Grâce à l’invitation de Pôle Sud et du Maillon, Bruno Beltrao avec les danseurs de sa compagnie « Grupo de Rua » nous emmène au Brésil, un Brésil qui vient tout juste de sortir d’une période sombre avec l’extrême- droite au pouvoir. C’est durant ce temps de paralysie du pays et des restrictions des libertés que le chorégraphe a élaboré cette pièce qui traduit un véritable esprit de résistance.
Danseurs, performers hors pair venus du Brésil et témoignant
dans cette danse d’un véritable engagement.
Le plateau est leur territoire, vaste comme leur pays parfois plongé dans la pénombre (lumières Renato Machado). Ce n’est pas seulement le lieu de leur prestation mais celui où en solo, duo, ensemble ils en font le lieu des confrontations, des heurts, des étreintes, le lieu où les corps s’expriment de mille façons par la virtuosité, les gestes extrêmes, bras et jambes au maximum de leur extension, de leur tension, marche avec le corps renversé et à la limite d’un déséquilibre toujours maîtrisé. Impressionnante, la rapidité avec laquelle ils surgissent dans cet espace qu’ils traversent parfois à grandes enjambées et donnent lieu à des course folles.
C’est le heurt des corps propulsés les uns vers les autres,
qui s’attendent, se cherchent, se bousculent, s’agrippent par le cou, les
cheveux, s’empoignent avec vigueur. Ils peuvent sauter, tournoyer, s’affaler au
gré des circonstances dont ils possèdent la clé qui nous échappe souvent mais
que l’on devine proche de leur vécu ou de celui dont ils veulent évoquer les
moments difficiles dans ces Favelas bien connues pour être des lieux de
violence sans concession qui exigent du courage, de l’énergie pour survivre au
milieu des surveillances policières, des rivalités entre bandes de trafiquants
prêts à s’entretuer.
Dans ces costumes blancs pour les uns, noirs pour les autres, une seule danseuse apparaîtra en rouge, toujours bien adaptés à leur silhouette et permettant la liberté de mouvement dont ils font grand usage dans cette prestation(costumes Marcelo Sommer) les danseurs, Wallyson Amorim, Camila Dias, Renann Fontoura, Eduardo Hermanson, Alci Junior, Silvia Kamyla, Samuel Duarte, Leonardo Laureano, AntonioCarlos Silva, Leandro Rodrigues, se lancent et s’élancent dans cette chorégraphie qui mêle le hip hop réinterprété par Beltraoe et la danse contemporaine pour créer une œuvre d’art vivante et pas muséal, hors des sentiers battus, avec l’apport de la bande son bruitiste bien évocatrice d’une ambiance urbaine de circonstance et de la musique signée Lucas Mercier/ARPX ,Jonathan Uliel, Saldanha, Ryoji Ikeda.
La liberté des corps pour déjouer l’oppression, mettre toute son énergie, sa virtuosité à jouer la violence pour la dénoncer, tel est le sens de cette chorégraphie que nous avons ressentie comme un manifeste particulièrement pertinent au vu de l’actualité .
Il faut de l’audace pour choisir de traiter un sujet à priori aussi peu théâtral que celui des droits d’auteur car ça paraît un peu technique et juridique. Mais, confié à un certain Antoine Defoort, créateur de « L’Amicale », une coopérative de production et de création bruxello-lilloise, ça change tout. En effet car Antoine Defoort est un humoriste convaincu qui déclare sans vergogne : « qu’on ne peut être sérieux que lorsqu’on déconne un minimum ».
Le Maillon avait invité « L’Amicale » à montrer quelques-uns de ses spectacles et le public a comme toujours répondu nombreux à cette invitation.
Nous voilà donc embarqués pour plus d’une heure de spectacle avec ce comédien très doué qui entame sa conférence d’une manière surprenante en nous interprétant quelques scènes du film « Les Parapluies de Cherbourg », dont il joue sans vergogne tous les personnages et qu’il aurait voulu adapter au théâtre ce qui a été refusé par les Ayants droits ,manière donc d’introduire son sujet par des travaux pratiques. Pour aborder le sujet de la propriété intellectuelle des œuvres de l’esprit, Alain Defoort imagine une causerie familière et pour ne pas nous dissimuler la complexité du sujet , il nous engage, métamorphiquement à entamer avec lui une randonnée en montagne dont de temps à autre il nous rappellera les étapes et pour jouer le jeu jusqu’au bout il nous fera remettra en partant un « Topo-guide », drôle par ses illustrations et très complet par rapport à certaines notions comme « le mécénat » ou « l’intermittence ». Humour et pédagogie astucieusement associés comme il se doit avec cet artiste.
Mais d’abord, nous partons avec lui dans l’Histoire pour quelques rencontres capitales en particulier dans ce XVIIIème siècle, siècle des Lumière avec un certain Denis Diderot que notre guide « accueille » avec déférence et qui voulait rémunérer les auteurs pour encourager la création et favoriser le développement humain. On y croisera aussi Condorcet lors de la Révolution française, très attaché à la culture.
Il nous faudra nous familiariser avec les notions de propriété des oeuvres, du droits d’auteur, du copyright mis en place par les Anglais vers 1710, justement pour protéger les auteurs comme la France le fera en 1791 avant que tout cela soit confirmé lors de la Convention de Berne en 1886 par une loi qui donne le droit de propriété exclusif l’auteur.
L’idée de rémunérer les artistes a fait son chemin et donne même aux héritiers, aux ayants doits la possibilité de profiter de son exploitation jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur. C’est là que Alain Defoort ne peut résister à raconter la rocambolesque succession du compositeur Maurice Ravel. C’est en manipulant quelques boîtes en carton et en les positionnant selon leurs tailles que notre conférencier quittant son pupitre nous illustre ses propos, ce qui ne manque pas d’être surprenant et drôle.
