Blake et Mortimer

Le duo du Testament de William S et du bâton de Plutarque reprend du service une dernière fois dans ce trentième opus de la célèbre série créée par Edgar P. Jacobs. Signé Olrik a cependant un goût particulier car il fait office de testament d’André Juillard, l’un des chefs de file belge de la « ligne claire », Grand Prix d’Angoulême en 1996 disparu le 31 juillet dernier et à qui Yves Sente rend un hommage émouvant en ouverture de cet album en rappelant leurs innombrables discussions, un whisky à la main, à la manière de leurs héros favoris.


Le nouveau sujet de discussion de ces derniers n’est autre que la pose par la couronne britannique de la première pierre d’une caserne dans la petite ville de Sainte Corineus en Cornouailles. Tout devrait se passer pour le mieux, d’autant plus que le cerveau si fécond du professeur Mortimer a imaginé une nouvelle machine, « La Taupe », capable d’excaver tout type de terrain. Sauf que des membres du Free Cornwall Group, un mouvement indépendantiste de Cornouailles ne l’entendent pas de cette oreille. Menés par un mystérieux Grand Druide, ils veulent préserver leur territoire où se trouve l’antique Avalon, de toute corruption étrangère, grâce à la découverte d’Excalibur, la mythique épée, enfouie quelque part sous leurs pieds.

Un complot, une arme de destruction massive permettant de régner sur le monde et capable de détruire la couronne britannique et d’apporter richesse à son possesseur, il n’en fallait pas moins pour séduire le colonel Olrik qui se rapproche alors de nos apprentis terroristes. Imprévisible à souhait, Olrik va en réalité se révéler d’une aide précieuse pour Francis Blake et Philip Mortimer, contraints de devoir le relâcher pour préserver la sécurité de cette Grande-Bretagne qu’il honnit. Mais Olrik ne serait pas Olrik s’il n’avait pas une petite idée derrière la tête…

Avec son lot d’aventures matinées d’une touche de fantastique et de retournements imprévus, ce dernier album d’André Juillard a assurément un goût particulier et mettant à l’honneur l’un des méchants les plus célèbre de l’histoire de la BD.

Par Laurent Pfaadt

Yves Sente et André Juillard, Signé Olrik, Blake et Mortimer
tome 30, 64 p.

Mon fantôme bien-aimé

Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme présente une exposition passionnante sur le Dibbouk

Il y a quelques années, rencontrant l’écrivaine polonaise Agata Tuszynska, cette dernière me confia être traversée en permanence par la mémoire du ghetto de Varsovie, ce « dibbouk » qui revient sans cesse. Une sorte d’âme errante qui veut dire en hébreu « lié, attaché » et peut être soit bienveillante soit malveillante en prenant possession d’un être vivant. Agata Tuszynska est peut-être lié à Marek Arnstein, traducteur en polonais de la pièce Le Dibbouk et scénariste du film réalisé en 1937 par Michal Waszyński ou à l’un des acteurs du film, Ajzyk Samberg qui joue le Messager. Deux hommes assassinés après la liquidation du ghetto de Varsovie. 

La notion de dibbouk tire son origine de la tradition juive kabbaliste d’Europe de l’Est qui postule la perméabilité de la frontière entre la vie et la mort. Il ne faut pas voir le dibbouk comme une malédiction ou un fantôme venant hanter les vivants mais bel et bien comme l’âme, l’esprit d’un disparu restant au contact des vivants. Les toiles et dessins de Marc Chagall que l’exposition place astucieusement en ouverture attestent de cette cohabitation surnaturelle.

Le dibbouk apparaît véritablement en 1915 dans les travaux de Shloyme Zanvl Rappoport, plus connu sous le pseudonyme de Shalom Anski (1863-1920), tirés de ses explorations ethnographiques dans les shtetl de Volhynie et de Podolie. Celui qui fut aussi écrivain consigna dans ses œuvres ces  éléments du folklore juif notamment yiddish. Sa pièce, Entre deux mondes, Le Dibbouk demeure encore aujourd’hui son œuvre la plus célèbre, donnée pour la première fois en décembre 1920 à Varsovie. L’exposition restitue ainsi parfaitement à la fois la création de la pièce par la Vilner Trupe et sa reprise en janvier 1922 à Moscou par la troupe du théâtre Habima en présentant notamment les costumes de Nathan Altman mais également son incroyable succès dans le monde entier, en France et aux États-Unis. « Le Dibbouk était devenu l’emblème du théâtre yiddish, un point de ralliement pour juifs et non-juifs, et il semblait acquis que son incarnation au cinéma en ferait la vitrine d’un cinéma yiddish encore balbutiant » écrit Samuel Blumenfeld, journaliste du Monde dans le très beau catalogue qui accompagne l’exposition.

