Varsovie célèbre la musique africaine

Le continent africain était à l’honneur de la 20e édition du
Cross-Culture Warsaw Festival

Depuis vingt ans, le Cross-Culture Warsaw Festival pilotée par la Stoleczena Estrada est devenu le rendez-vous incontournable de la world music dans la capitale polonaise. Des plus connus comme Youssou N’Dour, Boubacar Traoré ou Femi Kuti aux plus confidentiels, tous les artistes louent la qualité de ce festival ainsi que l’attention portée aux artistes. Avec comme moteur la tolérance et l’ouverture d’esprit, ce festival a ainsi fidélisé un public qui répond, chaque année, présent, toujours aussi friand de ce choc des esthétiques tant attendu.


Copyright Radek Zawadski

A l’occasion de son vingtième anniversaire, le festival n’a pas failli à sa réputation et a donné rendez-vous aux spectateurs pour un voyage fortement teinté de couleurs musicales africaines. Il a cependant échu à Duk-soo Kim et à l’ensemble Sinawi d’ouvrir cet arc-en-ciel musical avec leurs rythmes chamaniques et la voix de pythie de sa chanteuse comme pour annoncer l’écho de cet océan rythmique prêt à déferler dans ce palais de la culture transformé en navire musical. Et avant d’atteindre les gradins du théâtre, les alizés du festival ont traversé les îles d’un Cap Vert habitué à faire escale dans ce port musical, cette fois-ci en compagnie d’Elida Almeida qui, en digne héritière de la grande Cesaria Evora, séduisit des spectateurs qui n’en demandaient pas tant. Drapée dans une magnifique robe orange, elle a ainsi délivré sur des rythmes chaloupés entretenus par une basse et une batterie très en verve, les titres de ses divers albums que le public a repris avec joie.

Elida Almeida et Radek Zawadski Bonga
Copyright Radek Zawadski

Il était dit que nos marins seraient napolitains, jouant de la mandoline sur le pont d’un navire dénommé le Suonno d’Ajere, et revisitant la chanson traditionnelle et populaire de Naples. Et il était également dit que la figure de proue de ce navire serait une sirène dénommée Irène Scarpato enveloppée dans sa robe de lumière et battue par des flots de guitare et de mandoline. Avec sa voix plongeant dans les graves, mélancolique à souhait et capable de chanter tant la tragédie que la comédie, elle a émerveillé une Varsovie qui, pourtant, s’y connaît en matière de sirène. « Nous sommes en même temps si comiques et si dramatiques » s’est-elle plu à rappeler. Tantôt Nausicaa receuillant son Ulysse, tantôt mégère invectivant le passant depuis son balcon de la cité parthénopéenne, le Suonno d’Ajere fut un rêve musical éveillé.

Il fallut pourtant reprendre ses esprits, sortir de notre rêve car au loin, dans le crépuscule du samedi, une tempête était sur le point d’éclater. Une tempête bienveillante qui secoua les passagers de notre navire. Une tempête venue d’Angola et nommée…Bonga. Mondialement connu notamment pour sa chanson Mona Ki Ngi Xica, Bonga, celui qui a récemment fêté ses 82 ans et demeure une légende dans son pays – l’ambassadeur d’Angola en Pologne avait fait pour l’occasion le déplacement –  est alors monté sur scène, accompagné de son dikanza, ce bambou strié frotté par une baguette et a distillé un semba dont il demeure assurément le maître et qu’il a magnifié sur Homen do Saco ou Recordando Pio. Il n’a fallu que quelques titres endiablés teintés de rumba congolaise ou de zouk antillais pour embarquer une salle qui, très vite s’est mise à se mutiner dans des travées transformées en un pont où régna une joyeuse anarchie. Les révoltés du Bounty ont ainsi laissé la place aux possédés du Bonga qui, aux cris de Capo Lobo, ont sonné la charge et n’ont quitté leur navire qu’à regret après avoir épuisé le capitaine.

Ainsi dévasté par tant d’émotions, il ne restait plus qu’au groupe algérien Lemma et à Cheikh Lo qui suppléa brillamment Oumou Sangaré, de clore cette vingtième édition qui, comme les précédentes, restera longtemps dans toutes les mémoires.