Enfin de parcours il aborde l’actualité, parlant de la quatrième révolution, après celle du langage articulé, celle de l’écriture, puis de l’imprimerie, celle de l’internet qui permet un accès libre aux œuvres et pose à nouveau le problème de la rémunération.
On redescend de la montagne, la tête toute pleine de notions diverses et variées sur la question épineuse des droits d’auteur et totalement admiratifs de la performance de l’artiste qui nous a captivés pendant plus d’une heure.
« L’Ohio est un reflet
plus large de la psyché américaine »
L’écrivain John Woods, auteur du
roman noir Lady Chevy (Albin Michel, 2022) qui raconte la dérive d’une
adolescente dans un éco-terrorisme sur fond de destruction de l’environnement
et de suprémacisme blanc est un enfant de l’Ohio et des Appalaches. Pour
Hebdoscope, il évoque son Ohio, celui qu’il décrit et met en scène dans son
roman.
Vous vous inscrivez dans une longue tradition d’écrivains
venus de l’Ohio
Oui, c’est vrai, de tous les
autres écrivains qui viennent de l’Ohio ou qui écrivent sur l’Ohio, mes
préférés sont Donald Ray Pollock et Toni Morrison. Tous deux sont d’excellents
stylistes avec une belle maîtrise de la langue. Et ils n’ont pas peur de se
confronter à la noirceur de la nature humaine. Il est difficile de dire
exactement pourquoi l’Ohio est la patrie de nombreux écrivains de ce genre et
le cadre de leurs fictions.
Vous êtes vous-même un enfant
de l’Ohio
Oui, j’ai grandi là-bas, dans la
vallée de l’Ohio, dans une petite ville près de la rivière Ohio, dans les bois
des contreforts des Appalaches. C’est ma patrie, un endroit que je connais
intimement et qui m’a profondément façonné, moi et mon écriture. C’est le cadre
naturel de mes histoires où mon esprit et mon cœur sont enracinés.
Mais comme j’ai grandi dans les
Appalaches, je ne me suis jamais vraiment considéré comme un Ohioan à part
entière. La vallée de l’Ohio est un monde hybride et possède une atmosphère particulière,
une communauté et une culture agraires qui ont fusionné avec l’industrie. C’est
le pays du charbon et maintenant de la fracturation, de vallées et de forêts
profondes, de collines ombragées. Tout cela crée une atmosphère mystérieuse,
une beauté énigmatique et sombre.
C’est aussi une terre très
religieuse
Oui, tout à fait. Comme dans de
nombreuses communautés des Appalaches, le calvinisme est très présent. J’ai
grandi au sein de l’Église presbytérienne et, bien que je ne sois plus croyant,
cette vision particulière du monde et sa conception de la nature humaine m’ont
toujours paru exactes. Vous pouvez d’ailleurs en voir la manifestation dans ces
communautés rurales, ce que j’appelle un fatalisme sinistre et une résilience
animée non pas par l’espoir mais par la perspective lointaine de l’espoir. Tout
cela a influencé mon parcours d’écrivain et se reflète dans les histoires que
je raconte.
En quoi l’Ohio est-il
différent des autres Etats des Etats-Unis ?
Je pense que l’Ohio, en tant
qu’État, est extrêmement distinct en Amérique. C’est une véritable frontière
historique, l’une des premières frontières expansionnistes après notre révolution
puis celle entre le Nord et le Sud et c’est aujourd’hui la porte d’entrée du
Midwest. Son fondement est un mélange de nombreuses cultures d’immigrants,
notamment des Allemands, des Écossais, des Irlandais et des Italiens qui ont été
les premiers à s’installer dans la région. Il me semble utile de conceptualiser
l’Ohio comme la première frontière de l’expansion occidentale des États-Unis.
Son histoire avec les premières tribus amérindiennes est extrêmement violente
et sanglant. Pourtant cette histoire est pratiquement oubliée dans la culture
populaire et il n’y a pas une seule réserve amérindienne dans l’Ohio. Cela me
semble important pour comprendre la nature de l’Ohio, et je pense que c’est
aussi un reflet plus large de la psyché américaine.
Est-il un concentré des maux
de l’Amérique ?
Je ne pense pas que l’Ohio soit nécessairement le lieu où tous les « problèmes » de l’Amérique se rassemblent ou trouvent leurs origines. En revanche, je pense que l’Ohio constitue le fidèle reflet de nombreuses forces politiques et culturelles qui se manifestent dans le pays. Cela est lié à l’histoire de l’Ohio ainsi qu’aux nombreuses fusions entre l’agriculture, l’industrie et la culture. L’Ohio est ainsi un véritable mélange de nombreux éléments américains.
Interview par Laurent Pfaadt
John Woods, Lady Chevy, traduit par Diniz Galhos Chez Albin Michel, 464 p.
Plongée dans la crise de Cuba avec le livre passionnant de Sheldon Stern
Il y a soixante ans, le monde
évitait une troisième guerre mondiale, une guerre nucléaire qui, plus encore
qu’aujourd’hui, n’a tenu qu’à un cheveu, à une seule erreur de jugement, à une
seule décision mal interprétée. C’est ce que révèle le livre passionnant de
Sheldon Stern.
Ce dernier, historien de la bibliothèque
John Fitzgerald Kennedy, a été le premier à avoir accès aux enregistrements de
la Maison-Blanche entre le président des Etats-Unis et ses divers conseillers. Comme
il le rappelle lui-même, il a été « la petite souris » cachée dans le
bureau ovale écoutant des heures d’enregistrement qui font de ce livre un récit
historique plein de rythme et une sorte de série sur papier.
