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L’éperon de la Baltique

La nouvelle
Philharmonie de
Hambourg compte
parmi les belles
réalisations
architecturales du
moment.

Le 11 janvier 2017 a
été inaugurée la nouvelle salle de concert de Hambourg. Celle que
l’on surnomme l’Elphi, le Philharmonie de l’Elbe, attire déjà tous les
mélomanes et les curieux de l’Europe entière. Il faut dire qu’il y a de
quoi. Conçue par le cabinet d’architectes suisses Herzog & de
Meuron, Prix Pritzker 2001 et à qui l’on doit notamment le stade
olympique de Pékin, le fameux « nid d’oiseau » ou le San Francisco
De Young Museum, sa forme de vaisseau ne laisse personne
indifférent. A l’intérieur, le bâtiment trapézoïdal qui avance comme
un éperon dans le port de Hambourg, comporte deux salles de 2150
et 550 places mais également un hôtel de 250 chambres, 45
appartements de luxe et surtout, perché à 37 mètres de haut, un
immense plateau de 4000 mètres carré où les auditeurs, depuis le
foyer, ont une vue imprenable sur les rives de l’Elbe.

Côté musique car après tout nous sommes dans une salle de
concert, la prouesse architecturale s’est doublée d’une réussite
sonore. Avec son agencement en vignoble à la manière de son aînée
berlinoise et en plaçant l’orchestre au centre, la musique rayonne de
partout. On peut presque toucher le chef. D’ailleurs, c’est ce qu’ont
pu apprécier les spectateurs du concert inaugural du 11 janvier
entre mélodies de Wolfgang Rihm et Ode à la joie de la Neuvième
de Beethoven. Pour ceux qui n’ont pu être là, le premier
enregistrement consacré à l’enfant chéri de Hambourg, Johannes
Brahms, permet également de se rendre compte de ce son cristallin
qui traverse tantôt furieusement, tantôt subrepticement les
troisième et quatrième symphonies du compositeur sous la
baguette de Thomas Hengelbrock et de l’orchestre de la radio de
Hambourg rebaptisé pour l’occasion NDR Elbphilarmonie.

Près de 600 000 visiteurs ont déjà pu admirer cette prouesse
architecturale comparable aux différents musées Guggenheim de
Bilbao ou de New York. Dresser sur la proue de ce navire qui avance
vers l’horizon, vos oreilles résonneront certainement de son passé
brahmsien mais se dresseront également au-delà de cet océan qui
vous fait face et d’où nous parviennent les échos de cette Amérique
de Varèse.

Laurent Pfaadt

A écouter :
Elbphilharmonie First Recording – Brahms:
Symphonies Nos. 3 & 4, NDR Elbphilharmonie Orchester,
dir. Thomas Hengelbrock, Sony Classical.

Aneckxander

Ce spectacle  a été présenté dans le cadre du Festival EXTRADANSE de Pôle Sud Strasbourg

De la danse, peut-être pas, mais une performance remarquable
d’Alexander Vantournhout, un artiste polyvalent, danseur,
circassien, acteur qui a travaillé avec la dramaturge Bauke Lievens
pour monter ce solo qui montre comment le corps peut être mis
dans tous ses états.

C’est à la fois étonnant, drôle, poignant et beau.

Ce grand jeune homme, au visage impassible, au regard
intensément bleu se dénude devant avant d’entreprendre un solo
au cours duquel il met  son corps à l’épreuve. Se succèdent
pirouettes, roulades, plongeons exécutés avec une détermination
sans faille, mais , semble-t-il, mentalement réfléchies, des
exercices comme improvisés, repris avec exactitude d’abord,
avant  qu’il n’y introduise quelques variantes. C’est ainsi  que pour
rendre la performance plus compliquée, plus violente il chaussera
d’énormes chaussures Buffalo et enfilera des gants de boxe. Entre
chaque réalisation, il traverse lentement le plateau pour
déclencher sur le clavier quelques notes d’une composition
d’Arvo PÄRT.

