On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie

Un titre comme une assertion qui interroge mais laisse présumer d’une époque et peut-être d’une entrée dans un stand up.


Eric Feldman

Très vite nous en avons la confirmation car le comédien, Éric Feldman qui nous attend avant de commencer son one-man show semble plein de patience comme s’il se délectait simplement d’être là près de nous. Assis sur un petit fauteuil, entre ses documents d’un côté, sa carafe et son verre d’eau de l’autre, on le sent prêt à nous adresser la parole.
Avec modestie, il se présente à nous en coach qui attire notre attention sur la respiration qui peut très simplement être un moyen d’atteindre une certaine sagesse, il suffit d’inspirer le positif et d’expirer le négatif, le tour est joué, il nous demande de pratiquer avec lui, illico cet exercice. Tout cela dans le but de célébrer la vie sans oublier la mort. Nous obtempérons et ainsi se crée, une proximité qui lui permet de se confier à nous dans une sorte de conversation à bâtons rompus où, il nous conduit dans ses souvenirs, ses pensées mêmes , en procédant  par association d’idées, méthode revendiquée par la psychanalyse thérapie dont il nous dit faire partie de son parcours, découverte et utilisée pour se faire réformer, prétextant son côté obsessionnel et le démontrant, nous raconte-t-il, en  se mettant à ranger le bureau de l’officier chargé d’écouter ses doléances.

La psychanalyse dont il pense que si Hitler l’avait pratiquée, ses fatales interventions n’auraient sans doute pas eu lieu. Parmi les digressions dont sont tissées ses propos il fait surgir le personnage d’Hitler d’une manière, là encore inopinée, quand, se souvient-t-il, après avoir fait l’amour, une jeune femme lui avait demandé « à quoi penses-tu ? » et qu’il lui avait répondu « à Hitler ». Ce genre d’effets décalés et plutôt jouissifs lui permet, en fait d’introduire un devoir de mémoire concernant La Shoah, car nécessité fait œuvre face à une génération, pour qui, selon lui, les âges des événements et leur importance se confondent et qu’on ne situe plus très bien, par exemple, la guerre de cent ans !

Alors, quid de La Shoah, comment l’aborder, par quels détours y arriver car il faut y arriver même s’il faut emprunter des chemins tortueux, ce qu’il met en pratique dans ce one man show dans lequel il fait surgir des membres de sa famille, comme tonton Lucien et Tata Sarah, les rendant vivants par des anecdotes parfois drôles à leur sujet. Ainsi apparaissent, les différentes générations, la sienne, celle de ses parents, enfants traumatisés rescapés de la Shoah et les grands-parents qui en furent victimes .

Dans ces digressions il cite le grand écrivain d’origine juive polonaise Isaac Bashevis Singer, ne résistant à faire un clin d’œil aux machines à coudre de la marque Singer !

Que de sujets en enfilade, où il semble passer du coq à l’âne, évoquant par exemple la prononciation souvent erronée du nom « Auschwitz », les commandements de Dieu dont le sixième est » Tu ne tueras pas », le meurtre d’Abel par son frère Caïn et sa réflexion « Suis-je le gardien de mon frère ? », le suicide…

En fait c’est l’art de sortir du sujet sans changer de sujet et nous y retrouvons l’art de l’humour qu’Éric Feldman pratique ici avec dextérité dans cette mise en scène d’Olivier Veillon.

Il nous parlera même de la création du Club Med qu’il voit comme une espèce de « contre camps  » après  ceux meurtriers de la guerre et terminera sur un chant et une danse en yiddish, la langue  des Juifs d’Europe centrale.

Rappelons qu’au fil de ses pensées, bien plus cohérentes qu’il n’y paraît, il fait entendre cette phrase d’André Malraux « La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ».

Si comme il le dit, il voulait « dans cette autofiction dépasser son histoire personnelle, toucher le cœur des gens et célébrer la joie d’être vivant » sa prestation est une parfaite réussite.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du12 novembre au TNS, en salle jusqu’au 22  novembre

The Substance

Un film de Coralie Fargeat

Sept années ont pratiquement passé, et pourtant de nombreuses scènes chocs du premier long-métrage de Coralie Fargeat, le bien nommé Revenge, nous reviennent en mémoire, comme un avertissement. Fallait-il se méfier ?

