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The Silence

Une grande amitié et une vraie complicité ont sans doute présidé à la naissance de ce spectacle dans lequel avec audace, impétuosité, conviction et grande sensibilité, Stanislas Nordey porte sur le plateau du TNS un texte de Falk Richter, auteur associé au TNS, évoquant principalement les non-dits au sein des familles et le silence qui nous est trop souvent imposé sur les problèmes qui menacent notre société et l’avenir même de l’humanité.


Sur un mode incantatoire le spectacle s’ouvre en faisant répéter la formule « dans ma famille on n’a jamais parlé de… » au comédien qui arpente le plateau puis se met à l’écart pour suivre le film réalisé par Lion Bischof et qui rapporte l’entretien de Falk avec sa mère. Il a attendu la mort de son père pour revenir la voir après une longue absence démarrée lors de son coming out il y a trente ans. Il veut qu’elle lui parle de son enfance mais c’est surtout la sienne qu’elle relate, se gardant de parler du nazisme comme si elle n’avait pas été consciente de ce qu’il représentait. Mais Falk qui connaît certains éléments de l’histoire ne cesse de demander des précisions, des explications. Elle résiste. Lui sait que son père fut un homme violent, mobilisé à dix-huit ans, poursuivi toute sa vie par des cauchemars dus à la guerre, homme influent marié, qui a une liaison avec la mère de Falk, une jeune fille alors, avec laquelle il a deux enfants, situation qu’il dissimule à son épouse et sur laquelle pèse le silence. De cela il n’en a jamais été question. 

Falk veut que sa mère parle de la manière dont ont été élevés ses enfants. Lui a des souvenirs qu’il veut confronter aux siens mais elle dit ne pas se rappeler et ne cesse de répéter qu’ils étaient une famille heureuse et que les enfants ne manquaient de rien. Elle ira jusqu’à dire, sans état d’âme, que si elle interceptait son courrier et lisait ses lettres c’était pour éviter qu’il ait de mauvaises fréquentations et tourne mal. Elle avouera, en guise d’excuse pour la non-compréhension de l’homosexualité de son fils, qu’elle n’a reçu aucune éducation à la sexualité et que c’est son mari qui l’a initiée. Quant à celui-ci, à ce propos, il s’est montré d’une extrême violence, projetant son fils contre le mur, et ne reviendra jamais sur cet acte, même sur son lit de mort.

Autant de souvenirs contradictoires qui montrent à quel point la mémoire joue un rôle dans la construction de notre identité. Sur son homosexualité, Falk reviendra en évoquant cet autre coup qui lui fut porté par un inconnu en pleine rue quand il avait dix-huit ans. Encore une fois, comme lors de la rouste de son père « personne ne m’a aidé » précise-t-il.

Après cette partie très autobiographique le spectacle s’engage dans un mode plus fictionnel.

Le comédien devient un jeune Falk qui s’apprête à voyager, sac au dos et se remémore sa relation amoureuse avec un certain Constantin.

On revient alors à la mort du père qui déclenche l’envie de renouer avec cet ami d’enfance, Constantin et il s’ensuit une série de coups de téléphone pour le supplier de venir et d’accomplir les actes qu’ils se sont interdits de faire dans leur jeunesse bridée par les préjugés.

Enfin dans la dernière partie du spectacle, Falk Richter élargit son propos en abordant les questions sur lesquelles nous butons actuellement, celle de la souffrance animale, de la disparition des espèces, du dérèglement climatique, pour montrer l’hypocrisie des informations médiatisées   sur ces sujets et les non-dits qui en masquent la gravité , rappelant l’obligation de «  désapprendre les comportements destructeurs et apprendre l’empathie et l’action collective », la nécessité de se débarrasser du patriarcat, du racisme, de l’homophobie.

Le spectacle se terminera sur l’évocation du requin du Groenland dont nous parle, Stanislas Nordey déambulant entre les obstacles épars sur scène, coiffé d’une chapka et vêtu d’une combinaison en fourrure à l’image d’un anthropologue à la recherche du dernier spécimen vivant.

Ce spectacle, mis en scène par Falk Richter, lui-même, repose sur la prestation de Stanislas Nordey qui a su se prêter au jeu d’être et ne pas être Falk Richter et de mettre en valeur ce texte traduit par Anne Monfort « le plus personnel que j’ai jamais livré au public » reconnaît l’auteur dont, par ailleurs, nous avons pu voir représenter au TNS « Je suis Fassbinder » en 2016 et « I am Europe » en 2019 où déjà il faisait montre d’un engagement non dissimulé.

Un texte et un spectacle qui sonnent comme un avertissement à ne pas laisser  s’installer un silence qui dissimulerait le retour aux pires idéologies.

Marie-Françoise Grislin

Au TNS, représentation du 6 octobre

Musica

La contrebasse et Joëlle Léandre

Prélude à cette rencontre, le titre au programme de la soirée « La contrebasse m’est tombée dans les mains à l’âge de neuf ans et depuis je tisse sans cesse des histoires, des liens, des aventures, en totale liberté, avec le feu qui est en moi, c’est ainsi… »


C’est aussi comme le début de ce grand moment pendant lequel nous aurons le bonheur de l’entendre nous parler de sa vie et de la voir jouer.