Il nous surprend encore en étirant son cou très long qui le fait
ressembler à un échassier. D’ailleurs le titre du spectacle vient du
mot anglais « neck » qui veut dire « cou »  et du surnom qui lui avait
été donné en raison  de cette particularité de son anatomie.

Les postures qu’il réussit à prendre et à tenir bras et jambes
croisés, tordus, muscles saillants, évoquent les statues des grands
maîtres de la sculpture. Quand il les abandonne soudainement ses
déséquilibres nous font trembler. Il se dégage de cette prestation
l’idée d’une recherche pour explorer le corps, d’une forte
intériorité, d’une grande solitude qu’il semble vouloir rompre en
tendant ses bras vers nous. De toute évidence, il a réussi à
captiver notre regard, à nous troubler et à nous émouvoir.

Marie-Françoise Grislin

Médée-Matériau de Heiner Muller

D’abord nous sommes invités à lire le texte projeté sur un écran
dans la traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger.
Commence un spectacle qui pour beaucoup va se révéler à la
limite du supportable. Mais comment pourrait-il en être
autrement quand on va vers cet absolu de souffrance que, Médée,
ce personnage hors norme symbolise et représente.

Le metteur en scène Anatoli Vassiliev a choisi pour prendre en
charge le rôle ce cette barbare une comédienne exceptionnelle,
Valérie Dréville .Elle a travaillé  auprès de lui et ils ont, il y a onze
ans déjà monté ce texte d’Heiner MÜller qu’ils reprennent
aujourd’hui, une pièce d’une densité telle qu’elle nous étouffe par
sa noirceur.

C’est une interprétation sans concession qui nous advient avec
Valérie Dréville.

Assise comme La Pythie sur un trône en bois, simplement vêtue
d’une robe colorée, jambes écartées, l’actrice au centre du
plateau apparaît comme une maîtresse des lieux.

Soudain une voix rauque sort de sa gorge, de ses entrailles pour
interpeller Jason et la nourrice. Les mots sont hachés, éructés,
stoppés net parfois avant des reprises où la voix s’égare dans les
replis de l’être, rendant le texte presque incompréhensible.
Comme il nous a été présenté au début de la représentation, nous
en retrouvons les mots même s’ils ont été déformés par cette
diction inhabituelle.

Nous sommes déroutés mais Médée ne l’est-elle pas, elle qui s’est détournée de son destin, a trahi son peuple, tué son frère pour
l’amour de Jason qui maintenant l’abandonne?

Devant ce fait ,Médée est sans merci, implacable. Pour exister
encore elle se défait de sa relation à Jason, fait mourir la fiancée
et les enfants.

C’est un rituel de mort qui nous fascine mais que le jeu de la
comédienne met à distance de l’horreur et de l’apitoiement.

Elle propose un jeu très physique qui engage tout son corps dans,
paradoxalement une grande économie de gestes .Il lui suffit de
couvrir son visage de traînées blanches pour devenir une
farouche guerrière, de mettre en évidence un phallus entre ses
jambes pour  marquer  l’inscription  de Jason sur son propre
corps, de dégrafer sa robe et l’enlever pour en faire la torche qui
brûlera Créuse, la future épouse de Jason, enfin d’amener vers
elle les deux petites marionnettes qui représentent ses enfants et
ceux de Jason pour, après les avoir serrés contre elle ,les
déchiqueter et les jeter dans la vasque où  se consument dans les
flammes son passé, son amour et sa haine.

Tout au long de  représentation seront projetés sur un écran en fond de scène l’immensité du ciel et les mouvements de la mer agitée comme les reflets de l’âme tourmentée de Médée.

Un spectacle puissant et déconcertant à l’instar de ce personnage  tragique.

Marie-Françoise Grislin

Partir et raconter, une odyssée clandestine

Ils meurent par milliers dans cette
Méditerranée qui fut le creuset de
notre civilisation. Elle a été notre
espoir. Elle est devenue leur
tombeau. Mais elle reste leur
espoir. D’une vie meilleure, d’une
autre vie. C’est ce que raconte
Mahmoud Traoré, migrant
sénégalais parti de Dakar en
septembre 2002 et qui mit près
de trois ans et demi pour
rejoindre Séville. Il passa
notamment par le Mali, le Niger, la
Libye, l’Algérie ou l’Espagne. Il dut
affronter tant d’épreuves qu’on a parfois l’impression d’être dans
un roman. Et pourtant tout est véridique. Malheureusement.

