La pie voleuse

Un film de Robert Guédiguian

Depuis Les Neiges du Kilimandjaro en 2011, Robert Guédiguian n’avait plus tourné dans le quartier de l’Estaque pour décor, port de pêcheurs dans le nord de Marseille où il a grandi. Cependant, ce n’est pas la carte postale qu’il met en avant dans ses films mais ses habitants avec souvent leur déception d’avoir vu leurs rêves et idéaux trahis. La pie voleuse raconte le système D pour survivre et Guédiguian témoigne en sa confiance en l’humanité.


Les films de Guédiguian font l’effet de revoir des amis de toujours. Dans La pie voleuse il y a bien sûr Ariane, mais aussi Gérard et Jean-Pierre. Celui-ci a vieilli. Il se déplace désormais avec des béquilles et en fauteuil roulant. Grégoire Leprince-Ringuet est de la partie ainsi que Robinson Stévenin et une nouvelle venue, radieuse, Marilou Aussilloux. M. Moreau (Jean-Pierre Darroussin), emploie Maria (Ariane Ascaride) pour le ménage et les repas. Une grande bienveillance les lie, de même qu’elle s’entend très bien avec d’autres personnes âgées qui ont besoin d’elle physiquement et moralement. Une solitude pèse, réconfortée par le sourire de Maria. Et lorsque l’on apprend pourquoi elle leur dérobe l’un ou l’autre billet, difficile de ne pas la comprendre. Bruno, son mari (Gérard Meylan, acteur non professionnel toujours excellent chez Guédiguian) touche une retraite de misère car il a effectué beaucoup de travaux non-déclarés. Le couple s’est laissé charmer à l’époque par le modèle de la petite villa avec piscine et s’est endetté. Comme le dit Guédiguian : « Ils n’ont pas compris que le capitalisme était une machine à rêves bidons, des rêves non à vivre mais à consommer pour alimenter la course au profit, à la croissance… Tout à crédit : un salon, un canapé, une petite piscine, jolie et rafraîchissante pour l’été. Mais ils ne parviennent plus à l’entretenir, et l’eau stagne comme leur vie ». Alors Bruno joue de l’argent et Maria vole ses petits vieux.

Cependant, ils ont un petit fils qui joue admirablement du piano. Il aurait les capacités à passer le concours pour entrer au conservatoire. Mais encore faut-il qu’il ait un piano sur lequel s’entraîner et des cours particuliers pour progresser.

La pie voleuse charme par ses qualités scénaristiques. Guédiguian a foi dans le cinéma, à sa propension à raconter des histoires. Il dit avoir pensé à Ozu, avoir voulu placer son film sous le signe de la sincérité et de la douceur, avoir opté pour la simplicité, une simplicité qui cache une complexité profonde. Dans un dialogue avec M. Moreau, Maria s’étonne de la façon dont les rêves peuvent se construire. Et ainsi se tricote La pie voleuse avec la connivence du spectateur d’abord entraîné sur une fausse piste puis les éléments font sens et s’agencent par les effets du hasard en un puzzle dont on peut s’amuser. La pie voleuse est une comédie portée par une partition au piano qui donne le ton, depuis un cambriolage burlesque sur lequel s’ouvre le film et qui en sera la clef. Tout est grave et rien ne l’est finalement car l’Amour domine, un amour auquel rien ne résiste. « Aimons-nous les uns les autres ! » serait l’arme fatale qui dénoue tout conflit, même quand il s’agit d’une lutte des classes. Certes la naïveté l’emporte mais les bons sentiments font du bien en ces temps troublés. Ils sont devenus trop rares. Laissons-nous aller à y croire !

Par Elsa Nagel

Cécile

Ce n’est pas un spectacle, ce seul-en-scène de Cécile Laporte mis en scène de Marion Duval est une présence qui ne se dérobe pas et nous conduit dans les artefacts de son histoire là où elle s’est engagée avec ses convictions, ses doutes, ses essais, ses découvertes d’une vraie vie dont elle ne soupçonnait pas qu’elle serait aussi mouvementée. Et pourtant, une des premières expériences qu’elle tient à nous livrer nous la montre toute jeune qui, dans le besoin de trouver un emploi rémunéré accepte d’accompagner un groupe d’handicapés dans un refuge de montagne difficile d’accès alors qu’elle sait à peine conduire et qu’elle n’a pas vraiment l’expérience requise pour faire de l’animation. Et finalement grâce à eux tous elle s’en sort. Thèmes et moments forts viennent à être racontés, mimés parfois illustrés par des photos. Cécile va et vient le long de la scène, la quitte soudain pour aller au plus près des spectateurs.


