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Juste avant l’heure

Un humaniste engagé dans la préservation des écrits juifs. Les Besicles, œuvre pionnière.

L’histoire est pleine d’ironie. Plus de 500 ans après avoir condamné les écrits de Johannes Reuchlin, l’université de la Sorbonne via l’un de ses plus éminents membres, Hélène Feydy, agrégé d’allemand et maître de conférences nous livre la première traduction de l’œuvre maîtresse de l’humaniste. 500 ans pour permettre à ces écrits de traverser une frontière et une dizaine de kilomètres. Il a fallu pour cela des hommes et des femmes de bonne volonté et notamment Jean-Christophe Saladin, directeur de la collection le miroir des humanistes aux Belles Lettres et auteur du remarquable livre Les aventures de la mémoire perdue (Belles Lettres, 2020).


La figure de Johannes Reuchlin (1455-1522) est assez peu connue. Sorte d’Erasme rhénan, originaire de Pforzheim, de l’autre côté de la frontière allemande, il mena des études en France puis entra au service du comte Eberhard V de Wurtemberg qu’il accompagna à Rome, auprès du pape Sixte IV en 1482 afin de soumettre au souverain pontife un projet d’organisation de l’université de Tübingen.

Ophtalmoscope de Johannes Reuchlin
Institut Leo Baeck – New York | Berlin

Là-bas résidait à cette époque une importante communauté juive qui fut victime de violences lors de la peste noire en 1348-1349. A la fin du XVe siècle, dans les états du Saint-Empire Romain Germanique, les juifs étaient confinés à certains métiers. On les considérait comme les responsables de la mort du Christ et leurs écrits étaient interdits. En 1477, Eberhard V de Wurtemberg ordonna même l’expulsion de tous les juifs de la ville tandis qu’à la même époque, dans l’Espagne catholique d’un Torquemada, ils étaient envoyés au bûcher.

Johannes Reuchlin décida, quant à lui, de prendre le contre-pied de cet antisémitisme naturel. Poursuivant une honorable carrière de juriste, il milita pour la défense des écrits juifs et apprit l’hébreu. Sa réputation d’hébraïste dont il fut le premier allemand non-juif commença alors à se savoir dans tout le Saint-Empire Romain Germanique et suscita la méfiance de la puissante Inquisition de Cologne, celle des Jacob Sprenger et Heinrich Kramer, les auteurs du Malleus Maleficarum (Marteau des Sorcières), manuel permettant d’extirper l’hérésie des sorcières.

Pendant près de dix ans, « l’affaire » Reuchlin qui en rappelle une autre plus contemporaine va agiter la chrétienté jusqu’au souverain pontife. Reuchlin affronta, par écrits interposés, tous ceux qui jugèrent les écrits juifs nuisibles au christianisme et appelaient à leur autodafé, en particulier un boucher juif de Cologne, Johannes Pfefferkorn. Reuchlin écrivit ainsi Les Besicles en 1511 pour défendre ses thèses. En 52 arguments « que l’on pourrait opposer aux miens de manière scolastique, avec de courtes résolutions » et 34 contre-vérités tirées de l’argumentaire de Pfefferkorn, Les Besicles constituent un exercice de style brillant et un plaidoyer véritablement pro-bono, « pour le bien public » dans lesquels il démontre que les écrits juifs et en particulier le Talmud ne sont pas contraires au christianisme, qu’ils contiennent de bonnes choses et que leurs auteurs ne sont pas des hérétiques.

Si l’ouvrage peut paraître austère de prime abord, il n’en est rien, bien au contraire. Tant sa forme que son contenu sont fascinants car non seulement, il dévoile une mécanique intellectuelle remarquable mais surtout tend, avec des résonances incroyables dans notre histoire contemporaine, un miroir avant-gardiste de tolérance, cette vertu que les humanistes ont porté certainement à niveau jamais atteint depuis.

L’affaire « Reuchlin » ne s’éteignit cependant pas avec Les Besicles. Sa défense des écrits juifs et en particulier de la Kabbale fut finalement reconnue par le pape et le cinquième concile de Latran (1512-1517) avant que la papauté ne fasse marche arrière. Car la Réforme d’un certain Martin Luther venait de faire irruption et le christianisme, se repliant sur lui-même, s’attacha à réduire au silence toute voix discordante. L’un des pères de la Réforme, Philipp Melanchthon, rendit hommage à l’humaniste, à la mort de ce dernier en 1522 en écrivant Une vie de Reuchlin jointe au volume et traduit par Jean-Christophe Saladin. Quant aux écrits juifs et à leurs auteurs, ils durent affronter le jugement sévère d’un Luther (Des juifs et de leurs mensonges, 1543) alimentant, sans le savoir, un antisémitisme, ce séisme dont les secousses allaient se révéler tragiquement désastreuses quelques 400 ans plus tard.

Par Laurent Pfaadt

Johannes Reuchlin, Les Besicles (Augenspiegel) suivi de Vie de Reuchlin, par Philip Melanchthon sous la direction de Jean-Christophe Saladin.
Traduction des « Besicles » par Hélène Feydy et Delphine Viellard.
Traduction de la « Vie de Reuchlin » par J.-C. Saladin avec la collaboration de D. Viellard. Introduction de J.-C. Saladin et Yves Grimonpre
Aux éditions Les Belles Lettres, 450 p.