Ce livre n’est pas une aventure extraordinaire, ni une épopée.
Mais une odyssée ordinaire, quotidienne où chaque étape
franchie est une victoire incroyable qu’il faut oublier le
lendemain. Ce livre est une leçon permanente d’abnégation, de
courage pour retenter sa chance, encore et encore, lorsque le
destin vous permet de la retenter. La cruauté côtoie l’amour,
l’humiliation rivalise avec la bonté. C’est d’une banalité presque
affligeante. Mais c’est le quotidien d’un migrant en Méditerranée.
Leur espoir. Notre tombeau.

Mahmoud Traoré, Bruno Le Dantec, ,
Lignes poche, 2017

Laurent Pfaadt

Tigran Mansourian

Dédié à la
mémoire des
victimes du
génocide
arménien perpétré
en 1915-1916, ce
requiem du
compositeur
arménien Tigran
Mansourian
frappe d’abord par
sa beauté sonore.
Cette œuvre, fruit
d’une longue
gestation, ne vise pas à impressionner l’auditeur par des effets
sonores dramatiques mais plutôt par une simplicité lyrique qui se
transforme en chant épique. On a ainsi l’impression d’entendre
une longue plainte s’échappant d’un monastère au sommet du
mont Ararat et envoyée par ce peuple à travers les âges.

Composée selon une structure classique, l’œuvre plonge ses
racines dans la musique médiévale pour rayonner. Interpellant
Dieu, les voix du RIAS Kammerchor, certainement l’un des
chœurs les plus brillants du monde, semblent traverser cet enfer
du génocide avant de parvenir à la béatitude. Avec cette œuvre
sacrée d’une incroyable beauté, Tigran Mansourian inscrit ce
Requiem dans la droite lignée de celui de Brahms.

Requiem, ECM New series, 2017

Laurent Pfaadt

Thrilla in Luxembourg

Denis Matsuev piano –
© Todd Rosenberg Photography 2016

L’Orchestre
Philharmonique de
St Pétersbourg et le
pianiste Denis
Matsuev ont célébré
à Luxembourg la
musique de leur pays

Écouter le légendaire
orchestre
philharmonique de
Leningrad redevenu
St Petersbourg est
toujours une
expérience unique.
Et lorsque ce dernier
joue, ou devrait-on dire raconte la musique de son pays, celle-ci
devient poésie. Même s’il n’a pas remplacé le grand Mravinski,
Yuri Temirkanov apparaît aujourd’hui  comme son héritier le plus
digne. Il a maintenu dans cet orchestre cette précision du son qui
se conjugue avec un classicisme revendiqué. Kikimora d’Anatoli
Liadov, compositeur aujourd’hui oublié, témoigna à cet égard d’un
subtil dosage harmonique avec des cordes de haute tenue.

Arriva alors Denis Matsuev. Le colosse d’Irkoutsk n’est pas un
sentimental, loin de là. Il ne faut pas s’attendre avec lui à des
marques d’affection. L’ancien joueur de hockey sur glace a gardé
le goût de l’affrontement. Ses pianos en savent quelque chose. Il
entre en scène comme sur un ring, prêt à en découdre. L’orchestre
était prévenu et l’attendait. En plus le Rach 3, comprenez le
troisième concerto pour piano de Rachmaninov, c’est un peu
thrilla in Manila, ce combat de boxe dantesque entre Frazier et
Ali. Dès les premiers accords, les premiers rounds, le soliste et
l’orchestre s’observent, se jaugent. Matsuev, avec sa fougue et sa
jeunesse qui caractérisent son jeu et en fait un interprète
incomparable des préludes du même Rachmaninov, part bille en
tête. L’orchestre est là, tantôt derrière lui avec ses cors, tantôt à
côté avec son basson. Il l’observe, ne lutte pas. Pour l’instant.
Temirkanov sait en combattant  aguerri que son tour viendra,
assurément.