D’abord posons le décor. Arrivé
en 1961 à la Maison-Blanche, le nouveau président des Etats-Unis, JFK, accompagné
de son frère Bobby et d’une pléiade de conseillers que le journaliste David
Halberstam surnomma « les meilleurs et les plus intelligents »
décident de se débarrasser de Fidel Castro. Ils montent l’opération de la baie
des Cochons qui s’acheva en fiasco. Fidel Castro, proche du Kremlin, décide
alors de demander à Khrouchtchev l’installation de missiles sur son territoire,
des missiles pouvant frapper les villes américaines et en premier lieu la
Floride. Des missiles pouvant emporter des têtes nucléaires. Ainsi, si
l’initiative de la crise de Cuba est soviétique, celle-ci, nous dit Stern, a
été la conséquence de l’agression américaine de 1961.
C’est sur la base de ces éléments
transmis en partie par des avions U2 que les différents protagonistes pénètrent
dans le bureau ovale, en ce 16 octobre 1962 à 11h50. Le lecteur entre avec eux
dans un huis clos haletant, celui du Comité Exécutif du Conseil de Sécurité
Nationale dont il sort, treize jours plus tard, éreinté, lessivé de tant de
pression. Sheldon Stern excelle à peindre cette pression insoutenable qui monte
et forge les hommes qui se révèlent tantôt médiocres, tantôt à la hauteur de
l’évènement. Il y a ceux qui s’effondrent, ceux qui s’enferment dans leur
logique et ceux qui ont l’intelligence d’évoluer, de faire preuve de
pragmatisme. « Certains, sous la pression, y perdirent leur équilibre » relata
Bobby Kennedy (13 Jours, la crise des missiles de Cuba, Pluriel, 2018). Parmi
ces hommes d’Etat figure Robert Mc Namara, secrétaire à la Défense qui, dès le
premier jour, se questionne sur les conséquences des décisions à prendre : « je
crois que nous n’avons pas envisagé de façon satisfaisante les conséquences
d’aucune de nos décisions…Je ne suis pas sûr que nous prenions maintenant
toutes les mesures nécessaires pour les minimiser. Je ne sais pas dans quel
monde nous vivrons une fois que nous aurons commencé à frapper Cuba. »
Certains conseillers poussent le
président à bombarder, à envahir l’île et à se débarrasser définitivement de
Castro. JFK décrète le blocus de l’île mais ne cède pas et le livre montre
parfaitement qu’il a su garder la tête froide face aux faucons emmenés le chef
d’état-major, Maxwell Taylor. Le président privilégie une solution pacifique,
conscient que l’œil de l’histoire est posé sur lui. « Je pense que vous
allez trouver vraiment difficile d’expliquer pourquoi vous vous apprêtez à
attaquer Cuba, à détruire ces sites…alors qu’il (Khrouchtchev) dit, « si
vous retirez les vôtres de Turquie, nous retirerons les nôtres de Cuba. »
Je pense que cela va être très dur » estime-t-il le 27 octobre. Il
engage alors des négociations avec l’URSS où Robert Kennedy et l’ambassadeur
soviétique, Anatoli Dobrynine, mettent au point l’accord final qui clôt la
crise de Cuba. Stern relate ainsi parfaitement ces évènements périphériques qui
contextualisent parfaitement les entretiens de la Maison-Blanche.
Finalement, Khrouchtchev accepte de retirer les missiles de Cuba en échange des missiles américains Jupiter en Turquie. Khrouchtchev y laissa son poste et Kennedy sa vie. Mais ils auront évité le pire à la planète. Grâce à ce livre palpitant, il est aujourd’hui possible de toucher du doigt l’un de ces moments où l’histoire a failli basculer.
Par Laurent Pfaadt
Sheldon M. Stern, Quand le monde s’arrêta. Les enregistrements de la crise de Cuba Les Belles Lettres, 368 p.
Il est celui qui aurait pu faire basculer le Sénat dans le camp républicain, celui qui aurait lancé la reconquête de la Maison Blanche de son mentor, Donald Trump. Celui qui assurait pourtant, dans son autobiographie à succès, Hillbilly Elegie, n’être « ni sénateur, ni gouverneur » et a fini par en devenir un. Le Hillbilly, le « péquenot » de l’Ohio tel qu’il se définit dans son ouvrage, est devenu le symbole de la colère d’une partie du peuple américain, de ces laissés-pour-compte qui se sentent abandonnés et voient dans l’ancien président le restaurateur de leur fierté. D’ailleurs le sous-titre de son livre Mémoire d’une famille et d’une culture en crise résume assez bien la situation de l’Ohio. « Je veux qu’on comprenne comment une personne en vient à ne plus croire en elle et pourquoi. Je veux qu’on sache quelle vie mènent les plus pauvres et qu’on mesure l’impact de cette pauvreté, matérielle et spirituelle, sur leurs enfants (…) Je veux transmettre une chose que je n’ai compris que récemment : les démons que nous avons fuis continuent de poursuivre certains d’entre nous qui ont assez de chance pour vivre ce rêve américain » écrit J.D. Vance qui, de cette colère populaire en a fait une colère littéraire puis un succès politique. Une colère façonnée dans un Etat, l’Ohio.
Depuis la grande Toni Morrisson,
originaire de Lorain à l’ouest de Cleveland, et son roman culte Beloved,
l’Ohio a été le théâtre de nombreux romans américains récents. De la bataille
contre l’avortement chez Joyce Carol Oates au roman éponyme de Stephen Markley,
grand prix de littérature américaine 2021 en passant par la dérive d’Amy
Wirkner, l’héroïne de John Woods (Lady Chevy, Albin Michel, lire son
interview) où il évoque pêle-mêle désastres environnementaux et suprémacisme
blanc, la violence d’un Donald Ray Pollock ou les différences de classes chez Celeste
Ng, l’Ohio semble concentrer tous les maux et toutes les divisions de
l’Amérique.
Les deux romans de Tiffany Mc
Daniel, Betty et plus récemment L’été où tout a fondu
(Gallmeister) apparaissent comme emblématiques de ces maux et évoquent tour à
tour la difficile intégration des populations amérindiennes (notamment les
Cherokee en Ohio) violemment réprimées, les souffrances sociales,
intrafamiliales, la violence sociétale à l’oeuvre, le fanatisme politique et religieux.
