Nero

La trilogie de Nero, ce guerrier arabe marqué du signe d’Iblis, le Djinn du feu, arrive enfin à sa conclusion et le lecteur, enchanté par les deux tomes précédents, ne sera pas déçu. La troupe de nos héros constituée de Nero, la guerrière nizarite membre de la terrible secte des Assassins, Renaud ce commandant franc et cet énigmatique croisé arrivent à Damas où doit se jouer le sort du monde. Cette alliance improbable entre chrétiens et musulmans et de ces deux têtes brûlées qui marche  assez bien, doit combattre les djinns et leurs armées de morts-vivants, aidée pour l’occasion de Shirkuh, seigneur de Damas qu’il a fallut convaincre.

Une fois de plus, un magnifique ballet graphique de bleus, de verts et d’oranges plonge immédiatement le lecteur dans cette atmosphère historico-fantastique où il se pénètre de dessins qui restituent la beauté de la civilisation islamique avec notamment un très beau travail réalisé sur les chevaux. Au fur et à mesure qu’approche l’affrontement final s’engage alors une course contre la montre parallèle magnifiquement mis en scène où d’un côté Nero et le chevalier franc se rendent à la grotte du sang pour abattre Iblis tandis que Renaud et la nizarite affrontent l’armée des morts.

Les masques tombent et entre démons et chevaliers se joue alors le sort du monde. En parfaits marionnettistes, les frères Mammucari concluent ainsi de la plus belle des manières l’une des plus belles séries BD de ces dernières années qui devrait, murmure-t-on dans les ruelles d’une Samarcande dévoilée sur l’une des planches, connaître une suite.

Par Laurent Pfaadt

Emiliano et Matteo Mammucari, David Gianfelice, Matteo Cremona, Nero, Tome 3 djihad
Aux éditions Dupuis, 144 p.

L’adieu aux larmes

Le 30 mai 1975, le pianiste Arthur Rubinstein donne son dernier concert en Pologne. Un disque d’une beauté inouïe

Lodz, 30 mai 1975. Dans cette ville, cette Manchester polonaise, naquit en 1887 un gamin qui allait conquérir le monde. Quatre-vingt huit ans plus tard, ce même gamin, cet enfant prodige qui donna ici, à 7 ans, son premier concert et célébra Chopin dans le monde entier, est de retour chez lui. Arthur Rubinstein s’assoit alors devant son piano et de ses doigts, distille pour la dernière fois, devant un public ravi, sa magie musicale.

Ce concert est rythmé par deux concertos. Le deuxième de Chopin, ce cher Chopin dont il fut l’un des plus beaux, l’un de ses plus intenses interprètes au siècle dernier. Magnifique, impérial, grandiose comme d’habitude. Puis vient l’autre empereur, le cinquième concerto de Beethoven, pareil à un chant d’adieu à sa patrie, comme un ami qui s’éloigne doucement et qu’on a aimé plus que tout. Le second mouvement est d’une émotion à vous tirer des larmes. Les deux concertos sont encadrés par une Polonaise, celle qui danse amoureusement avec le génie depuis des décennies. Elle est tantôt blonde comme la lumière de ses interpérations, tantôt noire comme la nuit de ses nocturnes inoubliables qui renferment à jamais l’intimité de nos rencontres. En deux CD, tout Rubinstein est ici réuni : virtuosité, générosité et émotion. Dernière note jouée. Un silence puis des vivats qui montent dans l’air. Le roi de Pologne se lève, salue puis quitte sa terre natale. Il n’y reviendra plus.

Un disque pour l’histoire.

Par Laurent Pfaadt

Arthur Rubinstein, Last Concert in Poland, Frederick Chopin
Institute label, 2 CD

Jeu de masques lumineux à l’ombre du château d’If

L’opéra de Marseille présentait un Ballo di Maschera de Verdi très réussi

Voilà plus de seize ans que cet opéra créé par Giuseppe Verdi en 1859 n’était pas revenu à Marseille. S’inspirant de l’assassinat du roi de Suède Gustave III lors d’un bal masqué à l’opéra royal de Stockholm en 1792, il reste cependant moins connu que La Traviata ou Luisa Miller. Dommage car il peut être considéré comme l’un des plus beaux, musicalement parlant, du compositeur italien, Olivier Bellamy, directeur artistique de Marseille Concerts, le considérant à juste titre comme « un diamant qui brille de tous ses feux, et transporte le cœur de tous les publics ».


Cela fut effectivement le cas sur la scène de l’opéra de Marseille.

Enea Scala et Chiara Isotton
copyright Christian Dresse

La mise en scène assez traditionnelle se fond parfaitement dans ce jeu de masques. Elle a quelque chose de délicieusement suranné, très stendhalien qui plonge immédiatement le spectateur dans une atmosphère où il pressent le drame à venir. Il y a dans l’air un souffle viscontien. Les robes virevoltent comme les destins où la comédie et la facétie incarnées par le merveilleux personnage du page Oscar, sorte de Papageno verdien alternent avec la tragédie d’un assassinat politique sur fond de haine amoureuse annoncé par une magicienne tiré d’un jeu de tarots, entre la Médée de Cherubini et le Commandeur de Mozart. Une histoire de vengeance très dumasienne à l’ombre d’un château d’If, haut-lieu des aventures du comte de Monte-Cristo.