L’ouverture, alimentaire (organique ?), nous fait penser à David Cronenberg, et nous y reviendrons. Elle est magnifique et mérite qu’on s’y attarde. Une petite ballade sur Hollywood Boulevard et son Walk of Fame plus tard, et nous faisons la connaissance d’une nouvelle étoile au firmament du show-biz. Elisabeth Sparkle est une comédienne à l’apogée de sa carrière, elle a gravi tous les échelons pour briller parmi ses pairs et finalement mériter que son nom figure là, parmi toutes ces légendes du show business. Puis le temps passe, la foule se fait plus rare autour de son étoile sur la chaussée, les curieux sont moins nombreux à se photographier avec son nom à côté de leur portrait. Le temps est assassin…

Des années plus tard, on retrouve Elisabeth en vedette de la télévision, animant une célèbre émission de fitness. Moulée dans un collant et un justaucorps ne laissant que peu de place à l’imagination, la comédienne Demi Moore renvoie l’image d’une quinquagénaire dans la force de l’âge, pleine d’énergie et de sex-appeal (mais a-t-on encore le droit d’utiliser ce terme aujourd’hui…?). Sa reconversion lui a permis de ne pas être mise au rebut. Mais malgré sa forme et son apparence physique, les années ont passé, et les diktats de l’audimat sont cruels. Le producteur de l’émission, Harvey (génial Dennis Quaid, qui en fait des tonnes, mais cela fonctionne), estime qu’Élisabeth a fait son temps, et que quelles que soient les promesses qui aient pu être faites à l’ancienne star il y a des années, elles ne s’appliquent plus. Élisabeth doit dégager, et être remplacée par une jeune fille entre 18 et 30 ans maximum. La jeunesse doit se lire sur son corps et, plus encore, sur son visage. Pour Harvey, c’est l’audimat qui règne, et les spectateurs veulent de la jeunesse.

Dans les premières minutes du film, Coralie Fargeat offre de belles scènes à Dennis Quaid : son entrée fracassante dans les toilettes de la chaîne TV, alors qu’il vocifère au téléphone, et le repas qu’il partage avec Élisabeth, où il engouffre les crevettes mayonnaise avec fébrilité tout en lui expliquant pourquoi il doit la remplacer maintenant, après tant d’années de bons et loyaux services.
Élisabeth fera ses cartons et sera victime d’un accident de la circulation sur le chemin du retour chez elle, déconcentrée par une affiche publicitaire annonçant le recrutement de sa successeuse. Sortie miraculeusement indemne, elle sera approchée par un jeune homme étrange à l’occasion de l’examen médical l’autorisant à rentrer chez elle. Il lui remettra un petit papier mystérieux avec un nom, « The Substance », et un numéro de téléphone. Après avoir digéré sa mise à l’écart, Élisabeth contacte le numéro, et se voit proposer un étonnant marché : donner vie à son double, beaucoup plus jeune, en s’injectant un produit, pour ensuite partager son temps de vie avec ce double, une semaine sur deux. Une seule règle : à aucun moment les deux Élisabeth ne doivent exister dans le même espace. Pendant que l’une vit sa semaine, l’autre restera endormie, sous perfusion, attendant que la première prenne ensuite sa place et ainsi de suite. Un principe original, auquel l’ancienne star ne cédera pas immédiatement. Mais elle finira par succomber aux sirènes d’une vie meilleure après quelques heures de réflexion.