Le prochain livre du prodige des lettres américaines, On the Savage Side,
attendu pour 2023 racontera l’histoire de deux sœurs hantées par de terribles
secrets familiaux et s’inspirera des Chillicothe Six, l’histoire de ces six
disparues de Chillicothe, toujours dans l’Ohio.
L’Ohio est ce que l’on appelle
aux Etats-Unis, un « swing state », un état pivot capable de faire
basculer une élection. Bastion industriel et agricole, elle appartient à la « Rust
Belt » ou « ceinture rouillée », cette région industrielle du
nord-est des Etats-Unis. Septième état le plus peuplé du pays, terre des
Cavaliers de Cleveland, l’une des meilleures équipes de basket, l’Ohio a envoyé
six présidents des Etats-Unis à la Maison-Blanche. « Il est exact que c’est
un peu un condensé des Etats-Unis. C’est vraiment un « swing state » de
tous points de vue, politique, sociétal, etc. On y trouve des gens très à
gauche autant que des gens d’extrême-droite raciste. De plus, depuis des
décennies, sa population ne cesse de basculer d’un camp politique à l’autre.
C’est un Etat très symbolique de beaucoup d’enjeux américains » estime
ainsi Sylvain Cypel, ancien correspondant du Monde aux Etats-Unis.
Terre des Amish, l’Ohio est également l’Etat qui possède l’une des plus importantes communautés juives du pays. Cette dimension religieuse est fondamentale dans l’analyse sociologique de l’Ohio. C’est un fanatique chrétien qui tue le médecin avorteur dans la scène d’ouverture du livre de Joyce Carol Oates. Pour autant « si les institutions religieuses jouent un rôle positif dans la vie des gens, dans une partie du pays frappée par le déclin de l’industrie, le chômage, la drogue et l’alcool, ainsi que par l’éclatement des familles, la fréquentation des lieux de culte est en chute libre » écrit toujours Vance. Comme un paradoxe, une religiosité accrue qui confine parfois à un fanatisme mais moins de pratique. L’Ohio est enfin l’un des états les plus touchés par les décès liés à la drogue mais également par ce que les Américains appellent les « painkillers » ou analgésiques.
Le déclin de l’industrie, le
chômage, la drogue, l’alcool, l’éclatement des familles et leurs corollaires de
violence, celle contre d’autres groupes sociaux, sont autant de
« carburants » qui alimentent la littérature américaine. Autant de
facteurs pour nourrir ici, comme ailleurs, le discours complotiste d’un Donald
Trump.
Mais pourquoi l’Ohio génère-il
plus qu’aucun autre état aux Etats-Unis, une telle production littéraire ? La
réponse doit être recherchée du côté des écrivains eux-mêmes, nombreux à venir
de l’Ohio. Dans l’ombre de la grande Toni Morrisson, citons Anthony Doerr,
Michael Cunningham, Edmund White qui y sont nés mais aussi Stephen Markley,
Donald Ray Pollock, John Woods ainsi que quelques grands auteurs classiques, Harriet
Beecher Stowe (1811-1896), autrice de La Case de l’Oncle Tom (1852), monument
de la littérature américaine, Paul Laurence Dunbar (1872-1906) dont les œuvres,
majeures, n’ont jamais été traduites en France, Sherwood Anderson, Ambrose
Bierce et James Purdy. Il y a donc un tropisme littéraire très marqué dans
l’Ohio au sein duquel des auteurs souvent formés à l’université dans des
ateliers de créations littéraires exigeants trouvent dans leurs quotidiens,
leurs histoires, matières à leurs futurs romans. Comme le souligne à juste
titre le franco-américain Benjamin Hoffmann, écrivain et professeur de
littérature française à l’Université Ohio State : « Il est vrai que
l’Université Ohio State a un département de creative writing particulièrement
réputé. Si l’Ohio occupe une telle place dans la fiction contemporaine, c’est
sans doute parce qu’il condense les États-Unis tout entiers : parler de cet
État, c’est parler de l’Amérique dans son ensemble, alors que d’autres États à
travers l’Amérique ont des identités plus accusées et des traits plus
caractéristiques. »
S’il n’est pas le seul Etat à agréger les différents maux de l’Amérique, l’Ohio a donc développé une tradition littéraire et un système public favorisant le livre, prompts à générer de grandes œuvres littéraires comme le reconnait l’écrivain John Woods : « l’Ohio possède l’un des meilleurs systèmes de bibliothèques publiques du pays et la bibliothèque publique de notre ville a certainement contribué à mon développement en tant que lecteur et écrivain ». Une usine à produire des chefs d’œuvre donc. Et il arrive parfois que de ces chefs d’œuvre sortent de mauvais génies.
Par Laurent Pfaadt
Quelques conseils de lecture :
J.D. Vance, Hillbilly Elegie, Globe éditions, 288 p. Le Livre de poche, 336 p.
Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains Philippe Rey, 864 p.
Tiffany Mc Daniel, Betty et L’été où tout a fondu Gallmeister, 704 p. et 480 p.