© Mathilda Olmi

 Un grand moment sera celui où, revêtant sa tenue de clown, avec masque et perruque, elle évoquera ses interventions à l’hôpital auprès des enfants pour la plupart atteints d’un cancer. Grimaces et diction à l’appui, elle nous introduit dans ce monde difficile, complexe et parfois morbide, sachant être drôle et éviter toute sensiblerie tant et si bien que l’accompagner dans ce parcours crée en nous malaise et découverte.

Mais on est au-delà car on touche à la réalité qu’elle soit dure ou surprenante, elle est toujours une façon pour elle comme pour nous d’ouvrir les yeux et de nous inviter à poursuivre un chemin qui n’est ni droit, ni oblique, car il est de ceux que la vie nous oblige à emprunter avec sa part d’improvisation, de déceptions et d’espoir. 

Entre autres thème abordés, celui, délicat de la sexualité, sans pudibonderie mais avec une délicatesse qui laisse toute sa place à cette part d’ombre souvent cachée, si essentiellement vitale pour tous, la mêler à l’écologie et à la sauvegarde des forêts est assez prodigieux, vrai, efficace et ne manque pas d’humour. On en sort « laver du péché de la chair » et fermement écologiste.

Passer d’un thème à l’autre n’est pas un problème pour celle qui a pris le parti d’aller vers nous sans réserve, avec la sincérité qui anime bien de ses souvenirs, qu’elle nous livre en une sorte  de suites improvisées, et même s’ils peuvent la montrer dans la dernière partie de ce long parcours aux prises avec la folie et emprisonnée en HP, essayant d’échapper à  ces énormes marionnettes qui veulent la capturer.

Fort heureusement qu’elle s’en délivre et laisse place sur la scène à l’énorme tête carnavalesque qui crache sur nous ses confettis multicolores.

Nous venons de rencontrer une personne exceptionnelle que le public a fortement appréciée tant sa générosité à partager ses expériences nous a fait vibrer, nous a impliqué, réveillant nos propres souvenirs, un public qui n’a pas hésité à suggérer des mots et expressions familières à une comédienne ravie de ces échanges chaleureux et qui n’a pas hésité à le solliciter avant de partir à entrer dans la lutte anti colonialiste et à défendre La Palestine.

Marie -Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 22 janvier au TNS

En salle jusqu’au 1er février

les amants d’Auschwitz

Quatre-vingt ans après la libération du camp d’Auschwitz, des histoires incroyables semblent toujours traverser, intactes, le temps et parviennent encore à nous émouvoir et à revivifier une mémoire qui disparaît avec la mort des derniers témoins. Telle fut l’histoire de Zippi et de David, les amants d’Auschwitz.


Zippi fut une juive slovaque. David, un juif polonais. Tous les deux furent déportés à Auschwitz en 1942. Le camp est alors en construction, on doit y ajouter l’annexe de Birkenau pour pouvoir tuer en masse. Les Slovaques ont été parmi les premiers juifs à y être déportés. Là-bas Zippi intègre l’administration du camp et grâce à la protection de la terrible Maria Mandl, cette gardienne réputée pour sa férocité, elle aide un certain nombre de juifs, parvenant parfois à les sauver d’une mort certaine. Bientôt, son regard croise celui de David. Dans le reflet des crématoires s’allume alors, dans son coeur, au milieu des ténèbres, la flamme de l’amour. « Il était très jeune ; elle avait quelques années de plus. Il manquait d’expérience ; elle était avisée et sûre d’elle. Leurs regards se croisèrent ; elle le choisit. Alors que la mort et la destruction rôdaient autour d’eux, ils se hissèrent dans une alcôve improvisée et ouvrirent une fenêtre. L’un près de l’autre, ils n’étaient plus des numéros ; ensemble, ils n’étaient plus seuls » écrit ainsi Keren Blankfeld, journaliste qui excelle dans les récits de non-fiction et peint avec des mots d’une douceur inouïe cet amour prenant vie dans ce lieu de mort.

A Auschwitz tomber amoureux peut être une stratégie de survie. Elle peut aussi vous conduire à prendre des risques inconsidérés jusqu’au tombeau. Le lecteur, accroché à l’histoire de Zippi et de David, avale les pages pour savoir si nos deux amants vont s’en sortir car à chaque fois, le destin semble sourire aux amoureux. L’auteure entremêle ainsi à merveille les destins de nos deux amants et de ces personnages secondaires qui composent le roman. Zippi et David ont promis se retrouver à Varsovie sitôt la fin de la guerre. Ils ne se reverront que soixante-dix ans plus tard pour connaître les raisons de leur survie. Et nous lecteurs, nous étions là grâce à ce livre merveilleux et tendre.