Un ouragan de dessins

Casterman fête les 70 ans de Lefranc, le célèbre héros de Jacques Martin, avec un splendide coffret

Le dessinateur alsacien Jacques Martin donna trois enfants à la bande-dessinée : Alix, Jhen et Lefranc qu’il inscrivit chacun dans une époque différente : Alix dans la Rome antique, Jhen au Moyen-Age et Lefranc dans notre époque. Patrick Gaumer dans son ouvrage Jacques Martin, le voyageur du temps (Casterman, 2021) qui tient lieu de biographie de référence rappelle d’ailleurs la colère d’Edgar P. Jacobs lorsque celui-ci découvrit les premières aventures de Lefranc dans le journal Tintin en 1952. Selon lui, l’affrontement entre Guy Lefranc et Axel Borg rappellait trop celui entre Mortimer et Olrik. Dans une lettre restée célèbre, le créateur du Mystère de la Grande Pyramide lui demande ainsi de cesser « ce pistage ». Les deux hommes conviennent alors de se rencontrer dans un café bruxellois mais rien n’y fait : le différent doit se régler en duel. Rendez-vous est donc donné à l’aube…sur le circuit de Spa Francorchamps ! « Nous conduirons à tour de rôle la même voiture et le plus rapide d’entre nous sera déclaré vainqueur » lance Jacobs. Finalement, Jacques Martin, tout respectueux de son aîné et se sachant plus rapide, abdique, scellant ainsi une amitié durable.


Lefranc © Casterman

On aurait aimé voir cela : une course poursuite entre Lefranc et Mortimer où les héros et leurs créateurs finissent par se confondre même si le héros de Jacques Martin préféra les airs à la route. C’est ce que le lecteur découvrira dans le magnifique coffret qu’édite Casterman à l’occasion du 70e anniversaire de Guy Lefranc, journaliste au Globe, et regroupant les treize premiers albums de la série. Signant seul les trois premiers tomes, Jacques Martin fut ensuite assisté dès Le Repaire du Loup par son ami Bob de Moor qui avait déjà travaillé sur Le Mystère Borg puis par Gilles Chaillet. 

Les lecteurs jeunes et moins jeunes ont ainsi l’occasion d’entrer ou de revenir dans l’univers unique de ce héros désormais mythique du 9e art. Guy Lefranc est une sorte de Joseph Kessel arpentant le monde et luttant contre le crime personnifié par Axel Borg. Le succès fut immédiatement au rendez-vous, La Grande menace se vendant à près d’un million d’exemplaires. Hergé lui-même courtisa Jacques Martin qui rejoignit l’équipe du journal Tintin qui publia les aventures de Lefranc, reprises ensuite par les Dernières Nouvelles d’Alsace. 

OpérationThor © Casterman

L’Alsace natale de Jacques Martin traverse d’ailleurs plusieurs albums de Lefranc. Jacques Martin y puisa une partie de ses décors et notamment le château du Haut-Koenigsbourg. Bien avant Alan Lee qui s’en inspira pour Le Seigneur des anneaux, c’est Lefranc qui, à la page 11 de La Grande menace, entra en premier dans le château alsacien avec ces mots : « Quel site inquiétant ! Curieux endroit pour un rendez-vous ! » Le site reviendra bien plus tard, dans le 31e opus, La Rançon (2020), comme un hommage au travail du créateur. Avant d’en arriver là, notre héros aura parcouru le monde entier (Italie, Etats-Unis, Suisse, etc.) dans ces treize premiers tomes d’un duel sans merci avec son ennemi de toujours, Axel Borg. Quelques scènes fameuses viendront jalonner ces aventures désormais mythiques comme par exemple celle sur le pont d’un sous-marin dans Opération Thor ou l’incroyable couverture de La Cible où l’on voit un Lefranc, sabre à la main, dans la jungle du Pacifique.

Plus que ses autres personnages, Lefranc est peut-être celui qui ressemble le plus à Jacques Martin. Ce dernier mit dans ce personnage sa passion de l’aéronautique et du ski (hivernal et nautique) à en juger par la récurrence des avions et des scènes sur l’eau et dans la neige. Même physiquement, Lefranc semble être le jumeau de Martin et les divers albums trace une autobiographie avec peut-être L’Arme absolue en point d’orgue où, une nouvelle fois, l’Alsace et le mont saint-Odile sont à l’honneur. D’autres ont depuis entrepris de tracer la vie de ce héros toujours aussi jeune après 70 ans et trente-trois épisodes que ce magnifique coffret restitue à merveille.

Par Laurent Pfaadt

Jacques Martin, coffret Lefranc, 70 ans,
Aux éditions Casterman

Les espions se font des films

La Cinémathèque française célèbre avec brio les liens entre cinéma et espionnage

Un homme au chapeau mou et lunettes écaillées tenant un journal, une femme avec une poussette, un jeune homme en jogging. Rassurez-vous, vous n’êtes pas dans un square non loin de la Maison-Blanche mais bel et bien dans les couloirs de l’extraordinaire exposition que la Cinémathèque française consacre aux liens entre cinéma et espionnage. Quoique…


Pistolet d’or © Eon production

Il n’a pas fallu longtemps pour nous faire craquer, pour nous retourner tant cette exposition est un condensé de plaisir et de fascination. Top secret explore ainsi les liens quasiment originels entre l’espionnage et le cinéma. Le premier film d’espionnage naît en 1913. Il signe le début d’un genre qui séduira les plus grands (Fritz Lang, Alfred Hitchcock, John Huston ou Sam Mendes notamment). A travers une galerie d’affiches, véritable histoire du cinéma et voyage dans nos souvenirs, le visiteur entre comme à chaque fois dans la fabrication des chefs d’œuvres avec ces trésors qui nous montrent l’envers du décor comme ces lithographies de David Lynch.

L’histoire du 20e siècle a été et reste encore une source inépuisable pour le cinéma. De Mata-Hari de Georges Fitzmaurice à la série Homeland en passant par L’Homme qui en savait trop et Daniel Craig, le visiteur traverse ce 20e siècle qui fut celui des espions. De la Première guerre mondiale aux lanceurs d’alerte en passant par la seconde guerre mondiale et la guerre froide, chacun est appelé à passer tantôt à l’Ouest, tantôt derrière le miroir sans teint. « L’espion est un personnage romanesque par excellence. Entouré de mystères, il est le réceptacle de tous les fantasmes et de toutes les ambiguïtés, tantôt invisible, tantôt torturé » écrivent ainsi Alexandra Midal et Matthieu Orléan, les commissaires de l’exposition dans le magnifique catalogue de cette dernière, véritable dictionnaire amoureux de l’espionnage au cinéma.