En 1937, Le Dibbouk devint donc un film réalisé par le réalisateur polonais Michal Waszyński qui ouvre l’exposition du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. Les scènes que présente cette dernière sont particulièrement émouvantes puisqu’elles donnent à voir un monde disparu, cette culture juive  quelques années avant son anéantissement pendant la seconde guerre mondiale. Après la guerre Waszyński devint un producteur sur le Cid (1961) et La Chute de l’Empire romain (1964) d’Anthony Mann. « Le Dibbouk était devenu son dibbouk » écrivent les auteurs du catalogue.

A l’image d’Agata Tuszynska, le dibbouk va errer jusqu’à nos jours, influençant écrivains (Romain Gary) et réalisateurs, des frères Coen (A serious man) à Andrej Wajda dont la pièce se voulait la reconstruction de ce même monde disparu en passant par l’homme de théâtre Krzysztof Warlikowski qui intégra dans sa mise en scène le dibbouk, une nouvelle de la grande écrivaine polonaise Hanna Krall que l’on retrouve également dans une anthologie récente de ses principaux textes où l’autrice prête sa voix à tous ceux qui portent en eux ces blessures indélébiles, la marque au fer rouge de l’Histoire, qu’ils soient juifs ou polonais. « Les dibboukim sont une présence. Ils sont notre mémoire dont nous ne voulons pas, ne pouvons pas et ne devons surtout pas nous libérer » affirme ainsi Hanna Krall en dialoguant avec sa traductrice, Margot Carlier, dans le catalogue de l’exposition. Ces êtres qui, malgré les tragédies de l’histoire, continuent à travers Hanna Krall, Agata Tuszynska et maintenant cette magnifique exposition, de nous parler.

Par Laurent Pfaadt

Le Dibbouk, fantôme du monde disparu, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, jusqu’au 25 janvier 2025.

A lire :

Le catalogue de l’exposition :

Le Dibbouk, fantôme du monde disparu, Pascale Samuel et Samuel Blumenfeld (sous la direction de), coédition Actes Sud/MahJ, 240 pages

Hanna Krall, La douleur fantôme, traduit du polonais par Margot Carlier, éditions Noir sur Blanc, 368 p.

A retrouver l’interview d’Agata Tuszynska : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/lheroine-de-tous-mes-livres-cest-la-memoire/

Miracles à Berlin

Seiji Ozawa dirigeant le Berliner Philharmoniker. De la beauté à l’état pur

Disparu le 6 février dernier, le chef d’orchestre japonais Seiji Ozawa eut avec le Berliner Philharmoniker une relation privilégiée. Une histoire d’amour commencée au début des années 1960 lorsque le jeune Ozawa devint le disciple d’Herbert von Karajan. Un photo inédite glissée dans ce magnifique coffret témoigne ainsi de cette relation spéciale. Le chef, fidèle à la tradition japonaise de révérence de l’élève au maître, est à genoux devant Karajan dans une relation à la fois de soumission et de complicité. « Quand j’ai dirigé les Berliner Phiharmoniker, on m’a souvent reproché d’en tirer un son étriqué. Au début le maestro Karajan me le disait aussi, et il s’est souvent moqué de moi à ce sujet. La première fois que j’ai interprété la Première Symphonie de Mahler, il a a assisté au concert. J’indiquais les attaques à tous les pupitres », ce qui énerva passablement Karajan. « Au concert suivant, j’étais terrifié. Je pensais que le maestro ne reviendrait pas, mais je tremblais comme une feuille à me demander ce que je devais faire, s’il revenait malgré tout. Et bien entendu, il ne s’est plus jamais montré » écrivit ainsi Ozawa dans son livre de conversations avec l’écrivain Haruki Murakami.