Sourire sardonique aux lèvres, Matsuev attaque alors la mesure
tel un félin griffant les touches. Cela donne un incomparable
sentiment de fluidité combinée à une technicité sans failles. Il
impressionne, pas de doute. Il tient le concerto dans ses crocs.
Temirkanov accompagne. Il regarde, souriant lui aussi. Il sait que
le Rach 3 n’est pas une course de vitesse mais un marathon. Le
deuxième mouvement lui donne raison. Le soliste doit tempérer
son ardeur. Son jeu gagne alors en profondeur. Arrive alors le
troisième mouvement. Le chef porte l’estocade. Elle est
extraordinaire, l’intensité mélodique est à son paroxysme.
Chacun jette ses dernières forces. Il ne s’agit plus d’un combat
mais d’une alliance, celle de la force et de la sagesse.

Puis un piano en remplace un autre. Celui de Rachmaninov se
fond dans l’orchestre de Stravinski et du ballet Petrouchka. Ceux
qui ont cru que le calme serait de retour une fois Matsuev parti,
ont dû déchanter. Temirkanov et l’orchestre ont offert un feu
d’artifices musical que n’aurait certainement pas boudé le vieil
Igor. La Philharmonie s’est subitement drapée d’un décor sonore
avec ces cordes toujours parfaites qui emmenèrent l’auditeur
dans un songe où l’on croise une flûte ailée, des trompettes
alertes, un cor farceur et des percussions tonitruantes. Tout
Stravinski est là dans cet orchestre qui respire et qui ne nous
laisse, pour notre plus grand plaisir, aucune seconde de répit.

Laurent Pfaadt

Les voleurs de Lumières

EFE/ARCHIVO/Paco Campos

Le nouveau roman
d’Arturo Perez-
Reverte nous
emmène sur les
traces de
l’Encyclopédie.
Grandiose une
fois de plus.

Enfin, les épées
sont à nouveau de
sortie ! Après un
passage par le 19e
siècle dans une
Cadix occupée par les troupes napoléoniennes où l’on maniait
plus aisément le pistolet que la rapière et le 20e siècle sur les
traces d’un artiste de street art où l’arme favorite est une
bombe…de peinture, nous voici dans cette deuxième partie du
18e siècle où l’épée devient certes ornementale mais peut
toujours servir à dénouer quelques situations inextricables. Et en
la matière, il faut dire que notre auteur en est passé maître.

La fameuse formule d’Alexandre Dumas, maître à penser de
Perez-Reverte, « l’histoire est un clou auquel j’accroche mes romans »,
n’a jamais été aussi véridique que dans ce cas. Comme dans tous
les meilleurs romans d’aventures, tout comme commence dans
une bibliothèque, en l’occurrence celle de l’académie royale
espagnole. Perez-Reverte y découvre que les vingt-huit tomes de
l’Encyclopédie qui s’y trouvent ont été ramenés de France alors
que l’œuvre de Diderot et d’Alembert était alors interdite en
Espagne. L’occasion d’explorer ce mystère était trop grand et le
romancier espagnol se précipita dans cette incroyable mission en
compagnie de ses deux héros.

Nous voilà donc parti en cette fin de 18e siècle en compagnie de
Don Hermogenes Molina, bibliothécaire de l’académie royale et
de l’amiral don Pedro Zarate. Les deux hommes sont autant
dissemblables que le sont à l’époque la France et l’Espagne. L’un
est conservateur quand l’autre se veut cartésien et athée.

La mission de nos deux héros n’alla pas sans heurts,
heureusement pour nous lecteurs d’ailleurs. Il leur fallut faire face
à un certain nombre de péripéties où tirer leurs épées leur fut
plus que recommandé notamment face à une bande de bandits. A Paris, personnage à part entière du roman, leurs pérégrinations
les mènent des salons aux bas-fonds de la capitale en passant par
le café Le Procope, quartier général des philosophes. On croise
ainsi avec délice, outre les figures tutélaires de l’Encyclopédie,
Benjamin Franklin, Condorcet, Buffon ou Choderlos de Laclos.

