Un film de Boris Lojkine
Ils se regroupent, se rassemblent avec leur vélo et leur sac de livraison dans les rues de nos villes. Ils sont apparus du temps du Covid, devenus indispensables pour nous livrer à toute heure du jour et de la nuit et pourtant invisibles. Souleyman est de ceux-là. Combien sont-ils comme lui, sans papiers ? Qui veut les voir, qui s’intéresse à leur histoire prend le risque de voir se fissurer sa bulle de confort. Aller voir ce film c’est se prendre une claque !
Pour le réalisateur de Hope, ce film était une évidence par son sujet – la migration et le capitalisme contemporain. Boris Lojkine qui aime faire des films loin de l’hexagone s’est retrouvé à filmer dans Paris, entre documentaire et fiction, avec une équipe légère pour les extérieurs, réduite à deux-trois personnes et une caméra Alexa mini. Le pari était risqué mais les Parisiens sont blasés, semble-t-il.
Le film prend des allures de Western, avec Souleyman sur son vélo comme sur un cheval et le téléphone portable en guise de pistolet. Car il y a urgence, et elle est sensible avec un rythme de jeu et de montage au service de l’inquiétude que vit Souleyman – dans deux jours il passe un entretien à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (l’OFPRA) pour obtenir des papiers et pouvoir rester sur le territoire français. Des papiers, c’est le sésame pour obtenir un logement, une formation, un emploi etc. Or, il est très difficile de les obtenir. Il faut de bons arguments pour les « mériter ». La persécution religieuse, sexuelle ou politique est la bonne raison pour obtenir l’asile. Souleyman est guinéen comme beaucoup de demandeurs d’asile en ce moment, comme le sont les Ivoiriens fraîchement arrivés sur le territoire, contrairement aux Maliens qui peuvent obtenir des aides d’associations de compatriotes. De plus, comme le souligne Boris Lojkine, les livreurs ne sont pas un collectif, ils ne sont pas syndiqués.
Le film explore le système kafkaïen auquel se confronte Souleyman sur un rythme haletant. L’argent est le nerf de cette guerre. Rien n’est gratuit. Barry, guinéen comme lui, lui invente une histoire pour son entretien à l’OFPRA. Elle a un coût ainsi que les documents qu’il veut lui fournir. Le film suit Souleyman sur ces deux jours passés à se débattre avec des difficultés inextricables. Même prendre le dernier bus qui l’emmène avec d’autres migrants dans un centre d’hébergement est l’enjeu d’une course folle. Et quand sa fiancée lui apprend qu’elle a été demandée en mariage c’est une tragédie de plus dans son cauchemar.
Souleyman, Abou Sangare, n’est pas un acteur professionnel, personne ne l’est dans le film, hormis l’OP (Officier de Protection) de l’OFPRA (Nina Meurisse). Abou Sangare est arrivé en France il y a sept ans. Comme Souleyman, il est en attente de sa régularisation. Un garagiste à Amiens est prêt à l’embaucher. Mais encore faut-il qu’il ait ses papiers ! Boris Lojkine le dit, lorsqu’il les aura enfin, « mon film sera fini ! » Abou Sangare a obtenu à Cannes le Prix d’interprétation masculine dans la section Un Certain Regard et le film, le Prix du Jury. Il aimerait continuer à faire du cinéma. Tout le film dont il est de chaque plan confirme la légitimité de cette envie. La dernière séquence renvoie à sa propre histoire et c’est de l’émotion brute que l’on reçoit en pleine figure.
Elsa Nagel pour l’hebdoscope