L’historien britannique Antony
Beevor signe avec son récit de la révolution russe un nouvel ouvrage magistral
Délaissant les plages du
débarquement et les forêts des Ardennes, Antony Beevor est de retour sur ces
autres plages, celles des îles de Kotline et Kronstadt, et dans les forêts soviétiques
de ses premiers succès pour y remonter le temps et évoquer les quatre premières
années de la révolution bolchévique. D’emblée, l’historien pose le décor :
« L’engrenage révolutionnaire semble manifeste pour tout le monde, à
l’exception de ceux qui se voilent volontairement la face. Une seule question
se pose : la révolution surviendra-t-elle pendant la guerre ou juste
après ? »
Le lecteur est ainsi
prévenu : aucun répit ne lui sera accordé dans ce tourbillon
révolutionnaire, ce jeu d’échecs qui mena au pouvoir Lénine, Trotski et Staline
et entraîna une terrible guerre civile. Avec son sens de la narration qui a
fait le succès de ses livres précédents allié à travail prodigieux de collecte
de multiples sources, Antony Beevor fait ainsi monter le lecteur dans le train
blindé de Lénine, lancé à vive allure et qui traverse cette année 1917 puis sur
les chevaux des cosaques du Don chargeant dans ces plaines rouges de sang des
massacres d’une guerre sans fin. Le lecteur croise la tsarine, reine abattue
par les pions rouges et son fou de Dieu, un Staline rasant le roi Lénine pour
lui éviter la capture et un Kerenski, mis en échec mais pas mat, déguisé en
officier serbe pour fuir le Palais d’hiver. Chez Beevor, l’Histoire avec un
grand H, broyant comme la roue rouge de Soljenitsyne hommes et empires, est un
cheval fougueux que rien n’arrête. Une Histoire qu’il place dans la main sanglante
d’un Félix Dzerjinski, maître de cérémonie d’une Terreur rouge, cette tour sans
pitié contre tous les ennemis de la révolution et dont le « visage pâle
et austère, aux yeux enfoncés évoque le Greco ».
La plongée dans la guerre civile,
partie importante de l’ouvrage, est certainement la plus passionnante. Renouant
avec ses talents d’historien du fait militaire, Antony Beevor emmène à nouveau,
comme à Stalingrad, à Berlin ou à Saint-Lô, le lecteur sur les champs de
bataille et les échiquiers des
états-majors des armées, dans le cerveau des acteurs et les arcanes des obscures
manœuvres des grandes puissances qui pensent voir dans ce cyclone l’œil de leur
grand jeu. Des pays baltes à la Sibérie, de la frontière chinoise et celle de
la Pologne, c’est à une partie littéraire faîte de rouge et de blanc que nous
convie l’historien.
Les Rouges sous la férule d’un Trotski
adulé affrontent sur plusieurs théâtres d’opération des Blancs restés fidèles
au tsar et emmenés par l’amiral Koltchak et les généraux Denikine et Wrangel.
Dans chaque camp se jouent des luttes d’influence. Par officiers interposés, la
guerre fratricide entre Trotski et Staline est impitoyable et voit l’émergence
des futurs héros de la seconde guerre mondiale, ces pions appelés à devenir
cavaliers : Joukov, Boudienny, Koniev. Dans le même temps, le livre met en
lumière quelques comètes telles que le baron balte converti au bouddhisme, Roman
von Ungern-Sternberg ou Nestor Makhno, le « Robin des bois de la
steppe », fondateur de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle
ukrainienne qui combattit les deux camps.
De l’autre côté, les Blancs ayant
perdu l’initiative sont gagnés par la panique, à l’image d’un Koltchak « maigre,
ravagé, l’œil hagard, et (qui) semble dans un état de tension nerveuse
extrême » selon le général Maurice Janin à la tête d’une légion
tchèque venue prêter main-forte à des Blancs qui ont renoncé à obtenir le nul.
Rien n’y fait, le fou rouge est impitoyable, il renverse le tsar et ses
cavaliers, laissant derrière lui une interminable traînée de sang sur laquelle
se jouera les futurs massacres de la seconde guerre mondiale.
Vingt ans après, on sait ce qu’il advint dans ces mêmes forêts ukrainiennes, devenues ces nouveaux échiquiers de la mort.
Par Laurent Pfaadt
Anthony Beevor, Russie, révolution et guerre civile (1917-1921) Aux éditions Calmann-Levy, 568 p.
Haruki Murakami se raconte à travers ses T-Shirts. De la
haute couture comme d’habitude
L’habit ne fait pas le moine.
Mais il semble faire l’écrivain nous dit Haruki Murakami, figure de proue des
lettres japonaises qui, à défaut de prix Nobel vient de recevoir le prix Cino
Del Luca récompensant une œuvre scientifique ou littéraire au message
d’humanisme et succédant notamment à Andrei Sakharov, Mario Vargas Llosa,
Sylvain Germain et Joyce Carol Oates. Et plus particulièrement ses T-Shirts
qu’il affectionne tout particulièrement. De cette passion est née l’idée
peut-être un peu folle de confectionner une autobiographie. Il a fallu pour
cela la rencontre avec le magazine japonais de mode Popeye.
Murakami aime les T-Shirts. En
été, il ne porte que cela et en possède des centaines qu’il reçoit ou chine aux
détours de ses pérégrinations. Accompagné de photos, le livre se promène ainsi
dans les placards de notre auteur et raconte un peu plus sa vie. Il y a ce
qu’on sait de lui, ses passions pour la musique et le jazz en particulier mais
également Bruce Springsteen ou le célèbre groupe de rock des Ramones, pour la
course à pied et le marathon, le baseball et le whisky. Parfois, le connaisseur
de l’œuvre du maître trouve sur les cols de ces T-Shirts quelques poussières
d’inspiration glissées ici ou là comme par exemple sa passion à chiner des
vinyles qui renvoie à la nouvelle Charlie Parker plays bossa-nova (Première
personne du singulier, Belfond, 2022). D’ailleurs il rappelle qu’un T-Shirt
comme tout autre objet peut être une source d’inspiration. Ainsi son préféré,
un T-Shirt jaune du nom de Tony Takitani, obscur candidat démocrate aux
Etats-Unis qui lui inspira une nouvelle et qui elle-même devint un film.