Coralie Fargeat se sert beaucoup de la musique pour accentuer les moments-clés du récit. Et comme ces derniers sont nombreux, la bande son est omniprésente. Passé le premier moment de stupeur lors de la « naissance » du double jeune d’Élisabeth (là encore, comment ne pas penser à Cronenberg et son attirance pour l’organique…), le film entame une nouvelle dynamique. Celle de de l’envie, de l’ambition, et surtout celle de la revanche. Harvey l’a jetée comme un tee shirt trop porté, alors Élisabeth reprendra la place qu’elle estime être la sienne, mais sous une nouvelle apparence.
Les premières semaines d’alternance se dérouleront bien, chacune respectant à la lettre le seul impératif du contrat. Élisabeth se retrouvera à la place qui était la sienne avant d’être débarquée de l’émission, et on lui proposera même d’animer en direct le plus gros événement de la chaîne, le réveillon de fin d’année. Mais pour çà, il lui faudra du temps…

Outre le thème de l’apparence et la jeunesse éternelle, The Substance aborde celui de la solitude et de l’importance du regard des autres pour certains. Élisabeth ne comprendra que trop tard que toutes ces années passées son existence s’est avérée creuse, qu’elle n’a vécu qu’à travers le regard que le public lui accordait. Avec son film Coralie Fargeat fait la critique du patriarcat dans le star system, en particulier via la place que celui-ci attribue aux femmes. Elle filme ses interprètes sans aucune pudeur, Demi Moore et Margaret Qualley (remarquée dans l’excellente publicité Kenzo World de Spike Jonze en 2016 et Once Upon a Time … in Hollywood de Tarantino en 2019) sont filmées dans le plus simple appareil chaque fois que l’histoire le requiert. Cette exposition peut paraître un brin excessive (les scènes d’aérobic semblent un peu répétitives à la longue), mais le thème principal du récit l’imposait.

Dans les dernières scènes la réalisatrice laisse éclater sa rage, comme elle avait pu le faire à la fin de Revenge. Elle exprime alors son goût réel pour l’hémoglobine, la métamorphose à outrance et les images excessives, et emporte le spectateur dans une balade d’une violence inouïe. On appréciera ou pas, mais la sincérité de la cinéaste est totale. Le genre n’a pas fini d’entendre parler d’elle…

Jérôme Magne

Comme des pas dans la neige

On ne présente plus Louise Erdrich dont les livres La malédiction des colombes, Dans le silence du vent ou La Sentence, prix Femina étranger en 2023, appartiennent non seulement au mouvement littéraire de la Native American Renaissance en compagnie notamment de Sherman Alexie ou de N. Scott Momaday (disparu en janvier dernier) et dont Louise Erdrich peut être considérée comme la figure de proue mais à la littérature nord-américaine tout court.


Auréolée des plus prestigieux prix comme le Pulitzer ou le National Book Award, elle revient en cet automne dans les libraires françaises avec un récit qui se situe dans le droit fil de La Sentence. Pour les familiers de l’œuvre de Louise Erdrich, Fleur Pillager n’est pas une inconnue. Il y a vingt ans, la jeune femme têtue, fière de sa culture Ojibwée et à qui on prêtait des pouvoirs magiques apparaissait dans La Forêt suspendue (Robert Laffont, coll. « Pavillons », 1990).

Nous la retrouvons là où nous l’avions laissé, durant ce terrible hiver de 1912 dans le Dakota du Nord où le froid effaçait les pas dans la neige et où l’on chassait encore le bison. Complétant son récit par une deuxième partie inédite racontée par Nanapush et Pauline, une jeune métisse, Louise Erdrich emmène son lecteur au coin du feu, une peau d’ours sur les genoux pour nous conter, avec son génie littéraire, l’histoire de cette amazone indienne.

Comme des pas dans la neige est ainsi l’occasion de retrouver la Louise Erdrich des origines, de ces récits où la magie et les sortilèges gouvernaient le destin des hommes, où les légendes amérindiennes sont à la fois la continuité de l’histoire officielle et l’annonce de ce qui doit advenir. Et quand vous sortirez, le crissement de vos pas dans la neige n’aura plus le même son…

Par Laurent Pfaadt

Louise Erdrich, Comme des pas dans la neige, traduit de l’anglais par Michel Lederer
Chez Albin Michel, 448 p.

Les jeunes filles et la vie

Magnifique intégrale des sonates pour violon et piano de Franz Schubert par les sœurs Milstein

On connaissait les sœurs Labeque. Il va falloir s’habituer désormais aux sœurs Milstein. Maria et Nathalia ne sont pourtant pas à leurs premiers coups d’éclat au disque après avoir dévoilé leur passion commune pour Prokofiev dans ses concertos pour violon et dans la si mélancolique sonate n°4 pour piano. Les deux sœurs Milstein nous invitent cette fois-ci à la découverte de l’intégrale de l’œuvre pour violon et piano de Franz Schubert.