Par Laurent Pfaadt

Une ville traversée par le long fleuve de l’histoire

Si Varsovie a été quasiment détruite à l’issue de la seconde guerre mondiale, l’histoire y est demeurée omniprésente

Une ville pareille à un fleuve. Avec sa source souvent teintée de sang et son estuaire qui regarde fièrement vers l’avenir. Les habitants de Varsovie ont l’habitude de dire que l’histoire réside sous leurs pieds, dans la terre mêlée de cendres et de ruines desquelles ont été tirées le béton de ces gratte-ciel qui se dressent aujourd’hui fièrement tels la Varso tower, qui, du haut de ses 310 mètres, est la plus haute tour d’Europe. Du béton mais également le métal de ces anciennes usines d’électricité ou de produits de placage et d’argent reconverties en endroits branchés où se masse la jeunesse polonaise contribuant ainsi à faire de la ville la destination touristique préférée des Européens en 2023. Sur la Nowy Swiat, la « Voie Royale », l’une des grandes artères de la ville où les pierogis, les fameux raviolis, côtoient le khachapuri géorgien, ce pain plat cuit à la poêle et garni d’un mélange de fromages et les fast food, l’histoire irrigue depuis toujours et en permanence une ville à nulle autre pareille, à l’image de cette Vistule qui la traverse et la construit. Des pierres qui hier, édifiaient des usines, sont celles qui pavent le chemin de ces jeunes Européens.

Une ville à l’identité juive encore très marquée et symbolisée par le musée Polin, institution culturelle retraçant brillamment et à grands renforts de pédagogie l’histoire des juifs de Pologne qui a fêté cette année son dixième anniversaire et qui se trouvait en plein ghetto. Ici près de 300 000 juifs y furent regroupés avant d’être déportés depuis la sinistre Umschlagplatz vers le camp d’extermination de Treblinka situé à une cinquantaine de kilomètres au nord de la capitale polonaise. Situé en pleine forêt, le site mérite assurément un détour pour la solennité de ce lieu hérissé de 17 000 pierres tombales où près de 900 000 juifs périrent entre 1942 et 1943.

A l’image des remous du fleuve, Varsovie peut être capricieuse, rebelle. Elle l’a démontré à plusieurs reprises : par deux fois contre l’occupant allemand : en 1943 avec la révolte du ghetto puis en août 1944 avec sa fameuse insurrection qui a fêté son 80e anniversaire mais également face au communisme avec Solidarnosc et quelques espions tels Ryszard Kuklinski qui a donné son nom à un nouveau musée de la guerre froide. Ayant rejoint l’Union Européenne, les cataractes de l’histoire sont alors devenues musées tels celui de l’insurrection de Varsovie avec, grâce à une scénographie parfaitement réussie entre mitraillettes Sten et presses clandestines, de magnifiques reconstitutions de rues ou d’égouts – sans les odeurs on vous rassure – où circulaient les insurgés.

Polish History Museum
copyright Polish History Museum

Ces musées, à l’image des affluents de l’immense fleuve de histoire, ont fini par converger vers de nouvelles institutions telles que le musée de l’histoire polonaise, immense palais futuriste – la troisième saison de la série Fondation sur Apple TV y a été tournée – regroupant espace muséal, bibliothèque, salles de conférences, de musique – un auditorium capable d’accueillir 580 personnes et un orchestre symphonique – et de cinéma et qui ambitionne de devenir, selon le porte-parole de l’institution, Michal Przeperski, « l’endroit culturel où il faut être ». Conçu par le WXCA Architectural Design Studio, le complexe qui abrite également sur son esplanade le musée de l’armée et le futur musée de Katyn est, avec ses 44 000 m² l’un des plus grands d’Europe. Sa conception puise dans la métaphore de la pierre pour narrer l’histoire polonaise. Cela tombe bien puisque l’une des premières expositions temporaires s’attache à démontrer à travers le cinéma, la littérature ou les rites funéraires, le pouvoir du storytelling. Un pouvoir que s’évertuera également à dispenser, à partir de la création contemporaine, le nouveau musée d’art contemporain dont l’ouverture est prévue à la fin du mois d’octobre. Des pierres qui désormais ne résident plus sous les pieds des Varsoviens mais se dressent vers le ciel comme pour écrire une nouvelle histoire.