Parfois, au détour d’une
confection qui se veut confession, le lecteur découvre un Murakami qu’il
connait moins. En préférant les T-Shirts sans marques floqués de logos plutôt
que des T-Shirts chics, Murakami révèle cette humilité et cette simplicité qui
le caractérisent. « Je ne veux pas attirer l’attention » se
justifie-t-il tout en admettant que certains T-Shirts restent difficiles à
porter, soit par conformisme, soit parce qu’ils demandent du courage : « les
motifs qui ornent les T-Shirts sont innombrables mais oser porter ceux qui
représentent des voitures constitue un acte bien plus héroïque qu’on ne le
pense ». Derrière ces T-Shirts, Murakami offre ainsi une réflexion sur
ce que les habits disent de nous, les messages, les idées que nous véhiculons. Plus
encore, la force qu’il assigne à ce bout de tissu sans valeur marchande traduit
cette capacité qu’ont les objets de posséder leur propre vie et de consigner
une mémoire, celle de ceux qui les ont portés avant nous, celle des rencontres
que vous avez effectuées, et celle enfin des lieux que vous avez arpenté durant
votre vie (les plages d’Hawaï, les villes américaines où il a enseigné, etc.).
Une mémoire projetée au cœur de l’œuvre de l’écrivain japonais quand on pense à
quelques-uns de ses livres comme récemment Le Meurtre du Commandeur
(Belfond, 2018).
Une nouvelle fois magnifiquement traduit par Hélène Morita, T complète ainsi une autobiographie composée de fragments épars, sorte de puzzle mental que le lecteur doit assembler à sa guise, un puzzle où se côtoient éléments factuels et ressentis. T confirme également un écrivain à la prose à la fois profonde et pleine d’humour lorsqu’il révèle à la fin du livre que « j’ai aussi une collection de shorts ». Donc comme le dit la publicité, demain Murakami enlève le bas !
Par Laurent Pfaadt
Haruki Murakami, T, ma vie en T-Shirts, Belfond, 200 p.
Belfond, éditeur historique de
Murakami poursuit sa réédition des œuvres de l’écrivain avec La Ballade de
l’impossible et surtout l’un de ses plus grands succès, Kafka sur le
rivage. En mars 2023 sortira en salle l’adaptation de sa nouvelle Saules
aveugles, femme endormie (Belfond, 2008)
Le TNS présente avec le TJP-CDN la dernière création de la Cie La belle Meunière « Une rêverie sur les éléments à partir de l’œuvre de Gaston Bachelard »
Les trois interprètes,
Pierre Meunier, Jeanne Bleuse, Matthew Sharpqui réservent un accueil chaleureux
aux spectateurs qui progressivement gagnent leur place dans la salle. Nous
sommes là pour évoquer, Bachelard, un grand philosophe, un vrai poète. Et c’est
un beau projet qui mérite que, nous, les spectateurs, comme conviés à une
veillée, nous soyons, pour plus d’intimité, installés dans un dispositif tri
-frontal.
Pierre Meunier avec la complicité de Marguerite Bordat qui
dirige avec lui la Cie « La Belle Meunière », a tenu à cette
rencontre qui fait l’éloge de l’imagination et des quatre éléments constitutifs
de la vie, la terre, l’air, l’eau et le feu. Il est le conteur, celui qui
rapporte avec attention, respect et enthousiasme les mots de l’écrivain que
lui-même a découvert en 1990 en lisant son ouvrage « L’air et les
songes ». Depuis cet auteur ne l’a plus quitté et sans le citer
explicitement, il a créé en 2021 un spectacle pour le jeune public, intitulé
« Terairofeu » dans lequel les quatre éléments sont mis en jeu de
façon ludique à l’aide de nombreux objets manipulés, ce qui caractérise souvent
les spectacles de « La Belle Meunière », ce qui n’est pas le cas ici.
Car tout repose sur la voix et la musique et leur pouvoir d’évocation. Pas non plus de plateau à proprement parler pour plus de proximité avec le public (scénographie Géraldine Foucault et Marguerite Bordat) mais deux estrades(construction Florian Mèneret et Jean-François Perlicius), sur lesquelles sont installés les instruments de musique, un violoncelle, un piano. Ils seront avec ceux qui en jouent, la pianiste Jeanne Bleuse et le violoncelliste Matthew Sharp, d’extraordinaires partenaires de jeu pour le conteur, Pierre Meunier qui va de l’un à l’autre en effectuant sa causerie qui, en tout premier lieu, est un éloge de l’imaginaire, de la rêverie, deux concepts chers à Bachelard .
Il ne s’agit pas d’illustrer le propos mais d’en faire ressortir la poésie et la beauté. Une extraordinaire complicité circule entre les trois artistes. La musique parle à sa manière, le récitant se met, parfois à chantonner ou même à chanter et à esquisser des pas de danse. Parfois, aussi, de grands enthousiasmes les traversent, ils se regroupent autour du piano, trafiquent dans son ventre, se réfugient en dessous comme pour jouer à cache-cache ou se mettre à l’abri. A d’autres moments chacun regagne son lieu et joue avec talent, avec passion. Outre les improvisations, le répertoire choisi mélange les genres et les époques et l’on pourra entendre des œuvres de Gabrielli (1689) aussi bien que d’Igor Stravinsky (1913), de Béla Bartok (1915), de Meredith Monk (2003) ou d’Olivier Messiaen(1928) et de bien d’autres, interprétés avec une formidable virtuosité dans de pertinents arrangements. (conseil à l’improvisation et au piano préparé Eve Risser)
La poésie, c’est aussi quelques jolies trouvailles, entre
autres, cette boule de verre cassé qui projette une myriade de petits cercles
lumineux tout autour de nous (lumière Hervé Frichet) ou ces tubes métalliques
qui font des sons harmonieux en s’entrechoquant ou bien encore ces morceaux de
bois à frotter pour faire jaillir l’étincelle ou la fumée qui rend imprécis les
contours.
Chaque élément sera bien sûr évoqué, La TERRE, dans laquelle
la pianiste voulait creuser des trous et que le violoncelliste rêvait
d’explorer en devenant égoutier. Cette
terre d’où l’on extrait le métal que le forgeron façonnera sur l’enclume,
« enclume », un si beau mot dira le conteur.