Bien évidemment, James Bond est présent en majesté et à au service de l’exposition. Comme un irrésistible appel, son générique plane au-dessus des salles et attire le visiteur. Grâce à de nombreux prêts de la société de production Eon Productions, les fans pourront s’extasier devant le pistolet en or de Francisco Scaramanga ou la combinaison en cuir bordeaux d’Halle Berry dans Meurs un autre jour. D’autres analyseront les codes et passages obligés cinématographiques de la célèbre franchise (bases, scènes de train, sorties de mer, etc).

Hedy Lamarr © cinémathèque française

Le cinéma permet tout y compris le retournement du plus incorruptible des espions en la personne d’un Sean Connery devenu commandant d’un sous-marin soviétique (A la poursuite d’octobre rouge, 1990) et écrivain œuvrant pour le KGB dans La Maison Russie (1990) d’un John Le Carré qui inspira de nombreux films (voir article Espions de papier). Avec Hedy Lamarr, les frontières entre cinéma et réalité finissent par s’estomper puisque l’actrice américaine qui tourna avec King Vidor et Victor Fleming inventa un système sécurisé de communications.

Le grand mérite de cette exposition est bel et bien de lancer en permanence des ponts (aux espions bien sûr !) entre fiction et réalité afin de mesurer leurs influences réciproques. Les objets de la fascinante collection de M – Stéphanie M. comme échappée d’un roman de Ian Fleming mais qui existe réellement ! – donnent une crédibilité au travail des créateurs et permettent de mesurer la vie quotidienne de ces hommes et ces femmes œuvrant dans l’ombre des États. Détecteur de mensonge, parapluie bulgare ou station d’écoute, tout est là. Ils sont complétés par des pièces de musées comme ces faux passeports de la Stasi et surtout cette incroyable machine Enigma, prêtée par le fond DGSE du musée de l’Armée.

L’espion, au cinéma comme dans la vraie vie, évolue. Il n’est plus celui qui défend un état, une idéologie. Mais un homme ou une femme qui agit selon sa propre conscience au service de l’humanité tout entière. Et naturellement le cinéma s’en fit l’écho avec ces nouveaux héros des temps modernes que sont les lanceurs d’alerte (Jason Bourne, Edward Snowden et Chelsea Manning). Nul doute qu’ils continueront à émerveiller les spectateurs en devenir qui, en sortant de cette exposition magnifique, ne manqueront pas de regarder derrière leur épaule pour voir s’ils ne sont pas suivis.

Par Laurent Pfaadt

Top secret : cinéma et espionnage, La Cinémathèque française
jusqu’au 21 mai 2023

Catalogue de l’exposition : Top Secret, cinéma & espionnage, Flammarion, 288 p.

La cinémathèque propose comme d’habitude une vaste programmation en lien avec l’exposition à retrouver notamment ici :

https://www.cinematheque.fr/cycle/le-cinema-d-espionnage-2e-partie-1006.html

Espions de papier

La littérature fourmille d’espions qui ont, souvent, été portés à l’écran. Tous les services de renseignements, tous les régimes ont été servis. Petit tour d’horizon…secret bien évidemment.


Lorsqu’on évoque les espions sortis des pages des livres pour devenir des mythes du cinéma hollywoodien, un nom vient immédiatement à l’esprit : James Bond. Les aventures de l’agent de sa Majesté ont largement dépassé le cadre que lui avait assigné son créateur, Ian Fleming, pour non seulement survivre à ce dernier mais également vivre sa propre existence avec d’autres écrivains tels que Jeffery Deaver, Sebastian Faulks et William Boyd.

John Le Carré

L’œuvre de John Le Carré (1931-2020), espion devenu maître espion littéraire, reste à ce jour, une référence, peut-être même LA référence pour tous les amoureux de la littérature d’espionnage. Les cinéphiles se souviennent encore des nombreuses adaptations de ses romans. Citons entre autres L’espion qui venait du froid (1965) avec Richard Burton, La Maison Russie (1990) avec Sean Connery et Michèle Pfeiffer ou La Taupe (2011) avec Gary Oldman et Colin Firth. Telle une galaxie centrée autour de sa trilogie, l’œuvre de Le Carré, disparu il y a près de deux ans, traduit sur un demi-siècle, l’évolution de l’espionnage, de la guerre froide à un monde multipolaire. Mais surtout il relate, dans ses nombreux romans, les désillusions et les difficultés des espions à trouver leur place dans un monde qu’ils ne comprennent plus et les dépasse. La dernière pierre de son immense édifice, L’espion qui aimait les livres (Seuil), ne fait pas exception. A travers le personnage de Julian Lawndsley, un ancien trader devenu libraire, John Le Carré offre à ses lecteurs une sorte de testament de son œuvre.

Si James Bond s’incarna dans quelques acteurs de renom comme Sean Connery ou Daniel Craig, il fut un autre espion qui n’eut pas à rougir du traitement que lui réserva Hollywood : Condor. Cet agent de la CIA propulsé malgré lui dans le grand jeu naquit dans l’imaginaire de l’écrivain James Grady avant de prendre les traits de Robert Redford. Dans Roulette russe, l’écrivain américain revient sur la genèse de Condor lorsque, passant devant une maison d’où personne n’entrait ni de sortait, le jeune journaliste sans le sou qu’il était se posa les questions suivantes : « Et si c’était une planque de la CIA ? Et si, en revenant travailler après le déjeuner, je trouvais tout le monde mort au bureau ? » De ces questions naquit un mythe littéraire, Condor, résumé dans trois romans et dans Roulette Russe qui nous montre, comme Le Carré, un Condor vieillissant qui doit s’adapter au monde post 11 septembre.