Si l’histoire se trouve dans les abysses d’un fleuve dictant à la ville son destin et dans ces épreuves qui ont été souvent tragiques, elle résonne également dans ce ciel que Frédéric Chopin et aujourd’hui le Cross-Culture Warsaw Festival illuminent de leurs musiques. Autant dire que les remous d’une ville toujours en effervescence n’ont pas fini de résonner et de séduire tous ceux qui voudraient se plonger dans ce fleuve multiculturel en perpétuel mouvement.

Par Laurent Pfaadt

Où dormir : Le Motel One Warsaw-Chopin situé en face du Musée Chopin offre d’excellents services et un excellent Urban Breakfast Bio qui vaut le détour. Chambre à partir de 73 euros.

Où manger : Les deux restaurants The Eater propose de merveilleux plats revisités de la cuisine polonaise notamment des pierogis, la spécialité nationale, ces succulents raviolis fourrés dans leur sauce au yaourt ou des panko crusted potatoes, des croquettes de pommes de terre fourrées au fromage.

Pour préparer votre voyage, consultez le site de l’office de tourisme polonais sur :https://www.pologne.travel/fr

Favoriser la tolérance entre les cultures et une ouverture d’esprit

Anna Wojtkowiak est la directrice adjointe de Stołeczna Estrada, l’institution culturelle qui organise et gère le Cross-Culture Festival de Varsovie. Pour Hebdoscope, elle revient sur l’histoire de ce festival devenu un rendez-vous incontournable de la world music en Pologne.


Anna Wojtkowiak
© Stołeczna Estrada

Quel est le but principal de ce festival ?

Vous savez, Varsovie a beaucoup changé et le festival a, lui aussi, beaucoup évolué. Mais nous ne nous sommes jamais éloignés de notre but premier qui est de favoriser la tolérance entre les cultures et une ouverture d’esprit. Les débuts en 2005 n’ont pas été faciles mais le festival s’est aujourd’hui imposé et dispose d’un public fidèle et important. En vingt ans, c’est 280 artistes venus de 77 pays et six continents qui se sont produits durant ce festival.

Un festival qui ne se résume pas uniquement qu’à la musique…

Oui, vous avez raison. Des tables rondes sont également organisées pour évoquer les grandes tendances qui traversent le monde. C’est important pour la ville et ses habitants d’être associés, via ce festival, à la marche du monde. C’est pourquoi nous organisons des échanges entre des artistes polonais et étrangers. Notre festival a contribué à sa façon, je pense, à faire de Varsovie une ville multiculturelle. Nous avons été, en quelque sorte, l’étincelle.

Un monde dans lequel Varsovie a toute sa place

Exactement. Il aide à déconstruire un certain nombre de stéréotypes en mettant l’accent sur la différence, l’altérité et surtout sur le fait que les autres, par-delà les continents, vivent et ressentent les mêmes choses que nous. Nous sommes certes différents mais nous nous rejoignons sur un certain nombre de choses, voilà le message que nous véhiculons à travers nos actions. Et quelques fois, le festival peut changer des vies.

Comment cela ?

Nous avons vécu une expérience incroyable avec un groupe d’enfants venu du Burkina Faso, en 2009. C’était leur premier déplacement hors du pays. Il sont venus ici, au festival et en rentrant, ils ont fondé un groupe de jeunes musiciens. Six ans plus tard, ils se sont produits lors d’un concert jeune public organisé par le festival. C’est ici que leur carrière internationale est née et cela nous rend très fiers.

Durant ces vingt années d’existence, si vous ne devez conserver qu’un seul souvenir, lequel choisiriez-vous ?

Quelle question difficile ! Mais je dirais tout de même cet artiste venu de Pakistan. Il s’est dégagé quelque chose, ce soir-là, qui est allé au-delà de la simple musique. Ce fut un moment de grâce absolue. Ce fut si incroyable, si mystique que j’en ai pleuré. Et je n’étais pas la seule ! Voilà ce que je garderai avec moi même s’il y a, chaque année, des moments, des émotions incroyables !