Leurs sonates sont pleines de vie avec ce qu’il faut de romantisme sans tomber dans cette mélancolie à outrance dans laquelle on a trop souvent enfermé Schubert. Il y a de réels moments de joie dans ce jeu musical entre ce chat pianistique et ce rossignol à cordes. Tantôt bondissant comme jouant avec cette pelote musicale dans l’Allegro vivace de la Sonate en la majeur, tantôt ronchon devant un rossignol vantard dans le Rondo en si mineur, notre duo se déploie à merveille et s’amuse pour notre plus grand plaisir.

Ne reste plus qu’à conclure avec cette Fantaisie un ut majeur en forme de berceau où résonne une sonorité imprégnée d’une merveilleuse sororité. Une belle complicité pleine d’émerveillement.

Par Laurent Pfaadt

Marie et Nathalia Milstein, Schubert, intégrale de l’œuvre pour violon et piano, Mirare, 2CDs

La Finlande face à ses fantômes

Plusieurs romans reviennent sur l’attitude de la Finlande pendant la Seconde guerre mondiale

Après avoir partagé la Pologne avec le Troisième Reich dans le cadre des clauses secrètes du pacte germano-soviétique, Staline décida, en novembre 1939, d’attaquer la Finlande. Mais contre toute attente, les armées finlandaises dirigées par le maréchal Mannerheim offrirent durant cette guerre de l’Hiver, une résistante inouïe, motivée par le fameux Sisu qui tient à la fois du courage et de l’abnégation et qui imprégna la quasi-totalité d’un peuple en armes, ces guerriers de l’hiver pour reprendre le titre de l’excellent roman d’Olivier Norek, prix Jean-Giono 2024. Certains cinéphiles ont ainsi pu découvrir ce sisu dans le film du même nom, Sisu, de l’or et du sang de Jalmari Helander sorti en 2022.

Du sang, il en est évidemment question dans ce fabuleux roman de guerre. Délaissant un temps son capitaine de police fétiche, Olivier Norek nous embarque dans son roman qui nous tient en haleine jusqu’à la dernière page, sur les traces – même s’il en laisse peu – d’un tireur d’élite finlandais semant la terreur dans les rangs soviétiques. Ces derniers le surnomment d’ailleurs « la Mort blanche » car personne ne le voit. Il est invisible. Il s’agit en réalité d’un certain Simo Häyhä, un jeune homme amoureux de la forêt qui répugne à ôter la vie. L’homme semble pourtant être touché du doigt de Mars, le dieu de la guerre. Il tue sans voir sa cible et survit à des températures extrêmes. Très vite, la mort blanche devient une légende, une malédiction qui terrorise les soldats soviétiques. Camouflés dans l’immensité des forêts finlandaises et devenus de véritables fantômes, les soldats finlandais vont ainsi, galvanisés par la Mort blanche, faire reculer un Staline qui ne conquit finalement que 10 % du territoire finlandais.

Olivier Norek mit près de deux ans à raconter l’histoire de Simo Häyhä. Il fallut pour cela une autre guerre, celle d’Ukraine. Bien évidemment, ce roman contant une résistance héroïque face à une invasion russe, celle qui vit de braves citoyens se muer en féroces combattants fait écho à celle qui dure depuis février 2022. Et on aurait tort d’être surpris de ce pas de côté de l’auteur vers le roman historique car à nouveau, il poursuit sa quête littéraire dans ce no man’s land psychique qui sépare l’humanité de la bestialité.

Désireuse de se venger des Soviétiques et animée d’une haine envers les communistes, une partie de la jeunesse finlandaise va alors, au moment du déclenchement de l’opération Barbarossa, collaborer avec le Troisième Reich avec l’envoi sur le front russe de volontaires qui intégrèrent notamment la division SS Viking composée de soldats scandinaves.