Le KGB, lui, ne fut pas en reste même s’il mit du temps à révéler tous ses secrets y compris et surtout littéraires. S’il peine encore à trouver un écho à la hauteur de son talent, Julian Semenov (1931-1993) devrait aisément sortir son héros Maxim Maksimovich Isaev alias Max von Stierlitz, espion à la solde de Staline en pleine seconde guerre mondiale, de l’ombre littéraire que le rideau de fer a porté sur lui. Son roman Ordre de survivre se situe quant à lui en mai-avril 1945. Stierlitz vient d’être démasqué par Müller, le chef de la Gestapo qui souhaite l’utiliser pour sauver sa peau. Après La Taupe, Semenov emmène une nouvelle fois son lecteur dans un Troisième Reich à l’agonie. Les petits bijoux de Semenov devraient sans aucun doute faire de nombreux transfuges.

Et la France dans tout cela ? Il lui manque assurément son grand espion littéraire. Il y a bien eu le personnage d’OSS 117 crée par Jean Bruce mais celui-ci n’était qu’un agent américain d’origine française. Après l’énorme succès éditorial que rencontra la saga – près de 265 romans – OSS 117 fut incarné au cinéma par Jean Dujardin dans un registre proche de la comédie et de la dérision. La faute à une littérature française qui a toujours considéré les romans d’espionnage comme de peu de valeur, des « romans de gare » mâtinés d’érotisme et symbolisés par la pléthorique production d’un Gérard de Villiers et de son SAS Malko Linge, agent de la CIA.

Ne s’assoit donc pas qui veut à la table du grand jeu littéraire…

Par Laurent Pfaadt

A lire : 

John Le Carré, L’Espion qui aimait les livres, Seuil, 240 p. Tous les romans de John Le Carré sont disponibles au Seuil et en poche chez Points.

James Grady, Roulette russe, Rivages, 180 p. qui s’intègre dans une série composée des Trois jours du Condor, Les Six jours du Condor, Derniers jours du Condor (Rivages).

Julia Semenov, Ordre de survivre, Editions du Canoë, 640 p. La taupe, Des diamants pour le prolétariat et Opération Barbarossa sont également disponibles chez Canöe et 10/18.

Bible marseillaise

Nouvelle édition du dictionnaire de l’OM

Que tous les fans de l’Olympique de Marseille se rassurent : la nouvelle édition du dictionnaire de leur club favori est enfin arrivée !

Avec ses cinquante nouvelles entrées qui viennent s’ajouter aux 1200 déjà existantes, ce livre passionnant prolonge ainsi une histoire déjà plus que centenaire. Des grands personnages du club (Magnusson, Diouf, Boksic, Payet) aux grands matchs – les finales de Munich et de Bari bien évidemment mais également Liverpool en 2007 avec ce but incroyable de Mathieu Valbuena à Anfield ou la demi-finale de la coupe de l’UEFA à Bologne en 1999 – le livre regorge d’informations, de souvenirs et d’anecdotes savoureuses comme ce coup de sang d’Eric Cantona (déjà !) lors d’un match de charité face au Torpedo Moscou ou l’éventualité d’une venue de Johan Cruyff en 2014. Bref des moments de plaisir concentrés dans cet ouvrage appelé à devenir le livre de chevet de tout supporter olympien qui se respecte !

Par Laurent Pfaadt

Dictionnaire officiel de l’Olympique de Marseille,
nouvelle édition, Hugo Sport, 2022

rencontre avec Dominique Missika

« Les résistantes ont été peu récompensées »

Dominique Missika est éditrice et historienne. Elle a consacré de nombreux ouvrages aux femmes sous l’Occupation notamment Berty Albrecht (Perrin, 2005), Les Inséparables. Simone Veil et ses sœurs (Livre de poche, 2020) et Résistantes 1940-1944 (Gallimard, 2021). Pour Hebdoscope, elle revient sur ces dernières.


copyright Francesca Mantovani pour Gallimard)

Vous êtes l’auteure d’un ouvrage consacré aux Résistantes pendant la Seconde guerre mondiale. Quel rôle ont joué les femmes dans cette dernière ?

Venues de tous les milieux et de tous les horizons, elles ont hébergé des pourchassés, aviateurs alliés, évadés des stalags, réfractaires du STO, familles juives, elles espionnent l’ennemi, elles fabriquent des explosifs, les transportent, ravitaillent les maquis, fabriquent des faux papiers. Aucune mission les effraie, les Allemands les traiteront à l’égal des hommes, prison, torture et déportation. Les condamnées à mort seront exécutées en Allemagne.

Comment analysez-vous le fait qu’elles ont été les grandes oubliées de notre récit national. Par exemple, il n’y a que six femmes parmi les 1038 compagnons de la Libération.

En effet, les résistantes ont été peu récompensées. Six femmes Compagnons de la Libération sur 1038, c’est vraiment très peu. Pour la Croix de la Résistance, 10 % sont données à des femmes, et ainsi de suite. La Nation a eu du mal à leur octroyer des décorations, si tenté qu’elles les aient demandées ou qu’on ait pensé à leur donner. Souvent ce sont les maris, les chefs de famille, les pères qui ont été récompensés, alors que les épouses, les sœurs et les filles se sont elles aussi engagées. On les a laissées combattre, pas décider….

Est-ce que vous constatez une évolution surtout depuis la panthéonisation de Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle-Anthonioz en 2015 ? Et si oui de quelle manière ?