Interview Anna Wojtkowiak par Laurent Pfaadt

Langue étrangère

Un film de Claire Burger

Originaire de Forbach en Moselle, à la frontière allemande, la réalisatrice de Party Girl et de C’est ça l’amour a grandi avec cette double culture. Cependant, c’est l’Allemagne de l’Est qui l’a intéressée avec un personnage incarnant la jeunesse de ce pays passé à l’économie libérale depuis la chute du mur et devenu l’enjeu de l’extrême droite. Elle interroge les aspirations de la jeunesse d’aujourd’hui avec deux jeunes filles, l’une de Leipzig, l’autre de Strasbourg.


Fanny arrive à la gare de Leipzig, venue en voyage d’étude. Fanny dira à sa mère au téléphone : « Ma correspondante ne me correspond pas ! » Mais les deux adolescentes vont finir par s’apprivoiser et surtout susciter l’admiration l’une pour l’autre – Lena très politisée et Fanny riche de récits qui fascinent Lena. Elle a notamment une grande sœur qu’elle ne connaît pas, activiste, membre du Black Bloc. Les deux filles apprennent à se connaître, entre les cours auxquels Fanny participe pour perfectionner son allemand et les fêtes où elles vivent leurs premiers émois amoureux. Puis c’est Lena qui vient passer quelque temps dans la famille de Fanny. Fanny est une élève harcelée, la cible de moqueries de ses camarades de classe, Lena essuie leur ignorance et leur bêtise en tant qu’allemande. Quant aux adultes avec leurs malheureux secrets, ils sont démissionnaires de leurs idéaux de jeunesse. Reste la sœur de Fanny. Elles partent à sa recherche.

Récit d’apprentissage, le film s’achève sur ces questions : « Où allez-vous ? Qui êtes-vous ? », paroles de Possession chantée par Rebeka Warrior du groupe Kompromat. Car Langue étrangère interroge les aspirations des deux jeunes filles, leur peur de l’avenir et la déception que leur inspirent les adultes, en l’occurrence leurs parents qui ont trahi leurs rêves de jeunesse, la mère de Lena, impériale Nina Hoss et la mère de Fanny, Chiara Mastroianni, au jeu toujours juste. Lena, particulièrement mature, a une conscience aigüe de la crise politique européenne mais également de toutes les dérives d’une société qui court à sa perte. Quel combat mener ? Pourquoi n’en mener qu’un ? Parler des jeunes d’aujourd’hui est complexe car tous n’ont pas les préoccupations de Lena. Pourtant, la jeunesse est de plus en plus mobilisée dans les manifs et pour des causes différentes remarque Claire Burger : « Je me suis nourrie de mes souvenirs d’adolescente lors de mes séjours à l’étranger, en essayant de les réactualiser, de les mettre à la page avec une réflexion sur ce que vit la jeunesse d’aujourd’hui : la guerre à nos portes, la crise climatique, la montée du populisme, l’ère de la post-vérité… »

La période de l’adolescence c’est aussi les affres amoureuses et le désir d’être aimée. Fanny est-elle une menteuse ? Une manipulatrice ? Mais Lena croit dans ses récits.  « Le mythomane se fond avec l’autre, il raconte ce à quoi l’autre veut croire, il invente de la fiction. » Fanny embarque Lena dans son scénario et Lena veut bien se laisser embarquer. Les deux comédiennes jouent leur partition en belle alchimie. Lilith Grasmug et Josefa Heinsius devraient faire parler d’elles dans le cinéma à venir.

Elsa Nagel

Rentrée littéraire Premiers romans

Marie Kelbert, Le Buzuk, éditions Viviane Hamy, 240 p.

Mamie fait de la résistance. Joséphine ange gardien et un Rex aux allures de saucisse. Mettez tout cela dans un shaker, secouez le bien et vous obtiendrez le Buzuk, premier roman de Marie Kelbert, sexagénaire avertie. Le Buzuk – ver en breton – est le nom de ce teckel que notre héroïne, Joséphine, a hérité de son défunt mari.