Deux hommes de bien est aussi, au-delà de la narration, une
formidable quête de la culture et de l’esprit contre
l’obscurantisme qui revêt une actualité plus que troublante.
D’ailleurs, l’auteur, ancien journaliste qui a observé durant des
décennies les multiples visages de l’obscurantisme, ne cache pas
que les événements de ces dernières années l’ont poussé à se
lancer dans cette nouvelle aventure littéraire afin, comme nos
philosophes des Lumières, d’éclairer ceux qui lisent encore et
liront ce roman, sur l’importance de défendre toutes les formes
de culture. C’est pour cela qu’il a lui-même participé à cette
aventure en s’immergeant dans la trame du récit et ainsi
permettre aux lecteurs d’effectuer avec lui cet aller-retour
temporel extrêmement salutaire.

On dit souvent que la plume est plus forte que l’épée. Celle de
l’Encyclopédie assurément. Celle de Perez-Reverte très
certainement car sa plume est souvent très effilée. A l’article
Courage de l’Encyclopédie, on pouvait lire ceci sous la plume du
chevalier de Jaucourt à propos du courage d’esprit, « cette
résolution calme, ferme, inébranlable dans les divers accidens de la vie,
(qui) est une des qualités des plus rares. Il est très – aisé d’en sentir les
raisons. En général tous les hommes ont bien plus de crainte, de
pusillanimité dans l’esprit que dans le coeur; & comme le dit Tacite, les
esclaves volontaires font plus de tyrans, que les tyrans ne font
d’esclaves forcés. »
Assurément, cette définition convient bien à
nos deux hommes de bien ainsi qu’à leur créateur.

Arturo Perez-Reverte,
Deux hommes de bien,
Seuil, 2017

Laurent Pfaadt

Le météore de la peinture

Egon Schiele, Autoportrait veste orange, 1913 © Albertina, Wien

Le musée de l’Albertina rendait
un hommage appuyé à Egon
Schiele

Il est de ces artistes dont la vie fut
certes brève mais dont l’œuvre
est appelée à demeurer
intemporelle. Leur jeunesse
construisit un mythe et leurs
œuvres transcendèrent les
époques, les modes et défièrent
une morale souvent subjective.
Ainsi en fut-il d’Egon Schiele qui
peut, à juste titre, être considéré
comme l’un des plus grands
dessinateurs du 20e siècle mais
également l’un de plus subversifs.

En attendant le centenaire de sa mort en 2018 et mettant à profit
son incroyable fond, le grand musée viennois de l’Albertina,
consacre ainsi une grande exposition à l’œuvre sur papier du
peintre en réunissant près de 160 dessins sur les quelques 3000
dessins, aquarelles et gouaches que Schiele a laissé.

Puisant dans une existence tumultueuse qui lui fit connaître le
deuil paternel, l’hôpital psychiatrique ou la prison, Egon Schiele
élabora très vite, dès ses premières années d’activité, un art
unique qui dissèque la condition humaine en mettant les corps et
les âmes à nue. Dans cette Vienne du début du 20e siècle, Schiele
partage avec Freud cette même conviction que toute nature
humaine est d’abord sexuelle. Et il allait porter cette réflexion
picturale à un niveau rarement atteint. Nu à la chevelure noire
(1910) en est l’exemple parfait. Avec sa puissance érotique, le
dessin est construit sous la forme d’un miroir entre le visage de la
jeune femme et son sexe. Mais au-delà du simple dessin, il agit
également sur l’inconscient de celui qui le regarde : ai-je le droit
de contempler cette femme sortie de l’adolescence ? Dans le
même temps, la jeune femme semble consciente de son pouvoir
de séduction. Nabokov n’aurait pu en dire mieux.

Tout l’art de Schiele est ainsi résumé dans ce dessin. Convoquer le
spectateur et le mettre devant ses responsabilités conscientes ou
inconscientes. Plus encore, lui renvoyer sa complicité dans la
situation qu’il contemple. Ainsi, lorsqu’il peint les enfants de la
classe ouvrière, il n’omet pas la crasse qui macule leurs visages, ni
l’usure de leurs vêtements.