L’entrée au Panthéon de Germaine Tillion et de Geneviève de Gaulle se déroule en 2015, celle de Jean Moulin en 1964. Il était temps. Je note au passage qu’au nom de la parité, on a fait entrer deux hommes, Pierre Brossolette et Jean Zay, qui certes avaient leur place au Panthéon, mais pourquoi ensemble ? De plus en plus, grâce aux études du genre, on prend en compte la présence et le rôle des femmes dans l’histoire de la Résistance. De même, je suis frappée par la mémoire très vive dans les régions, les villes ou les villages, à travers les musées de la résistance, de la curiosité des jeunes générations pour ce que les femmes ont accompli pendant la deuxième guerre mondiale. C’est très encourageant !

Interview Laurent Pfaadt

L’amour au temps du goulag

Les éditions des Syrtes poursuivent la publication des œuvres de Demidov

Moins connu qu’Alexandre Soljenitsyne et Varlam Charlamov dont il fut l’ami, Gueorgui Demidov peut être considéré comme l’une des grandes voix littéraires du goulag. La parution de ce deuxième opus de ses œuvres, après un premier en 2021, devrait certainement contribuer à l’inscrire durablement dans la littérature mondiale.


Né à Saint Pétersbourg, Gueorgi Demidov (1909-1988) fut, à l’instar d’un Soljenitsyne et plus tard d’un Sakharov, physicien de formation, proche de Lev Landau, futur prix Nobel de physique. Condamné sur la base du fameux article 58 du code pénal pour activités contre-révolutionnaires dans le contexte des grandes purges touchant notamment les chercheurs, Demidov fut envoyé à la Kolyma en 1938. Il y passa quatorze ans et consigna son expérience dans de nombreux écrits qui restent encore aujourd’hui pour la plupart inédits. Pendant longtemps, tout le monde, y compris Demidov, les pensa perdus, confisqués par le KGB. Mais à l’occasion de la perestroïka, après la mort de Demidov, ses écrits ressurgirent. Aujourd’hui, ces cinq nouveaux récits centrés autour de la thématique de l’amour permettent un peu plus de cerner l’œuvre de celui qui compara le goulag à un « Auschwitz sans les chambres à gaz ».

Varlam Chalamov eut une profonde admiration pour Demidov qu’il côtoya dans les camps.L’auteur des Récits de la Kolyma (Verdier, 2003) disait que « c’était l’homme le plus intelligent et le plus intègre qu’il ait rencontré ». Demidov mit cette intégrité au service de son écriture afin de sortir des schèmes du goulag, afin de garder en toute circonstance une totale objectivité, ce qui est déjà en soi un miracle. Cela se ressent dans sa galerie de personnages où ces derniers sont d’abord des zeks avant d’être des truands ou des professeurs. Dire cela est profondément transgressif puisqu’il prend le système totalitaire à son propre jeu en remettant en sorte « à zéro » le statut social de l’individu pour lui donner un nouveau départ. L’écriture de Demidov se veut ainsi profondément égalitaire.

Ce deuxième volume d’une œuvre que les Syrtes ont entrepris de traduire intégralement s’aventure, à travers une galerie de personnages qui lui permet de cerner les différentes facettes du goulag, sur les voies de l’amour, celui qui peut exister dans un univers où l’humanité n’existe plus, celui qui se veut fugace, celui qui résiste à toute logique comme chez cette étudiante éprise de son professeur qui décide de l’accompagner dans sa relégation (La décembriste).

Ici l’amour est une sorte de juge de paix. Il se rencontre parfois, dans cet univers hors du temps, là où on ne l’attend pas, comme dans les larmes des yeux bleus d’une criminelle, en l’occurrence la magnifique et bien-nommée Ninka Verse-ta-larme (La chevalière). Avec Demidov, les criminels sont des détenus comme les autres, moins coupables à ses yeux que ceux qui décident de leur sort.

Si « Demidov réhabilite la passion comme principale ressource du récit » écrivent Luba Jurgenson, universitaire et grande spécialiste de Chalamov et Nicolas Werth, président de la section française de l’association Memorial et chroniqueur au Monde des livres, l’écrivain place avant tout l’amour en repère de vie dans cet univers qui abolit les frontières sociales, psychologiques tout en redonnant un sens à la vie de ces êtres privés d’humanitas tel que l’entendait Cicéron.

A la différence d’un Chalamov qui trempe sa plume dans les ténèbres de l’homme, celle de Demidov, au contraire, est porteuse d’espoir. Autant le noir de Chalamov est un granit poli par le vent sibérien et se veut inaltérable dans son fatalisme, autant celui de Demidov, avec l’humanisme qui le caractérise, est un noir qui brille d’un sombre éclat, réfléchi par une lumière mentale, ici en l’occurrence l’amour. C’est merveilleux et bouleversant à la fois.

Par Laurent Pfaadt

Gueorgui Demidov, L’amour derrière les barbelés, récits du goulag, éditions des Syrtes, 404 p.

A lire également : Doubar et autres récits du goulag, éditions des Syrtes, 288 p.

La Résistance s’écrit au féminin

Le magnifique livre de Rebecca Donner rappelle le rôle prépondérant que jouèrent les femmes dans les réseaux de Résistance.

La mémoire de celles qui ont combattu le nazisme renaît enfin de ses cendres. Mais pour cela, il a fallu attendre plus de soixante-dix ans. La production éditoriale de ces dernières années tente ainsi de réparer cette injustice si l’on en croit les récentes publications (essais, romans, bande-dessinées) qui leur sont consacrées.


Dernière arrivée, Mildred, l’histoire absolument magnifique de l’aïeule de Rebecca Donner, journaliste et écrivaine canadienne. All the frequent troubles pour our days, du nom d’un poème de Goethe, baptisé simplement Mildred en français et couronné de multiples prix, arrive enfin en France. Il devrait rencontrer le même succès qu’aux Etats-Unis tant ce petit bijou de narrative non-fiction est prenant. Le livre raconte l’histoire de Mildred Harnack, universitaire américaine (elle est née dans le Midwest) qui infiltra le Troisième Reich pour le compte des services secrets soviétiques avant d’être trahie. Arrêtée par la Gestapo, elle fut guillotinée le 16 février 1943.