Un conseil tout d’abord avant de vous lancer dans la lecture de ce roman : ne privez pas votre mère de ses petits-enfants car ce livre aura pour vous des airs non pas de dystopie mais d’autofiction ! Car votre mère risque, comme notre héroïne en culottes longues, de se trouver une autre guerre à mener. Et si à deux pas de chez vous, on s’apprête à rejouer l’Austerlitz environnemental, comptez sur Joséphine pour se muer en impératrice de Saint-Anne revenu de Sainte-Hélène sur son destrier à courtes pattes et à la tête de grognards façon ZAD.

C’est donc parti pour la retraitée non pas de Russie mais du Finistère en lutte avec son armée de briques et de dreadlocks contre la construction d’un golf au beau milieu du Finistère. Les gâteaux au chocolat et autres cookies vont avoir un petit goût fumé aux gaz lacrymogènes bien évidemment. On ne sait pas si Jacques – son défunt mari parce qu’il en faut un bien évidemment pour construire tout triomphe – se retourne dans sa tombe lorsqu’elle vient lui narrer ses aventures mais s’il l’a fait, c’est pour voir sa chère Couette de plûmes se transformer en combat de coqs.

Le Buzuk est donc un bonbon façon tête brûlée avec sa dose de saccharose et ses combats remplis de cannabis et d’hélium qui, grâce à la plume avertie et cocasse de l’autrice, finissent comme la célèbre friandise, par nous exploser en bouche. Pour notre plus grand plaisir bien évidemment !

Anouk Schavelzon, Le bleu n’abîme pas, Seuil, 240 p.

Changement radical d’ambiance avec l’émouvant premier roman d’Anouk Schavelzon. Le bleu n’abîme pas est un miroir littéraire que tend l’autrice à notre perception de l’exotisme fait de fantasmes et de stéréotypes. Autoportrait trempé dans la fiction, il raconte l’histoire de Luna, une jeune femme de vingt ans aux multiples identités qui vit dans le douzième arrondissement de Paris et confronte son métissage à la société française. S’ouvrant par l’agression de cette dernière dans une boîte de nuit où elle est renvoyée à son seul corps, le roman se déroule ensuite comme un piège qui engloutit son héroïne et va jusqu’à enfermer cette dernière dans une prison identitaire. Une assignation à perpétuité qu’elle va tenter de combattre.

Questionnement incisif sur l’altérité, Le bleu n’abîme pas interpelle en réalité notre vision de l’autre, la différence et surtout sur notre capacité à s’affranchir de notre instinct de domination façonné inconsciemment par l’histoire pour considérer l’autre pour ce qu’il est : notre alter ego humain. Un roman qui parlera assurément à toutes celles à qui on demande en permanence : « tu viens d’où ? » et qui s’évertuent ou renoncent, de guerre lasse, à répondre « de France ». Faut-il trahir ses origines pour vivre libre ? Aimer ses bourreaux pour avoir la paix et gagner sa place ? Ce roman est en réalité une clé pour ouvrir la porte de cette prison. Il revient au lecteur de la tourner. La porte s’ouvrira-t-elle ? L’avenir nous le dira.

Bénédicte Dupré La Tour, Terres Promises, Le Panseur, 320 p.

C’est véritablement la belle surprise de cette rentrée littéraire côté premiers romans. D’ailleurs la critique ne s’y est pas trompé puisque le livre de Bénédicte Dupré La Tour, autrice vivant à Lyon mais née en Argentine, collectionne les nominations notamment celle du Prix du roman Fnac. A-t-elle puisé dans sa terre natale ce souffle épique qui traverse de part en part comme une volée de flèches indiennes ce roman magnifique ? C’est fort probable. Car au son du vent de l’histoire et des grandes plaines résonnent à la fois ceux des balles de Colt et du destin de chacun des personnages de Terres promises.