Par Laurent Pfaadt

Keren Blankfeld, les amants d’Auschwitz, traduit de l’anglais par Karine Guerre
Aux éditions Albin Michel, 496 p.

Interview Alexandre Bande

« Ce lieu fut le plus meurtrier des centres de mises à mort »

Alexandre Bande est professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires au Lycée Janson de Sailly à Paris, intervenant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, au Mémorial de la Shoah et à l’INSPE de Paris. Il a coordonné plusieurs ouvrages notamment la Nouvelle histoire de la Shoah (Passés composés, 2021) ou l’Histoire politique de l’antisémitisme en France (Robert Laffont, 2023). Pour Hebdoscope, il revient sur son dernier ouvrage, Auschwitz 1945 (Passés composés).


Quelle est la situation que découvre les Soviétiques en entrant dans le camp d’Auschwitz, le 21 janvier 1945 ?

Après de rudes combats, les soldats soviétiques prennent possession dans l’après-midi du 21 janvier 1945 d’un imposant complexe concentrationnaire composé de plusieurs camps et sous-camps et découvrent ce qu’il reste des chambres à gaz, des crématoires et des nombreux effets personnels volés aux déportés dès leur arrivée. Les soldats soviétiques qui entrent dans Auschwitz sont des combattants, ils ne sont pas préparés à affronter ce qu’ils découvrent. L’urgence est alors de nourrir, de soigner et de tenter de sauver les milliers de déportés dont plusieurs dizaines d’enfants encore vivants à leur arrivée. Ils vont mettre des jours, peut être des semaines, à saisir l’ampleur du crime et du drame qui se sont déroulés en ce lieu dont la « lecture » est particulièrement difficile en raison de son immensité, du froid, de la neige et des destructions. Il leur est logiquement impossible de percevoir immédiatement le nombre de victimes, la manière dont le complexe fonctionnait économiquement ainsi que les rouages du système de mise à mort. 

A la lecture de votre ouvrage, on découvre qu’Auschwitz fut plus qu’un simple camp, un complexe voire même un projet urbain

En effet, lorsque les autorités nazies décident d’implanter dans la ville d’Oswiecim (Auschwitz en allemand) un camp de concentration au début de l’année 1940, ils envisagent également de faire de cette ville un « avant-poste » de la colonisation allemande à l’Est. Rattachée au Reich, comme toute la partie occidentale de la Pologne, cette ville est vidée de la plupart de ses habitants (dont 60% étaient juifs avant la guerre) et un vaste projet d’aménagement urbain, de mise en valeur des terres agricoles et des richesses naturelles est mis en œuvre par la SS. Enchevêtrement d’usines, d’entrepôts, de fermes modèles et de structures concentrationnaires, le complexe d’Auschwitz s’étendait sur plusieurs dizaines de km². De grandes entreprises allemandes (IG Farben, Siemens) ont profité d’une main d’œuvre servile et « corvéable à merci » pendant plusieurs années, les SS ont même tenté de développer du caoutchouc synthétique. Si le nom d’Auschwitz est encore aussi fortement ancré dans les mémoires, 80 ans après, c’est que ce lieu ne fut pas seulement le plus peuplé des camps de concentration du Reich – plus de 100 000 déportés à l’été 1944 – mais aussi le plus meurtrier des centres de mises à mort puisqu’un million cent mille personnes dont près d’un million de Juifs y ont été assassinés. 

La libération du camp ne signifia pas pour autant la liberté pour de nombreux déportés

Lors de leur entrée dans les différentes parties du camp, les Soviétiques découvrent environ 7000 survivants abandonnés par les SS le 18 janvier précédent lors de l’évacuation de près de 60000 déportés valides. Ces déportés, très majoritairement juifs, étaient dans un état de santé fort précaire. Décharnés, épuisés, souvent malades ou gravement blessés (c’est pour cela qu’ils n’avaient pas été forcés à se déplacer à partir du 18 janvier 1945), ils sont pris en charge de toute urgence par les services de santé soviétiques et la Croix Rouge polonaise. Initialement, les malades sont soignés dans les trois parties du complexe du camp d’Auschwitz, à savoir l’ancien camp principal, Birkenau et Monowitz. Mais les conditions dans les hôpitaux n’étant pas bonnes, surtout dans les deux derniers camps, le manque de médecins et de personnels infirmiers, malgré l’investissement de plusieurs dizaines de déportés valides, rendent difficiles les déplacements entre hôpitaux. Rapidement, comme le relate Primo Levi, les malades des différents camps furent rapatriés dans l’hôpital principal situé au cœur d’Auschwitz I administré par les Soviétiques. Les plus faibles périssent, parfois plusieurs semaines après le 27 janvier, les autres se rétablissent, sont soignés et quittent progressivement les lieux. 