C’est ce que découvre le commissaire Jari Paloviita, chef de la brigade criminelle de Pori dans le troisième tome de la série Delta noir d’Arttu Tuominen,prodige des lettres finlandaises, auteur des romans à succès Le Serment et La Revanche,et qui revient dans ce nouvel opus sur ce passé nazi qui passe mal et qui, tel un poison, infecte la société finlandaise. Un flic qui d’ailleurs aurait trouvé dans Victor Coste, le héros d’Olivier Norek, un parfait collègue tant les deux hommes ont des points communs.

Pour l’heure, le commissaire Jari Paloviita, toujours accompagné de son acolyte Henrik Oksman doit faire face à la tentative d’enlèvement et d’assassinat d’un vieillard de 90 ans en septembre 2019, suivi du meurtre d’un autre nonagénaire. Deux vieillards, deux anciens combattants qui nous ramènent en Ukraine en 1941. L’Ukraine, la Finlande, on commence alors à comprendre où Tuominen veut nous emmener. Les deux histoires, celles de 2019 et de 1941, finissent par se chevaucher, s’entrecroiser dans un incroyable page-turner qu’on ne lâche plus. L’enquête de Paloviita nous conduit ainsi dans ce passé douloureux avec ces quatre amis qui se sont compromis avec le mal. Des amis dont l’un d’eux auraient pu être un émule de Simo Häyhä, blessé à la mâchoire en mars 1940. Comme chez Norek, les scènes de guerre sont admirablement racontées avec un réalisme stupéfiant et permettent de mettre en exergue toute la complexité d’une histoire qui ne fut en Finlande, ni blanche, ni rouge, ni noire mais façonna des fantômes devenus pour notre plus grand plaisir, les personnages incroyables de ces deux livres magnifiques.

Par Laurent Pfaadt

Olivier Norek, Les guerriers de l’hiver
Aux éditions Michel Lafon, 448 p.

Arttu Tuominen Tous les silences, traduit du finnois par Claire Saint-Germain
Aux éditions de la Martinière, 432 p.

Le dossier Ryunosuke Akutagawa

Un livre comme une succession d’estampes. De celles qui élaborent une empreinte. D’un écrivain oublié finissant par se révéler sous l’effet d’une plume qui tantôt se veut pointe-sèche pour dégager des traits saillants, tantôt eau-forte comme une morsure à l’acide provoquant hallucinations, tantôt en pointillé comme pour dégager, à force que l’on s’éloigne du sujet et de l’époque, un portrait.


Celui que nous dépeint David Peace, auteur mondialement connu pour son Quatuor du Yorkshire mais également sa trilogie d’une Tokyo et d’un Japon qu’il connaît particulièrement bien est celui de l’écrivain oublié Ryunosuke Akutagawa (1892-1927), auteur de nouvelles dont Rashomon (1915) qui allait inspirer au réalisateur culte Akira Kurosawa, avec Dans le fourré (1922), l’un de ses plus beaux films. En douze chapitres qui sont autant de nouvelles qui peuvent se lire séparément, David Peace trace à la pointe d’un roseau sec ces estampes littéraires fascinantes impossibles à quitter tant elles entrent aussi bien dans la révélation et les méandres d’une vocation littéraire que dans ce Japon pris entre deux mondes, entre deux époques.

Les estampes de David Peace se veulent souvent calligraphies pour tracer le destin d’Akutagawa où un mot, une attitude peuvent avoir plusieurs sens inattendus, et où la littérature semble posséder son modèle et non l’inverse, entre ce que les Japonais appellent tsundoku, terme d’ailleurs né sous l’ère Meiji et qui évoque l’accumulation de livres, et la bibliophilie. Malade, neurasthénique, Ryunosuke Akutagawa finit par se suicider en ingérant du véronal, ce dérivé de l’acide barbiturique. L’écrivain a fini par se dissoudre dans sa propre estampe. Une estampe aujourd’hui magnifiquement restituée par David Peace.

Par Laurent Pfaadt

David Peace, Patient X, Le dossier Ryunosuke Akutagawa, traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias et Isabelle Maillet
Rivages, 443 p.

