’écrivain, ce qui m’assurerait donc de longues journées de lecture heureuse sur mon île déserte ! Mais ensuite et surtout parce que je considère comme un chef-d’œuvre ce beau roman nimbé de mélancolie, qui raconte la fin de l’épopée des Mousquetaires, dont l’étoile s’obscurcit à mesure que monte à l’horizon le soleil de Louis XIV. C’est une sorte de Recherche du Temps perdu à sa manière.
Interview par Laurent Pfaadt