Bien évidemment ce bal masqué ne serait rien sans des voix capables de distiller le vrai du faux. Et il faut dire qu’ici la distribution ne souffrit d’aucune faiblesse. Si le rôle titre, celui de Gustave III est parfaitement tenu par un Enea Scala qui a parfaitement pris la mesure du rôle et offre un merveilleux contrepoint au baryton Gezim Myshketa, impeccable en comte Anckarström, la beauté de cet opéra tient surtout à celle des voix féminines. Et en premier lieu Chiara Isotton, parfaite en  Amelia avec sa voix puissante et émotive qui, deux ans après sa magnifique Elisabeth de Valois triompha une nouvelle fois sur son terrain de jeu favori et n’est pas sans rappeler la soprano américaine Angela Meade. Maniant aussi bien le ut que le soupir et arrachant au public de nombreux « Bravo ! », son duo d’amour à l’acte II – « Oh, qual soave brivido » – restera assurément le point d’orgue de cette soirée. Une voix qui s’inséra dans un merveilleux jeu scénique emprunt à la fois d’une profonde retenue et d’une noblesse bafouée que l’on imagine parfaite dans la Marie Stuart de Donizetti. Il ne faudrait cependant pas oublier Sheva Tehoval, magnifique soprano colorature qui illumina avec son timbre lumineux et cristallin, cet opéra. Lauréate du concours reine Elisabeth en 2014, Sheva Tehoval distilla un belcanto remarquable qui enchante d’ailleurs depuis près de dix ans de nombreux théâtres et devrait assurément gagner en notoriété dans les années à venir.

Final copyright Christian Dresse

Restait alors à l’orchestre placé entre les mains du maestro Paolo Arrivabeni dont les Marseillais se souviennent encore avec émotion de son Simon Boccanegra en 2018 de mettre en magie ce bal masqué, ce qu’il fit avec brio notamment dans les déploiements du motif par les bois à l’acte II. Restant à l’écoute des voix et tenant la bride à un cheval musical qui libéra quelques moments de grâce notamment ces hennissements de violoncelle au troisième acte, le chef d’orchestre conduisit  parfaitement le tempo d’un bal masqué où vengeance et amour ne firent qu’un et de cet opéra plein de couleurs et de vie.

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez la programmation de la nouvelle saison de l’opéra de Marseille sur : https://opera.marseille.fr/programmation

Aristides de Sousa Mendes, le juste de Bordeaux

Juin 1940. Alors que les Allemands se rapprochent d’une Bordeaux devenue la capitale d’une France défaite et d’une république assassinée par le maréchal Pétain, un homme se démène pour que brille dans la nuit du nazisme la lumière de l’humanité. Son nom : Aristides de Sousa Mendes, consul du Portugal.


Dans ce livre publié une première fois en 1998, José-Alain Fralon, ancien grand reporter au Monde, trace le portrait de cet homme d’exception, l’un de ces quelques diplomates qui ont fait passer leur conscience avant leur obéissance. 

Revenant sur ses origines familiales dont le frère César fut ministre des affaires étrangères dans le premier gouvernement Salazar en 1932, l’auteur dépeint un aristocrate catholique épris d’humanité envers les plus pauvres, envers ceux que le destin n’a pas favorisé. Plutôt complaisant à l’égard de la dérive fascinante de Salazar, Sousa Mendes enchaîne plusieurs postes diplomatiques à Zanzibar ou en Belgique avant d’arriver à Bordeaux fin septembre 1938.

C’est là qu’il va « y rencontrer son destin » écrit l’auteur. Alors que la guerre fait rage et que la France vient de s’effondrer, il a une révélation : sauver ceux qui fuient les nazis et notamment les juifs. Allant à l’encontre de sa hiérarchie et touché par toutes ces souffrances, il va, aidé du rabbin d’Anvers, Jacob Kruger, accorder de nombreux visas à des juifs persécutés tandis qu’à quelques rues de là, un autre homme, le plus illustre des Français, s’apprête à emporter l’histoire et le destin de la France de l’autre côté de la Manche. « Mon attitude était uniquement inspirée par des sentiments d’altruisme et de générosité dont les Portugais, pendant leurs huit siècles d’histoire, ont su si souvent donner d’éloquentes preuves » dira-t-il plus tard. Parmi eux, l’acteur américain Robert Montgomery, future star des Sacrifiés de John Ford avec John Wayne, des membres de la famille des Habsbourg, un ministre belge et surtout de nombreux anonymes juifs qui, pour la plupart, vont échapper, grâce à lui, aux camps de la mort.

S’appuyant sur de nombreux témoignages y compris ceux de Sousa Mendes et de sa famille, l’auteur retranscrit parfaitement cette course contre la montre qui s’engagea au mois de juin 1940 entre des Allemands prêts à faire main basse sur la France, un consul signant des centaines de visas et son gouvernement tentant de l’arrêter.

Aristides de Sousa Mendes décéda en 1954 dans la pauvreté après avoir subi la vindicte du dictateur Salazar à qui il désobéit. Il fallut attendre 1966 pour qu’il soit reconnu juste parmi les nations puis 1988 pour que son pays, le Portugal, reconnaisse enfin le héros qu’il fut. Ce livre lui rend le plus beau des hommages et montre que la justice de l’histoire est plus forte que celle des hommes fussent-ils dictateurs.

Par Laurent Pfaadt

José-Alain Fralon, Aristides de Sousa Mendes, le juste de Bordeaux
Bouquins, Mollat/Robert Laffont, 192 p.