Les yeux dans les bleus

La guerre de Sécession vue par Régis de Trobriand, officier français engagé dans l’armée de l’Union

A l’instar de ces aristocrates libéraux comme le prince de Joinville, troisième fils du Louis-Philippe, convaincus par la cause abolitionniste d’un Abraham Lincoln, le comte Régis de Trobriand, originaire de Bretagne, s’engagea dans la guerre de Sécession au sein de l’armée de l’Union, marchant ainsi dans les pas d’un certain marquis de Lafayette. Nommé colonel à la tête du 55e régiment de la milice de New York à l’été 1861 avant de devenir brigadier-général en 1864 puis major-général l’année suivante, il participa personnellement à l’affrontement qui opposa les armées de l’Union aux troupes de la confédération menées par le général Lee.


Ses mémoires nous emmènent ainsi au sein de l’armée du Potomac et racontent au plus près cette guerre qui déchira les États-Unis. Car l’homme ne fit pas de la figuration, bien au contraire. Au milieu des combats, dans les états-majors où l’on croise les généraux Meade ou Hooker ou parmi la troupe, Régis de Trobriand décrit avec précision et force, manœuvres militaires et humeurs des fantassins. Le lecteur, bien aidé par les notes de Vincent Bernard, peut-être le meilleur connaisseur français de cette période historique, arrive sans peine à recontextualiser. Il suit, grâce à un récit enlevé, vivant, notre frenchy sur les champs de bataille du fleuve Rappahannock durant la bataille particulièrement éprouvante de Fredericksburg en décembre 1862 et sur ceux de Chancellorville (1-2 mai 1862) où « le diable lui-même ne s’y reconnaîtrait pas », un diable qui ressembla au terrible « Stonewall » Jackson qu’il crut, à tort, mort. Dans ces pages, Trorbiand est une sorte d’Emile Driant enfermé dans le bois des Caures, prélude de la bataille de Verdun en février 1916.

Arrive alors Gettysburg. Essentiellement factuel, son récit ne laisse en rien transparaître l’importance historique qu’allait revêtir la fameuse bataille. Cela n’empêche pas un récit emprunt de poésie. «  A l’aube du jour, lorsque j’ouvris les yeux, le premier objet qui frappa mon regard fut un jeune sergent étendu sur le dos, la tête appuyée sur une pierre plate en guise d’oreiller. Sa pose était naturelle, gracieuse même. Un genou légèrement relevé, les mains croisées sur sa poitrine, le sourire aux lèvres, les yeux fermés il semblait dormir et rêver de celle qui attendait son retour là-bas dans les montagnes vertes. Il était mort. Blessé, il avait dû choisir cette place pour y laisser s’envoler son âme. »

Quelques dix ans plus tard, presque jour pour jour après Gettysburg, Rimbaud écrivit une autre saison en enfer. Et celle-ci n’était pas bleue.

Par Laurent Pfaadt

Régis de Trobriand, Un officier français dans la guerre de Sécession, mémoires présentées par Vincent Bernard
Passés composés, ministère des Armées, 416 p.

A lire également :

Vincent Bernard, La guerre de Sécession, la Grande guerre américaine, 1861-1865, Passés composés, 2022, 448 p.

L’époque de la Révolution a passionné Dumas

Julie Anselmini est professeur de littérature française à l’université de Caen Normandie. Autrice de nombreux ouvrages et publications sur l’oeuvre d’Alexandre Dumas, elle a signé l’édition de Création et Rédemption, le dernier roman de l’auteur des Trois Mousquetaires


Création et Rédemption est le dernier roman d’Alexandre Dumas, publié en feuilleton juste avant sa mort. Pouvez-vous nous parler de sa genèse ?

Dumas a entrepris l’écriture de ce roman alors qu’il s’était exilé à Bruxelles, après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851. Boulevard de Waterloo où il s’est installé, il fréquente différents proscrits dont Alphonse Esquiros, un « quarante-huitard » très engagé politiquement, et par ailleurs très versé dans l’illuminisme et les sciences occultes. C’est en collaboration avec ce personnage haut en couleur que Dumas conçoit le début du roman. Le projet en est ensuite abandonné jusqu’au milieu des années 1860. C’est n’est que vieillissant et affaibli sur le plan de sa santé, qu’il le remet sur le métier et en reprend, seul, la rédaction, qu’il mènera à son terme en 1868.

Les éditeurs n’ont pas respecté les choix initiaux de Dumas en commençant par le titre Le Docteur mystérieux et la Fille du marquis alors que Création et Rédemption était le titre souhaité par Dumas. Pourquoi ?

Le roman, tel qu’il est publié en feuilleton dans le journal Le Siècle, entre décembre 1869 et mai 1870 (soit quelques mois avant la mort de son auteur), se compose de trois grandes parties, dont seule la dernière est dotée d’un titre, « Rédemption ». Deux ans environ après la mort de Dumas, Michel Lévy, l’éditeur de ses œuvres complètes, choisit de publier Création et Rédemption sous la forme de deux volumes, choix auquel président probablement des raisons purement volumétriques et matérielles. Pour ce qui est du titre du premier volume, Le Docteur mystérieux, cette formule est l’une des périphrases utilisées par Dumas au sujet de son héros, Jacques Mérey, dans le premier chapitre du roman ; quant au titre du second volume, La Fille du marquis, on peut penser que l’éditeur l’a choisi parce qu’il est « accrocheur ». Il correspond en outre, bien sûr, au rang aristocratique de l’héroïne, Éva, dont le véritable nom est Hélène de Chazeley.