Alors embarquez pour le Far West de ce XIXe siècle avec un roman choral extraordinaire où chaque chapitre a sa propre histoire et finit par rejoindre les autres, par s’emboîter dans un ensemble comme la charpente d’une église du Nouveau monde dont on suit, poutre après poutre, la construction. Parvenu au sommet, le lecteur découvre alors l’horizon et reste stupéfait de tant de beauté. Auparavant, il a trouvé ce qu’il recherchait : sept personnages inoubliables indispensables à tout fresque où chacun aura son préféré, de vastes étendues, des duels et surtout de la poésie. Quand les femmes se mettent à dégainer le Colt littéraire, ça déménage et en même temps, elles transforment la violence en chants, tantôt de sirènes tantôt de muses. Céline Minard le fit avec Failli être flingué (Rivages, 2013). Désormais, dans les saloons littéraires où se distribuent les prix à coups de pokers menteurs, il faudra compter avec Bénédicte Dupré La Tour et sa prose qui ne bluffe pas.

Par Laurent Pfaadt

Peinture sans frontières

Le Musée Granet met à l’honneur le peintre baroque Jean Daret

Aujourd’hui quasiment oublié, le peintre bruxellois Jean Daret (1614-1668) attendait sa résurrection  depuis longtemps. Quatre siècles plus tard et malgré une réapparition partielle en 1978, la voici enfin arrivée grâce à cette première monographie magnifique que lui consacre le musée Granet d’Aix-en-Provence, cette ville qu’il plaça sur la carte de la peinture européenne du XVIIe siècle, une ville qui, à cette époque, concentrait un certain nombre de centres de pouvoir propres à attirer  des artistes importants comme Nicolas Pinson et Louis-Abraham van Loo.


Escalier hôtel Chateaurenard
© Ville d’Aix

Né bruxellois dans ces Pays-Bas espagnols dont il tira sa formation et dans ce siècle qui donna quelques génies immortels tels Philippe de Champaigne, bruxellois comme lui et qui eut sur Daret une influence majeure et Le Caravage qu’il vit lors d’un voyage à Rome, Jean Daret s’imposa très vite comme l’artiste majeur de ce Grand Siècle en Provence. L’exposition qui réunit une centaine d’œuvres du peintre sur les 195 répertoriées parfois issues de collections particulières ou de la Horvitz collection, du nom du collectionneur américain, Jeffrey Horvitz qui possède notamment la plus importante collection privée de dessins français en dehors de l’Europe mais également de communes plus ou moins grandes ayant confié au musée leurs trésors, réussit ainsi à offrir aux visiteurs une vision globale et exhaustive de l’art de Jean Daret.

Jean Daret, Lamentation, Musée des Beaux Arts Marseille
©Ville de Marseille

La richesse ainsi que la variété des œuvres présentées permettent donc de tracer un panorama pictural, une palette qui se décline à l’échelle européenne, à l’aise aussi bien dans les scènes religieuses, ce qui valut d’ailleurs à Jean Daret de nombreuses commandes d’édifices religieux, que dans l’art du portrait où il montra un talent reconnu de tous notamment de Pierre Maurel de Pontevès, intendant général des finances en la généralité d’Aix qui lui passa un certain nombre de commandes. Ainsi La Crucifixion avec la Vierge des sept douleurs (1640) ou L’Assomption témoignent d’une utilisation éclatante des couleurs, en particulier de ces rouges et bleus qu’il affectionna tant et que l’on retrouve notamment dans ses drapés de la vierge qui témoignent d’une admiration pour Rubens et Carrache. Et lorsqu’il finit par mêler les deux, ses portraits de saints notamment ceux réalisés pour la chapelle Notre-Dame-de-Consolation d’Aix-en-Provence en particulier Saint Sidoine et Saint Zacharie avec leurs alliances d’ocre et d’or, confinent au sublime.

Pourtant, le talent de Daret fut également son talon d’Achille, celui de ne pouvoir être rangé dans une école, dans un courant artistique. La multitude d’influences que son art absorba – clair-obscur, baroque, classicisme, peinture italienne, hollandaise – le laissa finalement aux marges et devint selon Jane MacAvock, historienne de l’art et coordinatrice du très beau catalogue qui tient lieu de monographie de référence, ce « peintre insaisissable ».