Appels aux Allemands, Messages radiodiffusés 1940-1945

En novembre 1924, Thomas Mann publia La Montagne magique, chef d’œuvre de la littérature européenne qui valut à son auteur, avec notamment Les Buddenbrook (1901), le Prix Nobel de littérature en 1929.


Quatre ans plus tard, celui que l’écrivain irlandais qualifia, dans son roman magistral, de magicien, quitta une Allemagne qui venait de porter au pouvoir Adolf Hitler et les nazis. Déjà en octobre 1930 dans la salle Beethoven à Berlin, Thomas Mann lançait au peuple allemand, un appel à la raison pour prévenir du péril nazi. Un appel à la raison qu’il reprit onze ans plus tard, en novembre 1941 dans l’un de ses cinquante-six messages radiodiffusés et enregistrés aux Etats-Unis où il s’est réfugié depuis 1938 : « je vous ai mis en garde, alors qu’il n’était pas encore trop tard, contre les puissances réprouvées sous le joug desquelles vous êtes attelés aujourd’hui, impuissants, et qui vous mènent, à travers mille forfaits, à une ruine indescriptible ».

Publié une première fois en août 1945, ces messages sont aujourd’hui republiés dans la très belle collection Mémoires de guerre des éditions des Belles Lettres. Ils témoignent d’une lucidité précoce sur le Troisième Reich et son Führer dont l’esprit a « quelque chose de dérangé ». Thomas Mann met ainsi sa plume de génie au service d’une entreprise de destruction du régime nazi et de ses dirigeants. Dénonçant le « vol de l’idée d’Europe » ou « l’ordre nouveau » mis en place par Hitler, « ce charlatan de l’histoire », Thomas Mann dresse également une galerie de portraits au vitriol des compagnons du Führer parmi lesquels Goebbels, le « diable de la propagande » et « gueule vomissant le mensonge » ou Reinhard Heydrich, ce « valet assassin ».

Tour à tour, Thomas Mann évoque dans ces messages la défaite de Stalingrad, les massacres commis sur le front de l’Est et les exécutions de Hans et Sophie Scholl pour tenter d’ouvrir les yeux de ses compatriotes, les enjoindre à ne pas confondre l’Allemagne hitlérienne de celle de leurs ancêtres. Ses diatribes sont d’une beauté inouïe car nous les savons aujourd’hui vaines. Ainsi lorsqu’il évoque la destruction de la maison des Buddenbrook en avril 1942, l’écrivain formule ce vœu :« Puisse-t-il renaître de sa chute une Allemagne qui sache se souvenir et espérer, à laquelle il soit donné d’aimer, en regardant en arrière, ce qui a existé jadis et, en avant, vers l’avenir de l’humanité. Ainsi, au lieu d’une haine à mort, elle méritera l’amour des peuples. » Il faudra pour cela la destruction totale de cette Allemagne nazie. Sur les cendres de cette dernière demeurent encore aujourd’hui ces appels plus que jamais actuels et qu’il faut absolument lire comme pour, une nouvelle fois, ouvrir les yeux sur les dangers qui guettent l’Europe.

Par Laurent Pfaadt

Thomas Mann, Appels aux Allemands, Messages radiodiffusés 1940-1945, traduit de l’Allemand par Pierre Jundt, coll. Mémoires de Guerre
Les Belles Lettres, 232 p

A lire également :

Colm Toibin, Le Magicien, traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson, Le livre de poche, 672 p.

Portrait intime et incroyablement intense de Thomas Mann par ses proches et raconté par le grand écrivain Colm Toibin à partir du journal du Prix Nobel de littérature.

Velvet

Créé au Maillon, ce spectacle été conçu, mis en scène et scénographié par Nathalie Béasse qui dit avoir été très inspirée par un tableau du peintre américain de la fin du XIXe siècle, Whistler, elle qui a été formée  entre autres à l’Ecole des Beaux-Arts d’Angers et manifeste un goût certain  pour les arts visuels.


Il ne se raconte pas, il faut le voir. Il n’est pas une suite de scènes mais de tableaux, tous plus surprenants, déroutants les uns que les autres, plongeant les spectateurs dans l’expectative, comme l’ont bien perçu les comédiens qui, lors du salut, sentant une légère réticence dans les applaudissements, nous regardaient avec un petit air entendu.