Ce roman s’inscrit dans la dernière période de la vie de Dumas où l’époque de la Révolution française et de la Terreur imprègne nombre de ses derniers écrits. On pense également à la trilogie de Sainte-Hermine. Pourquoi ?

L’action de certains romans tardifs de Dumas se déroule pendant la guerre civile de Vendée (Les Blancs et les Bleus) ou lors de l’installation du Premier Empire (Le Chevalier de Sainte-Hermine). S’agissant de la Révolution et de de la Terreur, c’est en fait la période la plus massivement représentée dans les romans historiques de Dumas, et cela, dès le début de sa carrière. Dès 1826, en effet, l’une des toutes premières nouvelles de l’écrivain, Blanche de Beaulieu ou la Vendéenne, met en scène les amours contrariées d’une aristocrate et d’un républicain, pendant la Terreur ; puis Dumas consacrera à la période de la Révolution la vaste fresque des Mémoires d’un médecin (1846-1855), comprenant Joseph Balsamo, Le Collier de la reine, Ange Pitou et La Comtesse de Charny. D’autres romans de Dumas encore sont consacrés à la Révolution : Le Chevalier de Maison-Rouge, Ingénue, René Besson…

Est-ce parce que derrière le contexte historique, se cache, comme une valise à double fond, un message politique, celui de la scission entre le peuple et les élites de l’Ancien Régime ?

L’époque de la Révolution a passionné Dumas – comme Hugo ou Michelet – parce qu’il s’agit d’un séisme qui a fracturé violemment la France en deux mondes, l’Ancien Régime et le monde moderne, séparés par ce que Chateaubriand nomme, dans les Mémoires d’outre-tombe, un véritable « fleuve de sang » ; la France moderne est née de manière violente, dans ce creuset sanglant, et c’est cette genèse que Dumas, comme ses contemporains, tente de comprendre – et de comprendre par les moyens qui lui sont propres : ceux de la fiction. Comme le dit Hugo, le XIXe siècle a grandi à l’ombre de la guillotine… Mais ce que pense et figure aussi Dumas à travers son dernier roman « révolutionnaire », c’est justement la réconciliation possible de ces deux mondes et le dépassement des luttes violentes et des clivages : à la fin de Création et Rédemption, on assite à un mariage qui symbolise une alliance entre deux camps, à un « happy end » qui a une portée sentimentale mais aussi politique.

Au-delà de ses grands romans mondialement connus, Création et Rédemption témoigne-t-il d’une redécouverte permanente de l’œuvre d’Alexandre Dumas et pourquoi ?

Force est de constater que Dumas, malgré son immense célébrité, reste surtout connu pour quelques titres seulement : Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo, La Reine Margot… Ce sont aussi les œuvres qui ont été le plus souvent adaptées, notamment à l’écran, et cette dimension « transmédiatique » contribue à leur notoriété. Mais l’œuvre dumasienne est un monde bien plus vaste, varié et même contrasté ! On y trouve des contes fantastiques tels que La Femme au collier de velours, de savoureux récits de voyage (Le Corricolo, par exemple), de nombreuses pièces de théâtre (avec Henri III et sa cour ou Antony, Dumas a été l’un des inventeurs du drame romantique, aux côtés de Hugo !), une vaste autobiographie inachevée, Mes Mémoires, et de nombreux romans qui n’ont pas la même « aura » que ceux précédemment cités… Rien d’étonnant, donc, à ce que le travail des éditeurs et des chercheurs permette régulièrement de mettre en lumière de nouveaux pans de l’œuvre dumasienne.

Régulièrement, plus de cent cinquante ans après sa mort, de nouvelles versions éditoriales de l’œuvre de Dumas surgissent. Peut-on encore s’attendre à de telles « surprises » ?

Avec Dumas, rien d’impossible ! Comme il a souvent travaillé avec des collaborateurs (Auguste Maquet, le plus connu, mais aussi Paul Lacroix, Gustave de Cherville et d’autres encore), la question de l’attribution des œuvres est néanmoins parfois difficile…

Si vous ne deviez emmener qu’un seul Dumas sur une île déserte, lequel choisiriez-vous (excepté Création et Rédemption) ?

La question est vraiment très difficile pour moi ! Car l’œuvre dumasienne est un vaste « tout » que je préfère embrasser dans son ensemble plutôt que par morceaux. Mais, si je devais absolument choisir, je crois que ce serait Le Vicomte de Bragelonne. D’abord pour une raison pragmatique : c’est l’un des plus longs romans de l’écrivain, ce qui m’assurerait donc de longues journées de lecture heureuse sur mon île déserte ! Mais ensuite et surtout parce que je considère comme un chef-d’œuvre ce beau roman nimbé de mélancolie, qui raconte la fin de l’épopée des Mousquetaires, dont l’étoile s’obscurcit à mesure que monte à l’horizon le soleil de Louis XIV. C’est une sorte de Recherche du Temps perdu à sa manière.