Mais Mildred n’est pas qu’une simple biographie. C’est un collage, presque à la manière des surréalistes, un collage fait de rapports de police, de services secrets que l’autrice est allée puiser dans les archives, de documents personnels, familiaux comme ces lettres bouleversantes d’Arvid von Harnack, le grand amour de Mildred, de cartes postales et de photos. Bâti comme un réseau de résistance, le livre suit plusieurs fils : celui de Don, douze ans et courrier de Mildred, « l’enfant au cartable bleu », que Mildred aimait remplir de livres, celui de l’amour entre Arvid et Mildred ou celui de l’Orchestre rouge que dirigea Arvid et Harro Schutze-Boysen dont la femme, Libertas trahit Mildred « par égoïsme ». Et tous convergent vers Mildred dont la figure hanta et hantera longtemps survivants et lecteurs. Arvid von Harnack fut pendu quelques mois avant Mildred dont la condamnation fut commuée en exécution par Hitler lui-même. Jusqu’à la fin, elle conserva la lettre d’adieu d’Arvid : « Tu es dans mon cœur. Tu y seras toujours. » Jusqu’à la fin, elle conserva le volume des poèmes de Goethe que lui récitait Arvid et qui donne son titre au livre.

En ce mois de février 1943, la guillotine était encore humide du sang de Mildred lorsque s’avancèrent Sophie Scholl et son frère Hans. Le public connaît un peu mieux les chefs du réseau de résistance catholique allemand de la Rose blanche grâce au film de Marc Rothemund (2005). Le jeune public lui, peut à son tour redécouvrir cette femme dans la très belle bande-dessinée de Jean-François Vivier, Beniamino Delvecchio et Francesco Rizzato. Fer de lance de ce mouvement de résistance, Sophie Scholl, étudiante de 21 ans à l’université de Munich distribua tracts appelant à lutter contre la guerre, surtout après la défaite de Stalingrad, et le nazisme tandis qu’elle inscrivait sur les murs de l’université des slogans hostiles à ce dernier. La BD montre ainsi parfaitement les actions de Sophie et de son frère Hans, l’angoisse du danger encouru ainsi que leur courage.

A l’autre bout de l’Europe, dans une Varsovie occupée, écrasée se dressa Maria-Sabina Devrim durant l’insurrection de 1944. Accompagnant L’insurgée de Varsovie de Jean-Pierre Pécau et Dragan Paunovic, les auteurs de cette BD pleine de fougue, le lecteur plonge dans la furie des combats qui opposèrent Antoni Chruściel, Marek Edelman et Maria-Sabina Devrim et une Wehrmacht aidée des SS et des unités de police (Gestapo, Kripo) dans ce combat de David contre Goliath.

En France, les femmes furent également nombreuses à s’investir dans les réseaux de Résistance même si « les résistantes ont été peu récompensées » estime Dominique Missika, auteure d’un ouvrage de référence sur les résistantes (voir interview). Derrière les Berty Albrecht, Lucie Aubrac, Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Marie-Madeleine Fourcade, une pléiade d’amazones s’activèrent contre les nazis. Parmi elles Laure Moulin, sœur du mythique Jean et sujet du livre remarquable de Thomas Rabino. Sortant cette figure de l’éclipse mémorielle qu’elle a entretenue, l’auteur nous rappelle qu’elle fut, à l’instar d’un Daniel Cordier, l’une de ces petites mains qui permirent au grand héros de remplir sa tâche pour le général de Gaulle. Cette ancienne professeure d’anglais se fit également l’ardente défenseuse à la fois de la mémoire de son frère – elle enquêta pour découvrir le nom du traître de Caluire – mais également, d’une certaine manière, de celle de ces femmes entrées en résistance.

Le roman, lui, n’est pas en reste puisque plusieurs publications récentes ou à venir célèbrent le courage d’héroïnes de la Résistance. Robert Harris, auteur de l’inoubliable Fatherland et de romans adaptés par Roman Polanski revient avec V2 à ses premiers amours en compagnie de Kay Caton-Walsh, officier de la Women’s Auxiliary Air Force, cette force auxiliaire féminine dépendant de la RAF. Notre héroïne est ainsi recrutée par le SOE, les services secrets britanniques, puis expédiée en Belgique pour tenter de détruire le site de production des fameux V2, ces missiles censés inverser en faveur du Reich, le cours de la guerre. Grâce à son extraordinaire talent de conteur, Robert Harris nous parachute littéralement en pleine Europe occupée au côté de Kay dans un palpitant mélange d’action et d’espionnage. A savourer au coin du feu un bon cognac à la main.

En janvier paraîtra un roman tout à fait singulier, Le mystère de la femme sans tête (Seuil) de la journaliste Myriam Leroy, auteur d’Ariane (Points, 2019). Ce livre nous emmène sur les traces d’une jeune femme communiste lettone, Marina Chafroff, décapitée par les nazis après un meurtre et une tentative de meurtre sur deux officiers nazis en plein Bruxelles. En remontant l’énigme de cette femme, l’auteure relate ainsi l’histoire méconnue de la première femme condamnée à mort et exécutée par les nazis en Belgique occupée tout en abordant l’un de ses thèmes favoris, les violences faîtes aux femmes.

« Dès l’instant où vous aurez foi en vous-même, vous saurez comment vivre » écrivit Johann Wolfgang Goethe. Avec Mildred, Sophie, Maria, Laure et les autres, jamais cette phrase du grand poète allemand n’eut autant de sens.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Rebecca Donner, Mildred, éditions Héloïse d’Ormesson, 528 p.