Pour parvenir à cette puissance expressionniste, Egon Schiele se
détacha de la Sécession et de la figure tutélaire de Klimt qui avait
guidé ses premiers pas et inventa son propre style, surtout à
partir de 1910 et de la fondation du NeueKunstgruppe.
L’exposition montre bien tout le travail de l’artiste sur les rouges,
les orangés, les bleus qui dessinent des corps décharnés,
faméliques, ou sur ces yeux qui prennent à partie le spectateur
même lorsqu’ils sont inexistants comme dans l’Autoportrait
grimaçant
(1910). Il y a aussi ces blancs qui créent des halos de
lumière opaques autour de ses sujets (Femme nue, 1910). On
mesure alors combien les œuvres du peintre témoignent d’une
modernité stupéfiante en annonçant le pop art ou la bande-
dessinée. L’expressivité est ici décuplée et se combine à une forme
de mysticisme revendiqué par un peintre proche de la théosophie
de Rudolf Steiner.

Cet outsider de la peinture ne pouvait rester ignoré. Dès 1912, il
acquit une notoriété qui ne se démentira plus. Naissent alors
quelques chefs d’œuvre gardés bien au chaud à l’Albertina ou
venus du Léopold Museum voisin comme l’autoportrait au manteau
orange
(1913), à la veste jaune (1914) ou la célèbre Femme assise à
la jambe gauche repliée
(1917). A cette date, il ne lui restait plus
qu’une année à vivre mais le mythe était déjà né. Cette exposition
montre qu’il est toujours vivant.

Egon Schiele,
Albertina Museum, jusqu’au 18 juin 2017

Laurent Pfaadt

Lumières et ténèbres du Nord

Gabetta (© Marco Borggreve)

La violoncelliste Sol Gabetta
triomphe dans
Chostakovitch

Le Konzerthaus de Vienne est
toujours l’occasion
d’entendre ce qui se fait de
mieux en matière de musique
classique. Le programme
proposé mettait à l’honneur
Chostakovitch et les grands
compositeurs de l’Europe du
Nord. La soirée débuta ainsi
avec l’ouverture Helios du
compositeur norvégien Carl
Nielsen qui permit à l’orchestre symphonique de Vienne dirigé
pour l’occasion par le chef finlandais Jukka-Pekka Saraste, de se
confronter aux éléments sonores qu’allait libérer plus tard la
seconde symphonie de Sibelius.

Mais pour l’heure la parole ou plutôt l’archet était à Sol Gabetta,
venue rendre un nouvel hommage à Dimitri Chostakovitch et à
son premier concerto pour violoncelle dédié à Mtislav
Rostropovitch. Dans cette oeuvre, la violoncelliste excella dans
les changements de rythme et exposa avec merveille les
contrastes de la partition, passant aisément et avec la même
intensité de l’angoisse du premier mouvement à une émotion à
fleur de peau dans le second. Son duo avec la trompette,
instrument indispensable aux œuvres de Chostakovitch, fut
parfait et son solo montra, s’il en est encore besoin, que Sol
Gabetta est l’une des interprètes vivantes les plus douées de ce
concerto. La course effrénée que se sont alors livrés l’orchestre et
la soliste dans le finale constitua l’apothéose d’une interprétation
qui permit à tous de ressentir cette musique qui se transforme
avec Chostakovitch en cri.

Après la pause, Saraste nous conduisit sur les bords de ce lac
magnifique qu’est la musique de Sibelius. Le chef, qui réalisa deux
intégrales des symphonies de Sibelius, nous prouva une fois de
plus qu’il demeure l’un des grands interprètes de la musique de
son pays. Sa deuxième symphonie, certainement la plus connue et
la plus jouée de Sibelius constitua un pur moment de bonheur où
la force n’eut d’égal que la poésie développée par le chef et son
orchestre.

