Le crématorium froid

La littérature réserve bien des surprises. Des livres inconnus, injustement oubliés, ressurgissent parfois des cendres de l’Histoire pour s’imposer à nous. Celles du Crematorium froid, le récit concentrationnaire de Jozsef Debreczeni, Jozsef Bruner de son vrai nom (1905-1978), étaient, malgré son titre, encore tièdes depuis la rédaction au lendemain de la seconde guerre mondiale de son livre publié à Belgrade en 1950 et réapparu à la foire de Francfort en 2023.


Jozsef Debreczeni fut comme près de 400 000 juifs hongrois, déporté à Auschwitz en compagnie de ses parents et de sa femme qui y furent assassinés. Arrivé en avril 1944, il fut ensuite envoyé dans une annexe de Birkenau puis dans un sous-camp de Gross-Rosen, le camp-hôpital de Dörnhau, aujourd’hui Kolce, en Basse-Silésie polonaise près de la frontière avec la Tchécoslovaquie où l’on assassinait les détenus par le travail. Ici donc pas de chambres à gaz et de fours crématoires mais une mort lente qui arrive par le froid, le typhus et surtout la faim et vous attend dans le crématorium froid, cette morgue où l’on jette des mourants qui ne sont plus ou si peu nourris sous le regard de médecins et d’infirmiers sadiques.

Le livre est glaçant tant dans les descriptions qu’il livre bien évidemment mais surtout dans cette solitude qui semble entourer l’auteur. La survie est aussi bien physique et l’on se demande comment le corps parvient à se maintenir en vie alors que toute volonté est annihilée. Elle est aussi mentale et, dans une langue emprunte d’une beauté littéraire indéniable, le texte sublime cette quête d’une survie que l’on cherche partout. Ici, la déshumanisation semble totale. Les SS ne dirigent pas, n’encadrent pas et cette absence de lois, même iniques et cruelles, semble presque pire tant elle laisse l’espèce humaine face à ses instincts les plus vils.

Témoignage important de la Shoah enfin redécouvert, Le crematorium froid est assurément à ranger aux côtés de Si c’est un homme de Primo Levi, d’Être sans destin d’Imre Kertész, et Mauthausen de Iakovos Kambanellis, ces autres grands textes de la littérature concentrationnaire.

Par Laurent Pfaadt

Jozsef Debreczeni, Le crématorium froid, traduit du hongrois par Clara Royer, La cosmopolitaine
Chez Stock, 336 p.

Stanley Kubrick

En 1968, Stanley Kubrick, réalisateur mondialement célèbre après Les Sentiers de la gloire et 2001, l’Odyssée de l’espace, se lance dans un projet démesuré : raconter son Napoléon. Son film rejoignit pourtant ces projets titanesques, tel le Leningrad de Sergio Leone, qui ne virent jamais le jour. Le réalisateur américain se rabat alors sur l’adaptation cinématographique d’un livre de William Makepeace Thackeray (1811-1863), The Memoirs of Barry Lyndon. Il en fera un film « sur l’échec, l’impuissance à fracturer un monde travaillé par les passions tristes » comme le rappelle Sébastien Allard, directeur du département des peintures du musée du Louvre dans la préface du livre. Un film grandiose devenu très vite culte.


The Los Angeles County Museum of Art (LACMA) and the Academy of Motion Picture Arts and Sciences (The Academy) are pleased to co-present the first U.S. retrospective of filmmaker Stanley Kubrick, developed in collaboration with the Kubrick Estate and the Deutsches Filmmuseum, Frankfurt. Pictured: Stanley Kubrick with Hardt Krüger and Ryan O’ Neal on the set of BARRY LYNDON.

Près d’un demi-siècle après sa sortie au cinéma, Barry Lyndon a quelque peu disparu du patrimoine cinématographique. Et pourtant, plus qu’aucun autre, ce film est un patrimoine à lui seul, à la fois matériel et immatériel. Il devenait donc nécessaire de se replonger dans cet univers à nul autre pareil parfaitement restitué par ce livre nourri d’archives jusqu’alors inédites conçu sous la supervision de Jan Harlan, beau-frère de Kubrick et producteur des cinq derniers films du cinéaste.

Les auteurs de ce livre fantastique, parfois au sens premier du terme comme dans ces scènes d’intérieur où se côtoient personnages mystérieux et redoutables, nous emmènent littéralement à l’intérieur du film en compagnie des acteurs – Ryan O’Neal, le héros de Love Story dont le choix surprit plus d’un et l’envoûtante Marisa Berenson qui tint là le rôle de sa vie – des techniciens et bien évidemment du génie que fut Stanley Kubrick. Leurs  témoignages éclairent ainsi les coulisses du chef d’œuvre et se doublent d’images d’une beauté stupéfiante comme celles de Lady Lyndon avec sa beauté fardée ensorcelante. Analysant ainsi le film comme un alchimiste reprenant les ingrédients qui lui firent transformer le plomb du pistolet de Barry Lyndon lors de ses duels en or dispensé par cet éclairage à la bougie, le lecteur reste stupéfait. Stupéfait car il se promène dans une sorte d’exposition filmée et littéraire, croisant tantôt les tableaux d’Hogarth ou de Chardin, tantôt les story-boards, œuvres d’art à part entière, tantôt enfin avec ces costumes signés Milena Canonero et Ulla-Britt Söderlund et qui valurent à ces dernières l’un des quatre oscars du film en 1976.

Et puis bien évidemment la Sarabande d’Haendel adaptée par Leonard Rosenman, une œuvre intemporelle gravée dans nos mémoires comme le tocsin d’un destin. Un destin, celui de Barry Lyndon qui résonne de son message sans savoir s’il faut y voir dans cet anti-héros un opportuniste sans foi ni loi ou bien un « personnage né dans la pauvreté qui est détruit par un système de classe impitoyable » selon Michel Ciment, critique de cinéma et l’un des contributeurs du livre. Un film qui n’a donc rien perdu de sa modernité tant dans son esthétique que dans le miroir qu’il nous renvoie.

En cette période de fêtes à venir, ce livre magnifique devrait assurément comblé les amoureux non seulement de Stanley Kubrick et les passionnés du cinéma. Un livre à ranger entre Michel-Ange et Haendel.

Par Laurent Pfaadt

Jan Harlan, François Betz, Barry Lyndon : Stanley Kubrick
Aux éditions Simeio, 172 p.