Seiji Ozawa
Copyright Berliner Philharmoniker ; coffret Ozawa

D’emblée ce coffret frappe par sa beauté, en rouge et blanc comme un linceul japonais pour honorer cet empereur de la musique classique. Et puis on l’ouvre délicatement comme on procéderait à la cérémonie du thé pour y découvrir toutes ses saveurs, française bien évidemment avec ce Ravel dont il fut, en compagnie de Martha Argerich le plus grand interprète, mais également ce Berlioz dont il demeurera certainement avec Charles Munch et John Eliot Gardiner, l’un de ceux qui domestiqua le mieux le feu du compositeur français. La Première Symphonie de Mahler est aussi là, interprétée le 3 février 1980.

D’autres saveurs se dégagent de ce coffret : le classicisme germanique avec un Haydn parfait et une Leonore magnifique. Sa conduite, parfaitement ciselée avec ce qu’il faut de passion, accompagne tantôt le violon étincelant d’un Pierre Amoyal dans le concerto de Bruch, tantôt se révèle mystérieux en compagnie de l’alto d’un Wolfram Christ chez Bartók. Chaque fois, le ton est juste avec ce qu’il faut de grandeur, maniant la baguette comme d’un sabre et faisant sien le dicton kurde voulant que « si Dieu est ton ami, peu importe que ton sabre soit de bois. »

Les différentes composantes du Berliner Philharmoniker s’avèrent être de parfaits compagnons dan ces voyages que nous proposent Ozawa. Les cuivres se dressent ainsi tels de magnifiques sommets dans la première symphonie de Tchaïkovski que le chef chef gravit avec grandeur. Parvenu au sommet, il y déploie une musique qui tient de l’épopée où l’auditeur contemple cet horizon musical dominé par les sommets de l’Alpensymphonie de Strauss,la Symphonie n°7 de Bruckner et la Symphonia Serena de Paul Hindemith, transcendés il est vrai par des enregistrements d’une incroyable qualité.

En mai 2009, Ozawa dirige l’Elijah de Mendelssohn avec une merveilleuse distribution : Matthias Goerne dans le rôle titre accompagné d’Annette Dasch, Anthony Dean et Nathalie Stutzmann. Un oratorio présent sur le Blu-ray accompagnant ce coffret où l’on peut apprécier la conduite du chef japonais.

Après une longue absence de près de sept ans, Ozawa revient en avril 2016 pour diriger la phalange berlinoise. Il est fait à cette occasion membre honoraire de l’orchestre  « ….. » raconte ainsi Haruki Murakami dans un essai inédit présent dans le coffret. Ozawa enregistre l’ouverture Egmont ainsi que la Fantaisie pour piano de Beethoven en compagnie de Peter Serkin, fils du grand Rudolf. Un Beethoven avec qui il converse aujourd’hui dans le temple des dieux de la musique. Reste à nous autres auditeurs, le privilège, avec ce coffret, d’en apprécier une chapelle.

Par Laurent Pfaadt

Berliner Philharmoniker & Seiji Ozawa, coffret 6 CDs and Blu-ray disc
Berliner Philharmoniker recordings

A lire également :

Haruki Murakami & Seiji Ozawa, De la musique, Conversations, traduit de l’anglais par Renaud Temperini, Belfond, 2018

Les spectateurs engagés de la République

A l’occasion de la publication de leurs nouveaux ouvrages sur la Troisième République, portrait croisé des historiens Michel Winock et Jean-Noël Jeanneney