Le FEU, sur lequel s’attarde Meunier qui nous conduit aussi
à des révélations de bon aloi comme celle qui nous dit que, dans les temps
préhistoriques les femmes connaissaient le feu avant les hommes, savaient le
cacher, le conserver. On parlera du feu comme « fils du bois »
puisqu’ on peut l’obtenir par frottement de deux morceaux de bois mais on peut
aussi bien dire , « fils de l’homme » puisque le frottement des corps
est une expérience humaine qui peut irradier les feux de l’amour et qui a peut-être
été inspiratrice… On évoquera les légendes qui racontent qu’un jour un ivrogne
bien imprégné d’alcool s’est enflammé de l’intérieur et les coutumes comme
celle du brûlot qui voit l’alcool s’enflammer dans le verre.
Pour L’AIR, il sera question de liberté, de légèreté, a contrario d’un jeu de mot « je pense
donc je pèse » pendant que Matthew grimpe pour jouer sur le couvercle du
piano et que Jeanne fait avec énergie ses gammes avec son coude. Mais on n’en
reste pas là car on évoque le premier soupir poussé à la naissance et le dernier
quand on rend l’âme.
Quant à L’EAU, c’est par l’intermédiaire d’un grand moment
musical qu’elle sera célébrée avec le chant nuancé du violoncelliste, par un
hymne à la nuit, par les musiciens jouant dos à dos et par le récitant couché pour évoquer la mort, la
nécessité de refaire un monde et de sauver des eaux des peuples qui y
périssent.
Pour clore cette veillée, en toute convivialité, nous sommes
invités à rejoindre le bar où les artistes nous servent le rhum encore brûlant
d’avoir flambé dans la marmite.
Défense et illustration de Gaston Bachelard et de La Belle
Meunière.
Depuis qu’Alain Lombard l’introduisit à Strasbourg dans les années 1970, la musique de Gustav Mahler a connu nombre de belles interprétations grâce notamment à Jan Latham-Koenig, Marc Albrecht et Marko Letonja. Le concert de l’OPS donné le 25 novembre dernier était entièrement consacré à la neuvième symphonie. Invité pour l’évènement, le chef russe Vassili Sinaïski en a donné une vision d’une intelligence musicale exceptionnelle, soutenue par un orchestre chauffé à blanc.
Une telle performance mérite
d’autant plus d’être saluée que ce chef d’œuvre du romantisme tardif, bien
qu’ayant fait l’objet d’une centaine d’enregistrement, pose des problèmes d’interprétation
qui sont loin d’être toujours résolus. A côté de chefs ne retenant que la seule
dimension romantique, il y a ceux qui, à l’inverse, l’enferment dans un
modernisme monolithique. Il en est aussi qui restituent bien l’ambiance
ironique et sarcastique des deux mouvements centraux mais qui achoppent devant
le dramatisme austère des mouvements extrêmes ; et d’autres chez qui c’est
le contraire. Il y a enfin ceux qui, restituant bien le caractère transitoire
et ambivalent de l’œuvre, font cependant preuve de timidité face à une matière
sonore dont la sauvagerie tourne le dos aux nuances maniérées, aux phrasés
édulcorés, aux pianissimi exagérés. Toutes ces insuffisances ou ces impasses
furent magistralement surmontées lors du concert de Vassili Sinaïski,
atteignant un niveau d’excellence tel que l’on regrette qu’aucune radio,
télévision ou maison de disques n’aient, ce soir-là, posé ses micros dans la
salle Érasme. Quand pareille intelligence de l’œuvre le dispute à la passion de
l’exécution, il émane de cette musique un amour éperdu de la terre et un adieu
au monde d’une puissance émotive bouleversante. Avec des mouvements précis, des
gestes attentionnés et des expressions de visage d’une grande humanité, ce chef
a obtenu de l’OPS ce qu’il faut bien appeler une véritable performance sonore.
À preuve, le terrifiant scherzo, d’une
difficulté telle qu’il est arrivé à un orchestre comme le Philharmonique de
Berlin d’y commettre de fautives embardées (sous la direction de Léonard
Bernstein, en 1979). Sinaïski l’attaque, quant à lui, dans une rythmique
implacable et dans un tempo foudroyant ; cordes de l’orchestre unies
derrière la super-soliste Charlotte Juillard, vents et percussions enflammés se
surpassent jusque dans une coda des plus impressionnantes. Pour le reste, on ne
peut qu’approuver la justesse de style, tant au plan des timbres
particulièrement vibrants que des rythmes ou des mélodies, qui jouent la
puissance du sentiment contre le sentimentalisme niais et font entendre tout ce
que cette musique recèle d’extrêmement savant mais aussi de profondément populaire.
Une semaine avant, l’orchestre
accueillait le violoniste arménien Sergey Khachatryan dans le concerto pour
violon de Beethoven. Il y a un peu plus de vingt ans, encore dans son
adolescence, il était venu jouer cette même grande œuvre. Nonobstant sa
jeunesse et son trac d’alors, on avait déjà perçu sa musicalité souveraine et
son lyrisme profond. Quelques années plus tard, il donnait en concert et
enregistrait à Paris, avec son mentor Kurt Masur, une mémorable version des
deux concertos de Shostakovitch. Non seulement il n’a rien perdu de ses
qualités d’antan, mais il a gagné une liberté de jeu qui a rayonné du début à
la fin du chef d’œuvre beethovenien, culminant dans un rondo final
particulièrement alerte et chantant. C’est
un autre chef russe, venant quant à lui de la grande école pétersbourgeoise,
Stanislas Kochanovsky, qui dirigeait ce soir-là l’orchestre. Certains mélomanes
se sont demandés si la nervosité des fortestaccato, l’orchestre à cordes resserré
et son jeu sans vibrato, les vents
particulièrement audibles et les timbales très claires, autrement dit l’option
d’un style ‘’historiquement informé’’
s’accordaient avec le lyrisme profond et la sonorité délicate de Kachatryan.