Interview par Laurent Pfaadt

De chair et de papier

La Bibliothèque du Beau et du Mal, petit bijou littéraire venu des bords de la Baltique est assurément l’un des grands romans de ce printemps

Il est des bibliothèques qui renferment des livres et des livres qui contiennent des bibliothèques. Telle est La Bibliothèque du Beau et du Mal d’Undinė Radzevičiūtė, écrivaine lituanienne récompensée par le prix du Livre européen en 2015 et qui sera, à n’en point douter, l’une des invitées d’honneur de la saison de la Lituanie en France qui se tiendra du 12 septembre au 12  décembre prochain.


Une bibliothèque comme un être vivant qui respire. Celle que Walter, excentrique bourgeois valétudinaire, a hérité de son grand-père Egon et s’apprête à léguer à son neveu Axel, l’est à plus d’un titre. Et d’abord parce qu’elle contient des ouvrages réalisés en peau humaine à l’image de ce livre du marquis de Sade dont la couverture est tirée du corps d’une aristocrate guillotinée.

Une bibliothèque comme un animal acculé. Par cet autodafé civilisationnel qui se rapproche inexorablement du savoir pour consumer la laideur et purger le beau comme on nettoie une race de ses impuretés sans se douter que la beauté se niche parfois dans le mal.

Une bibliothèque comme un jeu de tarot en forme de tatouages. Avec ses figures, ses atouts (la vierge byzantine, les fleurs Blossfeldt, le dieu mort) joués par des personnages comme insérés dans un tableau de Cranach avec leurs trognes, leurs vices, leurs beautés. Cela donnent l’Allégorie de la justice, les Trois grâces, la chute de l’homme ou le vieil homme séduit par les courtisanes.

Une bibliothèque comme un sablier brisé. Où le temps semble s’être retiré de ces rayonnages où l’auteur tire ces quelques chefs d’œuvre pour nous embarquer dans son récit magistral : Le Parfum de Patrick Süskind, Le Nom de la Rose d’Umberto Eco, Le Ruban blanc de Michael Haneke, Sherlock Holmes, Mikhaïl Boulgakov, Fritz Lang. Autant de mouvements d’une sarabande jouée par un violoncelle aux notes macabres et drôles qui raconte ce Crime et châtiment passéd’un livre à la destinée d’un homme.

Et sur le trône de cette bibliothèque, Walter, alchimiste de chair et de papier devenu ce roi vampire qui a vaincu Dieu. Un roi dont la morsure apporte cette immortalité des lettres et des images « reçue comme un héritage ou perçue comme une contrainte. »

Le lecteur, sitôt entrer dans ce livre magnifiquement traduit par Margarita Le Borgne, ne peut jamais en ressortir. Donc prenez votre fil d’Ariane car il est fort à parier que vous ne trouverez jamais la sortie et finirez par être emprisonné dans un livre. Cela tombe bien, on a La Bibliothèque du Beau et du Mal dans la peau.

Par Laurent Pfaadt

Undinė Radzevičiūtė, La Bibliothèque du Beau et du Mal, collection littérature étrangère, traduit du lituanien par Margarita Barakauskaité-Le Borgne
Aux éditions Viviane Hamy, 352 p.

THE BLACK KEYS

On en présente désormais plus les Black Keys, phénomène musical planétaire aux six Grammy Awards et aux tubes retentissants comme Lonely boy et Wild child. Legroupe de blues rock américain originaire de l’Ohio est de retour avec un douzième album studio coécrit avec Beck et Noël Gallagher, l’ex leader d’Oasis. Et il faut bien dire que la touche rythmique pop britannique est immédiatement perceptible, dès le premier titre, This is nowhere, mais plus encore avec le premier single que le groupe diffusa, Beautiful People ou On the Game.

Cet album s’apparente bel et bien à un voyage musical dans le temps avec des incursions plutôt réussies dans la soul et le rap notamment dans Paper Crown avec le rappeur américain Juicy J. La Memphis des années 60, le Midwest des années 70 et bien entendu la Manchester des années 90 se succèdent avec bonheur sur la platine. Ainsi, I Forgot to Be Your Lover, reprise de William Bell et Booker T. Jones, particulièrement réussie, devrait assurément figurer dans le best of du groupe et dans les set list de leurs concerts. Si l’amateur du blues rock habitué aux guitares flamboyantes de Dan Auerbach patientera avant de retrouver l’atmosphère de Delta Kream (2021) ou d’El Camino (2011) dans Live till I die ou Fever tree, il découvrira avec fascination et plaisir une nouvelle facette de ce groupe si unique.

Par Laurent Pfaadt

The Black Keys, Ohio Players
Nonesuch/Warner Records

Les Black Keys seront en concert les 12 et 13 mai au Zénith de Paris à l’occasion de leur tournée européenne avant de rejoindre l’Amérique du Nord à partir de juillet.