Devenus octogénaires, les voilà désormais plus vieux que celle dont ils sont tombés amoureux il y a bien longtemps. S’ils en ont raconté l’histoire, ce fut d’abord une histoire d’amour ou un amour d’histoire. Mais seul Jean-Nöel Jeanneney a franchi le Rubicon républicain pour tenter de la faire. Peut-être par atavisme. Michel Winock a préféré les intellectuels au milieu de ces voix de la liberté qu’il magnifié dans son ouvrage qui lui valut le Prix Roland de Jouvenel de l’Académie française en 2001. Un prix venant s’ajouter aux honneurs de la République des lettres : Prix Medicis essai pour Le Siècle des Intellectuels (1997) et finalement Prix Goncourt de la biographie pour sa Madame de Staël (Fayard, 2010). Intellectuel, il l’est resté jusqu’au bout en refusant la légion d’honneur à l’inverse de Jean-Noël Jeanneney devenu président de la Bibliothèque Nationale de France où des milliers d’étudiants viennent se pencher sur les livres de Michel Winock. Noblesse républicaine oblige mais qui a dû faire le deuil de cette présidence d’une République des lettres qui lui a refusé l’immortalité. Jean-Noël Jeanneney aurait pu reprendre à son compte la formule de son héros : « Il y a deux organes inutiles : la prostate et le Président de la République. »

Jean-Noël Jeanneney et Michel Winock ont ainsi passé leurs carrières, leurs vies d’historiens à ausculter la Troisième République, à travers ses institutions et ses grandes figures. Et pour cause. Jean-Noël Jeanneney l’a en héritage. Petit-fils de son dernier président du Sénat, Jules Jeanneney, il lui a consacré un essai qui figure dans le nouveau volume de la collection Bouquins rassemblant plusieurs de ses livres. Issu d’un milieu modeste, Michel Winock, est resté quant à lui sur la berge universitaire pour observer ces cataractes républicaines qui ont charrié entre 1871 et 1940 les hommes et les idées de la plus belle des républiques. Parvenu à cet âge où l’on perd ses amis, il enchaîne aujourd’hui avec plaisir ces enterrements républicains, de Louis Rossel, « le patriote au poteau », seul officier à avoir rallié la Commune et aujourd’hui oublié à Charles Péguy, mort au champ d’honneur voilà 110 ans en passant par Victor Hugo, Louise Michel et bien évidemment Jean Jaurès, assassiné en même temps que la paix, le 31 juillet 1914.

Jean Jaurès, voilà la figure qui rassemble, avant Clemenceau, nos deux hommes. « J’ai mille raisons de préférer le combattant inépuisable de la paix à celui que Romain Rolland appellera plus tard le « rossignol du carnage », l’internationaliste au doctrinaire de l’enracinement » écrit ainsi Michel Winock dans son dernier ouvrage Pompes funèbres en comparant le fondateur de l’Humanité à Maurice Barrès dans son portrait en miroir. Jean-Noël Jeanneney ne dit pas autre chose dans l’un de ses principaux succès de librairie, Le Duel, une passion française 1789-1914 (Seuil, 2004) lorsque Jean Jaurès demanda réparation à Paul Deroulède, l’idole de Barrès et chantre de la revanche face à l’Allemagne et du nationalisme : « Son siècle lui impose, en dépit de tout ce qui aurait dû l’en détourner, de surgir seul, ici, hors de la foule ».

Et puis bien évidemment le Tigre. Chacun lui a consacré une biographie et s’en est constamment approché de près ou de loin, par le biais de la Grande guerre et en compagnie de certains de ses collaborateurs comme Georges Mandel, cet homme qu’on attendait pour reprendre le titre du très bel ouvrage de Jean-Noël Jeanneney et dont le destin aurait pu être celui d’un Charles de Gaulle. Un Clemenceau aux côtés de Michel Winock dans ces cortèges funèbres. Chroniquant comme journaliste l’enterrement du Président de la République Sadi Carnot, assassiné par un anarchiste le 25 juin 1894 et qui « avait donné à son pays tout ce qui était en lui, y compris la vie », le Tigre fut hué aux obsèques d’un Zola qui avait publié dans son journal, L’Aurore, son fameux « J’accuse… ». Une figure qui, devenue octogénaire comme nos spectateurs engagés, affirmait que « les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, qui ont tous été remplacés » Or, il arrive parfois que des historiens talentueux se glissent parmi l’assistance…

Par Laurent Pfaadt

Jean-Noël Jeanneney, Une République française 1870-1940
Bouquins, 1344 p.

Michel Winock, Pompes funèbres. Les morts illustres, 1871-1914
Aux éditions Perrin, 2024, 352 p.

A lire également :

Michel Winock, Gouverner la France
Gallimard, coll. Quarto, 2022, 1216 p.
Ego-Histoire, Bouquins, 2024, 1120 p.