Jean-François Vivier, Beniamino Delvecchio, Francesco Rizzato, La Rose Blanche, Des étudiants contre Hitler, Plein vent, 48 p.

Jean-Pierre Pécau, Dragan Paunovic, L’insurgée de Varsovie, coll. Histoire et destins, éditions Delcourt, 60 p.

Dominique Missika, Résistantes 1940-1944, Gallimard, 2021

Thomas Rabino, Laure Moulin, Résistante et sœur de héros, Perrin, 330 p.

Robert Harris, V2, Belfond, 368 p.

Myriam Leroy, Le mystère de la femme sans tête, Seuil, 288 p. (à paraître le 6 janvier 2023)

Le banquier du Reich

Qui est Hjalmar Schacht, le fameux banquier du Reich, l’homme qui a permis de financer la guerre d’Adolf Hitler jusqu’à l’absurde, jusqu’à la folie ? Pour le savoir, rien de mieux que d’entrer dans cette superbe bande-dessinée, belle réussite tant scénaristiquement qu’esthétiquement et signée Cyrille Ternon, auteur entre autres de La Conjuration des vengeurs (Glénat) et ses deux scénaristes, Pierre Boisserie et Philippe Guillaume.


Assez astucieusement, la BD avance sur deux fronts en se servant d’un fil rouge, celui d’un agent du Mossad interpellant Schacht dans un avion reliant Calcutta à Rome. L’Israélien souhaite avoir des informations sur Rolf Lübke qui fut le secrétaire de Schacht lorsque ce dernier était président à vie de la Reichsbank. Tout en se demandant ce qu’est devenu Lübke, personnage fictif marié avec une femme juive et dont les enfants sont également juifs, les auteurs déploient par flashbacks la vie de Hjalmar Schacht.

Economiste de renom, Schacht fut nommé en 1923 à la tête d’une Reichsbank qui tentait de faire face aux conditions exorbitantes des Alliés et d’un traité de Versailles imposé à l’Allemagne en 1919. Schacht élabora des solutions économiques viables mais subit l’intransigeance et le mépris d’une France bien décidée à faire payer l’Allemagne. La crise de 1929 et l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933 qu’il critiqua ruinèrent ses efforts. En s’aventurant avec brio dans l’intimité de leur personnage, les auteurs montrent que l’ambition et la vanité de Schacht poussèrent ce dernier à soutenir un Hitler bien décidé à orienter l’économie allemande vers un réarmement, prélude à la guerre. Schacht, devenu ministre d’Etat, s’opposa cependant à cette stratégie et se vit bientôt démis de ses fonctions.

Les scènes historiques, en particulier les entrevues avec Hitler, sont parfaitement réussies car nourries de recherches iconographiques qui crédibilisent l’histoire. Il y a même parfois un petit côté Blake et Mortimer dans le traitement des villes et des automobiles. Les auteurs réussissent également à allier sérieux historique et pédagogie lorsqu’il s’agit d’expliciter les mécanismes économiques. Le scénario, lui, ne pâtit d’aucune faiblesse. Dès que le récit biographique semble s’étirer, il bascule dans la quête de Rolf Lübke. Pour connaître la fin de cette énigme, le lecteur doit alors patienter jusqu’aux dernières pages. Entre-temps, Schacht tenta de comploter contre Hitler avant de comparaître devant le tribunal de Nuremberg qui l’acquitta, non loin d’un Goering qui le détestait cordialement.

Le banquier du Reich est une indéniable réussite. En mêlant avec talent, récit fictionnel et sérieux historique, rythme narratif et qualité du dessin, il permet de rendre intelligible à la fois un personnage complexe et la réalité économique de l’Allemagne durant la première moitié du 20e siècle. Le tout en assurant un incroyable plaisir de lecture.

Par Laurent Pfaadt

Cyrille Ternon, Pierre Boisserie, Philippe Guillaume,
Le banquier du Reich
coffret 2 tomes, Glénat

Un ballon pour les inspirer (matchs à élimination)

A l’issue des matchs de groupes qui ont vu surprises et confirmations, hauts-le-cœurs et soupirs, espoirs et résignations, voici venu le temps des matchs à éliminations directes avec leurs lots de prolongations et de tirs (aux buts !). Légendes immortelles (Ronaldo, Messi, Modric) ou en devenir (Mbappé, Foden, Pedri, Vinicius), nul doute qu’elles continueront d’inspirer les écrivains. Dans cette quinzaine qui nous conduira jusqu’à la finale, Hebdoscope poursuit son exploration des travées littéraires et autres couloirs de librairies avec cette nouvelle sélection d’étoiles de papier.


Luigi Carletti, Six femmes au foot
Liana Levi, 2013

L’Italie est la grande absente de cette coupe du monde. Si les tifosis milanaises n’auront d’yeux que pour Olivier Giroud ou Lautaro Martinez, celles venues au stade San Siro dans le roman de Luigi Carletti ont un autre compte à régler que la couleur du maillot. Celui d’un homme qui doit assister au derby milanais. Entre défense d’un honneur bafoué, contre-attaques ravageuses et bottes secrètes, ce thriller ne vous laissera aucun repos. Dans l’enceinte du stade du Milan AC et de l’Inter Milan sont réunies tous les problèmes et les maux de l’Italie contemporaine. Le foot n’est ici que le concentré d’une société à la dérive. Sous les clameurs de la foule en délire, personne ne vous entendra crier.

Le 12e homme est une femme.