Il ne s’agit pas dans ce spectacle de suivre le fil mais d’apprécier le tissu, en l’occurrence ce velours que le titre évoque et qui est la matière de l’immense rideau de scène d’un rose passé que nous sommes en quelque sorte sommés de contempler pendant que résonnent des sons qui font penser à une pluie devenant de plus en plus torrentielle. Un rideau, donc, derrière lequel se cachent les comédiens qui, en le poussant, l’écartant, opèrent de brusques apparitions et font advenir des situations plus ou moins loufoques, dont ils sont souvent très brièvement les protagonistes. 

C’est ainsi qu’après l’avoir vu frémir, entre ses pans serrés, une tête de jeune fille émerge et s’élève mystérieusement. Puis un homme fait son entrée en le repoussant, avance d’un pas décidé, ouvre sa valise qui ne contenait que trois bûches et les laisse rouler sur le sol sans en être autrement ému. Il en sera de même lorsqu’un deuxième personnage, tout aussi énigmatique que le précédent fera choir sur le sol d’énormes cailloux et disparaitra sans s’en préoccuper.

Il faut se laisser conduire sans vouloir dégager un sens précis à ce qui est proposé, à chacun d’en faire une histoire, alors, quid de la jeune fille qui avance délibérément vers cet ours bibendum qui la serre dans ses bras avant qu’elle ne se fasse avaler et joue avec lui à l’intérieur de son corps.

Ainsi allons-nous de surprises en étonnements, par exemple en écoutant l’homme en costume blanc nous faire un cours en italien sur le quattrocento sans voir l’araignée qui grimpe sur son costume ou lorsqu’une jeune fille en robe blanche vient à passer, serrant contre elle une plante verte et que soudain on la voit faire des mouvements de bouche et se mettre à cracher…des fleurs !

Quand le grand rideau est affalé l’espace scénique nous est révélé, encombré d’objets et d’autres rideaux, plus ou moins suspendus ou tirés. Il est aussi le théâtre d’un jeu dont l’élément essentiel est une sorte de grand lit pouvant servir d’estrade ou de podium selon que les comédiens s’y propulsent ou qu’ils le transforment en lieu d’exposition pour y montrer des animaux empaillés dont un chien pour lequel mille recommandations sont faites sans qu’on en comprenne la raison et qu’on n’y perçoive autre chose que les obsessions de l’installateur. Il y a aussi un canard, une biche, une tête de sanglier encore emballée qui servira de cale quand on essaiera de   placer debout un soldat en uniforme austro-hongrois, genre soldat de plomb mais grandeur nature. Drôle de le voir s’animer tout à coup avant d’aller s’asseoir sur le rebord de l’estrade. Non, il n’était pas en cire !

Les propositions se multiplient, on fait tourner l’estrade de plus en plus vite, les grosses pierres placées dessus sont propulsées dur le sol. Rythme, animation semblent les maitres mots ce cet acte ludique. Puis on retire l’estrade pour laisser  la comédienne apparue entortillée dans de nombreuses étoffes nous offrir une séance de  strip tease à sa manière, à l’arrache, jetant violemment une couche de tissu après l’autre avant d’aller positionner une armure sur sa poitrine, et la frapper avec un bâton, s’écrouler en martyre  pour devenir une sorte de Jeanne d’Arc, encore une allusion surprenante, ubuesque sur un fond de musique baroque.

Si le rire ou le sourire ont lié les spectateurs, ceux-ci ont frémi de concert à l’idée de se faire envelopper par l’immense rideau rouge déployé sur la scène et volant vers nous mais bientôt retiré sur l’air des Pêcheurs de perles de Bizet.

Les interprètes, Etienne Fague, Clément Goupille, Aimée-Rose Rich sont d’autant plus inénarrables qu’ils gardent la plupart d temps l’air impassible devant ces situations burlesques qu’ils contribuent à produire ou  à subir.

Un spectacle pour célébrer l’inventivité, faire travailler l’imaginaire .