L’historiographie insiste rarement sur ces semaines, ces mois qui ont suivi la libération du camp, pourquoi ? 

En effet, les ouvrages existant sur l’histoire d’Auschwitz évoquent rapidement l’épisode du 27 janvier 1945 et le basculement vers le lieu de mémoire que devient une partie du camp dans les années qui suivent. Mais à l’exception de quelques historiens polonais, rares étaient ceux qui s’étaient penchés sur ces questions. L’ampleur du crime de masse qui s’est déroulé à Auschwitz, l’importance de la parole des survivants, la symbolique associée à ce lieu de mémoire si spécifique ont contribué à focaliser l’attention des historiens sur l’histoire du site, son fonctionnement, sur les spécificités du système concentrationnaire et exterminatoire sans équivalent dans le processus de la « Solution Finale ». 

Laurent Pfaadt

Dans le trou de la serrure

Une passionnante exposition explore l’évolution de l’intimité

A l’heure des réseaux sociaux et de l’exposition permanente de l’intimité, voire son dévoilement volontaire, existe-t-il encore une intimité ? C’est ce que tente d’explorer la brillante et instructive exposition des arts décoratifs qui emmène ses visiteurs des chambres à coucher aux réseaux sociaux en passant par les cosmétiques et autres sextoys.


Musée des arts décoratifs
©Sylvain Silleran

La notion d’intimité naît véritablement au XVIIIe siècle mais ce n’est qu’au XIXe qu’elle s’affirme comme un espace de division sociale d’une société qui voit l’émergence d’une classe bourgeoise partagée désormais entre sphères familiale et professionnelle où les femmes sont reléguées dans la première avant qu’elles ne s’en émancipent progressivement. Comme le rappelle Christine Macel, ancienne directrice du musée des arts décoratifs et qui a coordonné le catalogue qui accompagne l’exposition : « si aujourd’hui, les femmes ne sont plus recluses dans l’espace privé (…) l’intime constitue néanmoins  un espace dans lequel elles ont été et sont particulièrement actives : avec la remise en cause du mariage obligatoire, la demande d’égalité au sein du couple, la notion du consentement sexuel, elles ont, plus largement, contribué à la redéfinition de l’intime ».

S’introduisant dans les chambres à coucher, partagées ou non, et se singularisant, mais également dans les cabinets de toilettes, l’exposition convoque Michèle Perrot, le peintre Antoine Watteau ou la photographe Nan Goldin pour expliquer comment s’est formalisée l’appropriation d’un lieu à soi ou l’irruption des préoccupations liées à l’hygiène qui ont été des jalons de la construction d’une intimité jusqu’alors peu formalisée.

Cette intimité nouvellement créée va ainsi servir d’écrin à l’expression d’une beauté féminine et les pièces venues du mobilier national et ces magnifiques rouges à lèvres devant lesquels nombre de visiteuses tombent en pâmoison et parfums qui donnent une dimension olfactive fort agréable à l’exposition sont autant de témoignages d’une intimité qui s’entourent de codes et d’attributs.

D’attributs, il en est donc question, y compris sexuels car l’intimité est aussi liée à une sexualité qui s’expose dans la fameuse toile de Fragonard et la collection de sextoys et va connaître, comme le montre parfaitement l’exposition, nombre de mutations. Une exposition qui tombe finalement à point nommé alors que notre société s’interroge à nouveau sur la question du consentement, de savoir qui a le droit de décider de notre intimité, d’entrer dans cette dernière.

La dernière partie de l’exposition avance d’ailleurs prudemment sur ce terrain où l’intimité est désormais tantôt livrée, tantôt asservie aux nouvelles technologies. Sans apporter de réponses, elle se borne à constater qu’une fois de plus, l’évolution de l’intimité bouleverse le rapport entre les femmes et les hommes. Mais surtout, surfant sur les réseaux sociaux et naviguant à vue dans notre société de surveillance, elle met en garde sur les dangers d’un progrès qui peut se révéler destructeur pour les rapports humains. La société débattant sur les bienfaits de l’eau est bien loin, remplacée par celle des journaux intimes désormais partagés à la terre entière sur Instagram. Une exposition qui constitue une véritable prise de conscience.

Par Laurent Pfaadt

L’intime, de la chambre aux réseaux, Musée des arts décoratifs
Jusqu’au 30 mars 2025

Catalogue de l’exposition : L’intime, de la chambre aux réseaux, sous la direction de Christine Macel, coédition Gallimard/musée des Arts décoratifs, 288 p.