Ces derniers nous emmenèrent dans ces contrées sauvages où se
chantent et se narrent ces légendes ancestrales grâce à des bois
astucieusement mis en valeur dans la répétition du leitmotiv et
bien servis au demeurant par des musiciens inspirés. La clarinette
fit office de conteur tandis que les bassons témoignèrent d’une
prodigieuse fluidité. Avec cet excellent orchestre qui sut déployer
sa force pour répandre cette force tellurique, on a eu parfois
l’impression d’être un oiseau survolant ces paysages finlandais
avec leurs îles lacustres, leurs forêts de pins et leurs tourbières.
Grâce au tempo rapide qu’il imprima, Saraste conféra à son
interprétation le caractère épique inhérent à cette symphonie. La
coda emmenée par un excellent violoncelle solo et de grandioses
percussions, ne pouvait qu’être étincelante avec ses reflets
argentés tirés de ce magnifique lac musical dans lequel le public
s’est plongé avec passion.

Laurent Pfaadt

Et même le passé finit par mourir

© Wiener Staatsoper/Michael Pohn

Le Staatsoper présentait un
Oneguine très inspiré

On connaît Tchaikovski pour
ses ballets ou ses concertos
mais nettement moins pour ses
opéras. Pourtant la Dame de
pique
et Eugène Oneguine, tirés
tous deux de l’œuvre de
Pouchkine, sont depuis
longtemps inscrits au
répertoire des grandes scènes
lyriques du monde entier,
facilités par la maîtrise de plus
en plus répandue de la langue
russe.

Dans cette production du Staatsoper, la distribution a ainsi tenu
toutes ses promesses avec un Christopher Maltman campant un
Eugène Oneguine convaincant surtout dans le dernier acte. Il a
parfaitement incarné ce héros dont l’égoïsme finit par tuer son
meilleur ami, Lensky, joué par le merveilleux ténor Pavol Breslik
et se voit priver d’un amour qu’il n’a cessé de mépriser et qui finira
par lui échapper.

Comme dans toutes les plus belles histoires russes, le grand
personnage de l’opéra demeure une femme. Ici la soprano
ukrainienne Olga Bezsmertna qui a triomphé cet hiver au
Staatsoper en Pamina est à nouveau parfaite en Tatiana. Son jeu
scénique empreint d’une noblesse toute romantique convient
parfaitement à ces magnifiques héroïnes russes que l’on trouve
chez Pouchkine et Tolstoï. La trahison d’Oneguine est alors
d’autant plus exécrable, renforcée par l’attitude obséquieuse d’un
Maltman très à l’aise permettant ainsi une meilleure dramaturgie.
De plus, le jeu de Tatiana crédibilise, à travers un subtil jeu de
miroirs, celui tout en frivolité de l’autre rôle féminin, Olga. À l’aise
sur scène, Bezsmertna l’est également avec sa voix. Posée,
puissante mais sans effet superflu, la voix de la soprano n’a dans
ce registre rien à envier aux plus grandes et ses airs sont d’une
grande beauté. Au troisième acte, elle trouva même un partenaire
de choix en la personne de Mika Kares, basse de velours et de
puissance rassurante.

La mise en scène assez dépouillée offre quelques motifs de
satisfaction : l’omniprésence de la neige ouvre une porte vers
l’univers tchaikovskien assurément et les décors et costumes du
troisième acte tout en noir et blanc sont assez convaincants,
renforcés par quelques « trucs » comme cet escalier qui sert de
décor au duo final. Cependant, ils sont vite oubliés devant la
multitude de références et d’allusions qui ne permettent pas au
spectateur d’y ancrer son imaginaire (soviétique ? Russe ? 19e ?
20e ? 21e?).

Cela n’empêcha pas en tout cas le jeune et talentueux chef
d’orchestre, Patrick Lange, de poser avec assurance sa partition
qu’il maîtrisa de bout en bout. Développant magnifiquement la
dimension romantique propre à Tchaikovski avec ces explosions
de couleurs, il prit garde à ne jamais laisser l’orchestre déborder
les voix et trouva avec lui un équilibre tout à fait agréable. Et le
temps d’une soirée, Vienne avait troqué ses robes de bal pour des
pelisses pétersbourgeoises.

Laurent Pfaadt