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 8 novembre au Maillon

Robespierre, le sphinx mélancolique

On connaît tous Maximilien de Robespierre, figure à la fois vénérée et haïe de notre République, surnommé l’Incorruptible pour cette intransigeance qui le conduisit à condamner à mort le roi Louis XVI et ses propres amis révolutionnaires, Danton mais surtout Camille Desmoulins qu’il fréquenta au collège Louis-le-Grand.


Mais derrière le marbre républicain fracassé un certain 10 Thermidor en pleine Terreur, qui est réellement ce mal-aimé de l’Histoire pour reprendre le titre de la très belle collection des éditions Delcourt ?

C’est ce qu’a voulu savoir Makyo, l’auteur de cet album très réussi. Pour cela, il a fallu humaniser ce « sphinx mélancolique », surnom de Robespierre à Louis-le-Grand. Makyo a ainsi descendu ce solitaire passionné par les écrits de Rousseau de sa statue révolutionnaire pour montrer les doutes, les hésitations et parfois les contradictions de ce tribun – on déguste littéralement les discours mis en scène tout au long du récit – qui souhaitait abroger la peine de mort avant de la réclamer pour le roi. Grâce à d’astucieux flashbacks, la BD permet de mesurer cette radicalisation prompte à empoisonner même les esprits les plus féconds. Ici, à travers la figure de Robespierre, on comprend pleinement la célèbre phrase du girondin Vergniaud, guillotiné  le 31 octobre 1793 : « La Révolution est comme Saturne : elle dévore ses propres enfants ». Et contrairement à un David qui fut proche de ce Robespierre dont l’auteur n’hésite à recréer leurs rencontres secrètes au Louvre, Makyo a fait le choix judicieux d’un portrait de salon, intime, plutôt que d’une peinture historique de musée. Cela donne une biographie toute en nuances avec des couleurs alternant feu du verbe et noir de la tyrannie.

Par Laurent Pfaadt

Makyo, Simone Gabrielli, Alessandro Polelli, Robespierre, le sphinx mélancolique
Aux éditions Delcourt, 96 p.

Le champ

A la tête de ce qu’on appela l’Aktion Reinhard, l’Autrichien Odilo Globocnik, SS-Gruppenführer présida à l’extermination des juifs de Pologne dans quatre camps : Treblinka, Sobibor, Chelmo et Belzec. Là-bas, il n’était pas rare que les cendres des victimes soient utilisées comme engrais dans les potagers des SS.


En mai 1945, acculé et refusant de tomber aux mains des Alliés, Odilo Globocnik se suicida et son cadavre fut enterré à la va-vite dans un champ de Carinthie en Autriche. Ce dernier, cultivé, donna bien plus tard des céréales qui servit à confectionner du pain pour les villages voisins et leurs habitants. Ce champ appartenait à la famille de Josef Winkler, l’un des plus importants écrivains autrichiens vivants dont l’œuvre consiste, depuis plus de trente ans, à exhumer les silences et les cadavres de l’histoire nationale autrichienne

Récompensé par le prix Franz Kafka en 2024 ainsi que par le prix Georg Büchner (2008), la plus illustre distinction littéraire allemande, l’auteur de L’Ukrainienne (Verdier, 2022) revient ainsi avec son nouveau livre, présent dans la seconde sélection du prix Médicis étranger, sur ce champ qui bordait sa maison natale mais également sur la mémoire d’une Autriche qui n’en a toujours pas fini avec son passé nazi et à travers elle sur sa mémoire familiale tue – son oncle servit dans la SS – et nourrie par cette mort omniprésente dans son œuvre. Chez Winkler, les fantômes du passé entourent et hantent en permanence les vivants. Le Champ est ainsi une sorte de cimetière moral de  l’Autriche, un cimetière dont les ossements pourris, malsains de cette région de Carinthie toujours imprégnée d’extrême-droite et de relents nazis, surgissent régulièrement. Josef Winkler comme Reinhard Kaiser-Mühlecker écrivent pour pouvoir les exhumer afin de solder ce passé douloureux, et ainsi libérer les générations futures. Une tâche ardue mais nécessaire.

Par Laurent Pfaadt

Josef Winkler, Le champ, traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun
Chez Verdier, 220 p.