Affluents de papier

Matthew Neill Null ©Melania Avanzato/Opale

L’écrivain
américain
Matthew Neill
Null est de retour
avec une série de
nouvelles
éblouissantes

C’est la petite
merveille
étrangère de cette
rentrée littéraire.
Neuf nouvelles pour arpenter la nature sauvage et préservée des
Appalaches. Après Le Miel du lion (Albin Michel, 2017), Matthew
Neill Null revient avec ces nouvelles où l’on retrouve ses matrices
littéraires taillées comme des grumes dans son roman précédent
et surtout cette langue si imagée, si parfaitement sculptée dans
ces rochers inaltérables, dans ces troncs d’arbres qui craquent ou
dans cette rivière qui tantôt « s’était soulevée dans un gémissement
d’accouchement avant de se fragmenter »
tantôt « montrait les dents ».
On lit et relit ces nouvelles, encore et encore, jusqu’à l’ivresse
comme un bourbon qui, jamais, ne donne mal à la tête. Ça sent la
sueur des hommes, l’humus, le sang, l’alcool chèrement gagné. La
vie semble passer sans distinction des animaux aux hommes puis
aux plantes pour ne former qu’un tout, celui d’une nature
redevenue primitive où l’amour, l’amitié mais également la
violence et la mort se mêlent indistinctement dans un malström
épique plein de grâce tel ces tourbillons qui emportent les troncs
vers les rapides et charrient les corps. A la violence des hommes
répond celle, incommensurable de son environnement et pousse
ces derniers en même temps que les lecteurs à l’humilité, au
respect.

Evidemment, la beauté de ces nouvelles qui sont autant
d’affluents se rejoignant dans ce fleuve naissant que constitue
cette œuvre littéraire en construction, tient aussi à sa dimension
nostalgique car elle offre de contempler ces endroits tels qu’ils
existaient avant l’action mortifère des hommes. Parlerons-nous
un jour de génocide environnemental opéré par cette société
contemporaine qui a transformé ces rivières en déversoirs à
poisons et a rasé ces forêts millénaires ? Peut-être bien. Car à y
regarder de plus près, ces lignes qui rappellent London pour la
beauté des paysages et Steinbeck pour cette relation des hommes
avec leur environnement et ce travail de forçats qu’ils y menèrent
nous embarquent dans un monde révolu, celui d’un rapport de
force entre l’homme et la nature à l’avantage de cette dernière et
qui s’est inversé depuis. Null montre dans chacune de ses
nouvelles que cette inversion est contre-nature. On a l’impression
de revivre le génocide indien. Après avoir éradiqué les peuples,
voilà que l’homme, sous couvert du progrès, annihile son propre
environnement sans savoir – ou plutôt à l’image de Sarsen, le
héros de la très belle nouvelle La lente bascule du temps, qui ne le
sait que trop bien – jusqu’où cette folie le mènera. Car à y
regarder de plus près, Matthew Neill Null, en écrivant sur cette
nature puissante et grandiose, ne fait que parler de ces hommes
trop orgueilleux pour ne pas avouer leurs défaites et trop
aveugles pour constater leurs impuissances.

Matthew Neill Null, l’un des prodiges de la littérature américaine,
parti sur les traces appalachiennes de ses brillants aînés Ron Rash
et Taylor Brown, n’a plus rien à envier à ces derniers. Sa voix qui
court sur les lignes des crêtes, désormais mêlée à celles des
draveurs, des commis-voyageurs et des anciens Cherokees, est
partie pour résonner longtemps.

Par Laurent Pfaadt

Matthew Neill Null, Allegheny River,
Terres d’Amérique Albin Michel 288 p.