Yamina Benhamed Daho, Poule D
Gallimard/l’Arbalète, 2014

Si vous croyez que la place des femmes est en tribune alors lisez Poule D ! Ce joyeux roman raconte l’histoire de Mina qui, à trente-deux ans, décide d’apprendre le foot dans un club de banlieue parisienne. Là-bas, elle fait la connaissance d’autres filles venues de milieux et d’horizons divers. Mina se prête vite au jeu mais, en spectatrice avertie, elle déchante rapidement. Si le ton est truculent à souhait, celui-ci cache en réalité une profonde réflexion sur comment le foot, sport le plus populaire du monde, affecte notre psyché. Ce livre qui a remporté le prix littéraire des lycéens, apprentis et stagiaires d’Île-de-France en 2016 montre que le football est un creuset du vivre-ensemble. Mais Yamina Benhamed Daho pointe surtout du doigt avec son regard neuf et décentré de femme, les petites mesquineries du football amateur où le plaisir et la passion ont cédé la place à un calque de la vie.

Dédoublement fatal.

Nick Hornby, Carton jaune
10/18, 2010

Il fut une époque où l’Emirates Stadium pas n’existait et où les Gunners, les joueurs d’Arsenal, le plus frenchy des clubs de Londres, jouaient à quelques centaines de mètres de là, dans leur antre d’Highbury. Ils drainaient alors des fans par dizaines de milliers qui, de génération en génération, se transmettaient la passion des hommes en rouge et blanc. L’écrivain britannique Nick Hornby fut de ceux-là. Dans cette autobiographie qui dépasse de loin les strictes limites du terrain pour s’aventurer dans les vies privées des supporters et en premier lieu du narrateur, Nick Hornby raconte avec délice le rapport que chaque fan entretient avec le foot et comment il vit avec. Car en plus d’être une religion, le foot peut être une drogue. Douce bien évidemment.

Dopage littéraire assuré.

Luis Sepulveda, Ingrédients pour une vie de passions formidables
Métailié, 2014

Comme Lionel Messi, il fut lui aussi, dans son Chili voisin, un petit garçon qui rêvait de football, ce sport aux airs de religion avec comme premier supporter le pape François. Ce petit garçon, Luis Sepulveda, auteur de l’un des gestes techniques littéraires les plus beaux du monde, Le Vieux qui lisait des romans d’amour (Métailié, 1992) et disparu en 2020, raconte ainsi dans ce livre pétillant comment la passion du football a nourri ses rêves d’enfants notamment lors de la coupe du monde 1962 chez lui, au Chili, où l’équipe nationale portée par tout un peuple, atteignit les demi-finales avant d’être vaincue par le Brésil des Garrincha et Vava. Le football a ainsi conduit Sepulveda vers ses premiers amours puis vers la poésie et la littérature. Le Chili a peut-être perdu une star du football mais a gagné un grand écrivain tandis que de l’autre côté des Andes, un autre poète du ballon rond, argentin celui-là, s’apprête à tirer sa révérence.

Deux artistes du ballon rond.

Yōichi Takahashi, Captain Tsubasa
Nobi-Nobi

Habitué aux 8e de finale depuis vingt ans, la présence du Japon à ce stade est une demi-surprise. Après que Goethe puis Cervantes se sont fait hara-kiri face à la sélection nippone, celle-ci peut compter sur des milliers de Japonais pour les pousser le plus loin possible. Des jeunes et moins jeunes qui ont été nourris par Captain Tsubasa que l’on connaît en France sous le nom d’Olive et Tom, un manga devenu un dessin animé et un jeu vidéo à succès. Cette histoire composée de 37 volumes et publiée entre 1981 et 1988 raconte l’ascension d’un jeune garçon, Tsubasa Ozora (Olive Atton), lancé dans son rêve de gagner la coupe du monde pour le Japon. Ses matchs contre d’autres écoles et notamment celle de Kojirō Hyūga, le fameux Mark Landers, tinrent ainsi en haleine des milliers de jeunes lecteurs et téléspectateurs.

En 2000, Yōichi Takahashi dessina Captain Tsubasa – Millenium Dream où il imaginait une finale Japon-Brésil en finale des JO de Sydney. Les héros de sa série jouaient alors aux côtés d’Hidetoshi Nakata et Shinji Ono, les stars de l’époque.

« Ils sont venus pour gagner ! » comme le dit la chanson

Eduardo Galeano, le football, ombre et lumière
Lux, 2014

Avec un nom porté par des footballeurs argentin, brésilien, paraguayen et colombien, que vous êtes une Copa America à vous tout seul, pas étonnant que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, auteur de l’inoubliable Veines ouvertes de l’Amérique latine (Lux, 2014) et mort en 2015, s’est senti inconsciemment obligé d’écrire sur le sport-roi. Mais avec lui, pas de simulations, ni de feintes. Son écriture nous emmène avec cet essai passionnant dans ses plus beaux souvenirs de football mais surtout dans ses rêves brisés par le pouvoir de l’argent.

Avec cet Uruguayen, la littérature est à l’image du football de son pays. Rugueux et sans concession.

Raymond Reding, Françoise Hugues,
Eric Castel, Novedi puis Dupuis

Bien avant Ousmane Dembélé et Jules Koundé, d’autres Français se sont imposés dans l’équipe du FC Barcelone. Parmi eux, Eric Castel, héros de la bande-dessinée créé par Raymond Reding (1920-1999) en 1979 pour le magazine Super As. Transféré de l’Inter Milan où il ne joue plus, Eric Castel arrive au Barça. Là-bas, dans l’antre du camp Nou, il va faire triompher le club catalan en marquant but sur but. Le dessin de Reding et les couleurs de Françoise Hugues s’inscrivent dans cette tradition franco-belge qui a également donné le Michel Vaillant d’un Jean Graton dont Reding fut l’ami. Les amoureux du foot retrouveront les joutes sportives de ces années 80 où triomphaient alors de grands clubs quelque peu oubliés aujourd’hui comme le RSC Anderlecht ou le FC Cologne. Mais à travers l’amitié de Castel et de Pablito Vera et ses copains, les Pablitos, une bande de gamins fans de foot, cette BD est une formidable ode au football comme générateur de rêves d’enfants.

Par Laurent Pfaadt