Pour autant et l’exposition le montrant brillamment, Daret cultiva un style qui lui fut propre  symbolisé par sa Mort de saint Joseph (1649) qui, installé à côté de toiles similaires de ses contemporains (Nicolas Mignard, Reynaud Levieux) frappe par son énergie, par ce mouvement qui lui donne une vivacité stupéfiante. Un côté vivant presque avant-gardiste à l’image de ce Portrait de Robert de Pille en chasseur (1661), premier portrait connu de chasseur de la peinture française et qui rappelle assurément les grands maîtres hollandais. Une peinture qui devait ravir jusqu’au roi Soleil lors de la venue de ce dernier à Aix-en-Provence en 1660 où le monarque put ainsi admirer l’exceptionnel escalier en trompe l’œil de l’hôtel de Châteaurenard, point d’orgue d’une exposition qui se déploie hors les murs. Comme pour rappeler que ce peintre n’eut pas de frontières.

Par Laurent Pfaadt

Jean Daret, Peintre du roi en Provence, Musée Granet,
Aix-en-Provence
Jusqu’au 29 septembre 2024.

A lire le catalogue : Jean Daret (1614-1668) : Peintre du Roi en Provence, Lienart, 272 p.

Rentrée littéraire

Arturo Perez-Reverte, L’Italien, traduit de l’espagnol
par Robert Amutio
Aux Editions Gallimard, « Du monde entier », 438 p.

Un héros s’échouant sur une plage et recueillit par une princesse. Cela vous rappelle-t-il quelqu’un ? Ulysse bien entendu. Et voici que l’un des plus grands conteurs de romans d’aventures s’emparant du mythe, le transpose dans une autre guerre – le second conflit mondial – et sur un autre rocher, Gibraltar, dans ce sud de l’Espagne où notre marin a pris depuis longtemps ses quartiers littéraires pour nous offrir son nouveau roman.


Le célèbre auteur espagnol nous raconte ainsi l’histoire de cette guerre sous-marine qui opposa forces de l’Axe en particulier italiennes et la perfide Albion qui régnait alors sur ce caillou devenu un nid d’espions. Chargés de saboter les navires anglais, quelques plongeurs italiens, à bord de maiale, ces torpilles vivantes sur lesquelles ces hommes prenaient place, sont chargés, pour le compte du Duce de mettre en échec, dans cette partie de Méditerranée, la flotte anglaise. Pourtant, les risques sont grands : accidents, noyades, captures ou morts. C’est ce qui aurait dû arriver au sottocapo Teseo Lombardo, un homme façonné par « des siècles de soleil et de mer Mediterranée » et  d’« innombrables tempêtes, guerres, pêches, et naufrages, des navires échoués sur le sable sous le ciel étoilé, des feux de bois flotté » Mourir en contemplant une dernière fois dans le ciel l’Orsia Maggiore, la Grande Ourse, cette constellation qui a donné son nom de son unité. Son destin croisa cependant une autre étoile, celle de l’énigmatique Elena Arbues et allait torpiller son cœur. Avec cette nouvelle figure féminine à la fois mystérieuse et digne, Arturo Perez-Reverte complète sa merveilleuse galerie littéraire. Aux côtés de la comédienne Maria de Castro et de l’espionne du NKVD Eva, il faudra désormais se souvenir de la libraire de Gibraltar.

Arturo Perez-Reverte a découvert cette histoire il y a plusieurs décennies. Il n’était alors qu’un brillant journaliste. Mais il a conservé ce précieux matériel qu’il a su mettre en scène en même temps que son personnage et son enquête dans ce récit qui mêle plusieurs voix et plusieurs époques. Enveloppé dans un art du récit qu’il maîtrise désormais à merveille, il livre un roman d’aventures et d’amour passionnant et très réussi.

Par Laurent Pfaadt

Trap

Un film de M. Night Shyamalan

Quelques semaines à peine après la sortie du premier long-métrage de sa fille Ishana Night Shyamalan (l’intéressant Les Guetteurs), M. Night Shyamalan refait parler de lui, avec ce thriller efficace qui joue avec les codes du genre.