C’est oublier, à mon sens, la restitution
particulièrement chantante des longues phrases mélodiques, si bien
jouées par le quatuor à cordes de l’orchestre, décidément très en forme.
En seconde partie de soirée,
Stanislas Kochanovsky nous aura offert une troisième symphonie de Brahms de
grande classe, bien contrastée entre la froide énergie des mouvements extrêmes
et les moments mélancoliques et nostalgiques des parties centrales. On eût
certes aimé un surcroît de sentiment dans le célèbre allegretto ; en
revanche, on a particulièrement apprécié
la droiture des instruments à vents dans les dernières mesures de l’œuvre,
quand la musique semble enfin atteindre une réelle sérénité. D’un bout à
l’autre de cette belle et étrange symphonie, le jeu de l’OPS s’est montré d’une
clarté et d’une homogénéité parfaites.
Je profite de cette recension
pour dire également tout le bien que je pense de deux concerts de musiciens
amateurs, entendus durant le mois de novembre. Le samedi 12, l’Orchestre des
Solistes de Strasbourg, formé d’étudiants de l’Académie Supérieure de Musique,
donnait son premier concert sous la direction d’Etienne Bideau, violoniste par
ailleurs. Après un larghetto pour cor
de Chabrier et un concerto pour clarinette et alto de Bruch, témoignant de la
qualité des solistes de cette nouvelle formation, l’orchestre et son jeune chef
nous ont offert une symphonie écossaise de Mendelssohn d’une juvénilité
d’inspiration et surtout d’une qualité d’exécution que l’on n’attendait pas
d’une formation débutante. On aura seulement regretté l’acoustique quelque peu
tourbillonnante de l’église Saint-Pierre le jeune.
Gaspard Gaget a, quant à lui, bénéficié de l’acoustique nouvellement rénovée du Palais des Fêtes pour le 150ème anniversaire de la Chorale Strasbourgeoise, institution historique qu’il dirige et qu’il dynamise depuis maintenant trois ans. Pour cette soirée du samedi 26 novembre, le Chœur d’hommes de Molsheim était convié pour des chants de son répertoire, également le Centre Chorégraphique de Strasbourg pour une chorégraphie sur une musique de Mozart. La partie instrumentale de la soirée était assurée par des instrumentistes de La Philharmonie, orchestre d’amateurs fondé en 1900. Après une petite symphonie d’un quasi-contemporain de Beethoven, G. Valéri, dirigé par le chef Gustave Winckler, musiciens et choristes strasbourgeois se sont retrouvés sous la direction de Gaspard Gaget pour un Magnificat de Vivaldi et une Spatzenmesse de Mozart qui, l’un comme l’autre, ont montré le niveau artistique que peut atteindre un ensemble de choristes amateurs lorsqu’ils sont guidés à la fois par l’exigence et l’enthousiasme. Qualités que l’on aura encore appréciées dans le chœur final de l’Oratorio de Noel de J.S.Bach, qui terminait ce programme ambitieux et fort bien conçu.
Das weltberühmte Requiem von Giuseppe Verdi wurde im Festspielhaus schon mehreremale gegeben, und die Meisterinterpration von Riccardo Muti im Jahre 2019 ist noch in allen Erinnerungen. Desto mehr gespannt war man die Auffassung des jungen, gelobten und umstrittenen Teodor Currentzis zu hören. Die Version des feurigen Dirigenten war so vortrefflich, dass man meinte man hörte das Werk zum ersten Mal. Von den ersten Takten bis zum Schluss, hat er einen grossen Bogen gesponnen der jeder Fazette des Meisterwerkes völlig gerecht wurde ! Schon die ersten Takten waren gerade verblüffend, diese hauchzarten Pianissimi der tiefen Streicher die wie aus dem Nichts kommend, das Publikum in ihren Bann zogen. Der Chor fügte sich in diese Vision an, und die ersten Worte, « Requiem aeternam » waren beinahe geflüstert. Das « Dies Irae » hingegen, das oft nur hingeschmettert wird, war eine wahreTonmalerei des jüngsten Gerichts ! Wuchtig, angsteinflössend aber nicht brutal, ein stets musikalisch bleibendes Schreckensbild. Das fabelhafte Orchester und der hervorragende Chor musicAeterna haben da Massstäbe gesetzt.
Das Sänger Quartett konnte da nicht miteifern wenn sie auch auf hohem Niveau waren.
Andreas Schager, der Beste Tristan zur Zeit, verfügt über eine mächtige, schön timbrierte Heldentenorstimme die leider aller Feinheiten der Partie nicht gerecht werden konnte. Schon bei seinem ersten Eintritt drohte er zu entgleisen. Das « Ingemisco » wurde zur auftrumpfenden Opernarie und man entbehrte jedes religiöse Gefühl.
Mathias Göerne sang, wie immer, sehr gepflegt, versuchte aber vergebens seiner schönen Baritostimme, die Farbe eines tiefen Basses zu geben, was er eigentlich nicht ist.
Zarina Abaeva verfügt über eine grosse lyrische Sopranstimme und wusste zu überzeugen aber in dem wichtigsten Teil ihrer Partie, das « Libera me », hatte sie oft Intonationsprobleme.
Eve- Maud Hubeaux war die Einzige die ihre Partie total meisterte.Ihr wunderbarer Mezzo wurde jeder Nuance der Partitur gerecht und das « Liber scriptus » wurde zu einem der Höhepunkte des Abends.
Aber dank der fabelhaften Direction von Teodor Currentzis, dem fantastisch spielenden Orchesters und dem blendend singenden Chors, verliess man das Haus mit dem Gefühl eine musikalische Sternstunde erlebt zu haben.