Comparé aux nombreux coups d’éclat de la filmographie du réalisateur -une quinzaine de longs-métrages- Trap prend le risque de faire pâle figure. Il suffit en effet de se rappeler de Sixième Sens, Incassable, Signes, Le Village, The Visit, Split, et plus récemment Old pour réaliser qu’à chacune de ses histoires il a tenu à promener son auditoire au cœur d’un environnement de prime abord familier, ou du moins balisé, avant de le confronter à l’envers du décor dans sa dernière partie. Trap ne fait pas partie de ces films à rebondissements, il n’y a pas de révélation spectaculaire juste avant la conclusion. La narration, linéaire, ne suit pas de faux-semblants, et le piège (trap en anglais) dont il est ici question est mis en place, exécuté et adapté sous nos yeux jusqu’à un final qui, s’il ne révèle pas de grosse surprise, n’en est pas moins sympathique.

Pour le dernier concert de la tournée de la méga pop star Lady Raven, Cooper Abbott (Josh Hartnett) emmène sa fille Riley (Ariel Donoghue), fan inconditionnelle de l’artiste. Le père tient à récompenser sa fille pour ses bonnes notes, et à partager un bon moment de détente avec elle. Sur la route, Cooper et Riley s’en donnent à cœur joie, la gamine chantant à tue-tête les tubes de son idole sous le regard attendri de son père. Arrivé sur place, Cooper réalise qu’un nombre important de membres des forces de l’ordre est déployé dans l’enceinte et aux abords de la salle de concert. Il observe cela machinalement, étonné au départ, puis semblant de plus en concerné. Cela ne l’empêche pas de profiter de la présence de sa fille adorée. Prêt à tout pour que cette journée soit inoubliable, il ne la quitte pas d’une semelle. Tout au moins au début. Au hasard d’une conversation avec un vendeur de tee-shirts, il va apprendre que le concert fait partie d’un dispositif visant à appréhender un célèbre tueur en série, « Le Boucher », le FBI disposant d’une information indiquant que celui-ci serait présent au concert.
Révélation qui n’en est pas une (la bande-annonce ne laissait que peu de doutes), Cooper est « Le Boucher », c’est la raison pour laquelle il prête une grande attention aux mouvements de la police. Au fil du concert, celle-ci interpelle de nombreux suspects, sur la base d’informations fournies par une experte du profilage dépêchée sur place. Comprenant qu’il ne lui reste que peu de temps avant d’être démasqué, Cooper va alors tout tenter pour se sortir de la toile dans laquelle il est piégé, tout en essayant de garder le change auprès de sa fille.

Si Trap ne se présente pas comme les histoires auxquelles M. Night Shyamalan nous a habitués, cela n’empêche pas au film de faire son petit effet. Le ressort de l’intrigue étant rapidement dévoilé, le réalisateur se concentre sur son personnage principal. Un être plein de ressources, très observateur et sociable, qui se fond dans la foule. Pour interpréter ce psychopathe aux grandes capacités d’adaptation le réalisateur a choisi le comédien Josh Hartnett. Connu pour ses rôles dans The Faculty, Pearl Harbour, Sin City, La Chute du Faucon Noir, Le Dahlia Noir, Slevin, ou encore la série Penny Dreadful, le comédien se régale dans le rôle de Cooper Abbott. En bon père de famille à la double personnalité il excelle, tour à tour cool, affectueux, souriant, ou calculateur, froid, brutal. Face à lui dans le rôle de Lady Raven, Saleka Shyamalan s’avère moins convaincante. Plus à l’aise dans la chanson, la jeune artiste a composé l’intégralité des morceaux interprétés dans le film, mais peine à convaincre dans les scènes auxquelles elle participe en seconde partie. Ce qui a d’ailleurs fait dire à certaines mauvaises langues que Trap était en fait une plateforme musicale mondiale déguisée en film réalisé par M. Night Shyamalan, et destiné à promouvoir la carrière musicale de sa fille.

Le réalisateur s’en est défendu, en expliquant avoir voulu créer une œuvre mêlant musique et action, comme peut le faire le cinéma à Bollywood. L’explication tient la route, même si les amateurs du cinéaste ne sont pas forcément habitués à ce genre de mélange et pouvaient s’attendre à un récit moins conventionnel. Trap n’est pas aussi virtuose que certains longs-métrages de M. Night Shyamalan, il offre tout de même un agréable moment passé aux côtés de son inquiétant personnage principal.

Jérôme Magne