Il s’agit pour elle de mettre l’accent sur la transmission comme elle le montre en commençant ce concert en jouant avec deux jeunes élèves contrebassistes de l’école des Arts de Schiltigheim, Ambre Rogez et Aude Muller, elle-même se présentant en petite fille avec nattes et socquettes blanches !

Sa présence est un immense cadeau, celui qu’elle nous fait de sa vie, qu’elle nous confie comme un viatique, un témoignage de ce que c’est de fabriquer sa vie, ce qui doit être le projet de chacun. Qu’il s’en rende compte ou non il le réalisera forcément, affirme cette battante car c’est cela « vivre ». Elle ajoute que le degré de conscience qu’on en a peut varier mais qu’il est fondamental et en perpétuel réalisation.

C’est sur son propre parcours qu’elle s’appuie pour transmettre cette leçon de vie et c’est avec   humour, lucidité, simplicité qu’elle nous en conte les péripéties, depuis son enfance de fille de prolétaire, son désir de faire de la musique si évidente qu’il lui a permis de vaincre tous les obstacles jusqu’à cet attachement à la contrebasse avec lequel elle a fait sa vie.

De sa découverte du jazz, elle en parle avec enthousiasme, de l’improvisation qui lui est lié et qui, pour elle, signifie le partage, l’absence de hiérarchie, l’humain.

Ce récit captivant et dont elle souligne l’importance comme moyen de transmission était ponctué de deux très beaux moments musicaux, l’un en trio où elle accompagne avec le batteur Edward Perraud la chanteuse Lauren Newton et l’autre avec le guitariste Serge Teyssot-Gay.

Sa façon simple et généreuse de nous faire connaître son lien indéfectible entre la musique et sa vie nous a vivement touchés.

Marie-Françoise Grislin

Musica au TJP le 26 septembre

Noir sur Blanc

Conçue et mise en scène par Heiner Goebbels,  c’est une œuvre originale mais pas récente puisqu’il l’a  créée en 1996  en s’ inspirant d’un texte  d’Edgar Allan Poe « Shadow » que lui avait conseillé Heiner Muller où il est question  d’un groupe de survivants qui résiste à la peste qui sévit au dehors grâce à une solide porte d’airain. Mais les choses se compliquent, d’abord désorganisés, il faudra être ensemble pour faire face. Il s’agit donc d’une parabole sur la nécessité du collectif.


Après une entrée dispersée, les musiciens s’installent, dos tourné au public sur les rangées de bancs alignées sur le plateau. Bientôt, certains dressent une grande plaque métallique, à côté de la grosse caisse et voilà que d’autres se mettent à y envoyer des balles de tennis ce qui déclenchent de bien sonores tambourinages. Alors tous se mettent à jouer avec conviction. Les dix-huit musiciens de l’Ensemble Modern n’en sont pas à leur coup d’essai puisqu’ils ont été là dès sa création. Pendant que les musiciens sans se départir de leurs instruments vont et viennent, escaladant parfois les bancs, s’éclipsant, pour revenir sans autre forme de procès, un lecteur redira à plusieurs reprises ces mots extraits de « L’ombre » de Poe : « Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants mais moi qui écris je serai depuis  longtemps parti pour la région des ombres ». Après divers moments où chacun semble poursuivre son projet, tous se retrouveront pour aller jusqu’à jouer en fanfare.

La musique est bel et bien théâtralisée, les musiciens n’hésitant pas à participer à la mise en place de certains éléments du décor.

Le spectacle est plein de surprises et nous laisse parfois interloqués mais on s’abandonne au plaisir de voir et d’entendre des interprètes aussi créatifs, autant comédiens que musiciens.

Marie-Françoise Grislin 

Musica 23 septembre au Maillon

La femme au marteau

Voici quelques réflexions à brûle-pourpoint inspirées par ce concert suite à des échanges avec de fidèles spectateurs de Musica. Certains se demandant si nous étions là pour Silvia Costa, sa mise en scène et sa scénographie ou pour la musique de Galina Ustvolskaya, cette élève de Dimitri Chostakovitch que nous connaissons peu, musique ici interprétée et révélée d’une manière fulgurante par le pianiste Marino Formenti.


En effet, la scénographie de Silvia Costa occupe une place importante dans ce spectacle très visuel. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été l’assistante de Romeo Castellucci, comme lui, plasticienne, issue des Arts visuels, avec un goût pour les beaux objets, les attitudes plutôt mortifères ou hystériques, une nette tendance à l’esthétisme.

C’est son univers qu’elle apporte sur le plateau avec ces lits simples ou raffinés, ces canapés agrémentés de coussins pour des hôtes de passage au destin inconnu. Un mobilier souvent déplacé. Seul élément constant, le piano, encore est-il bousculé et prié de faire place à l’objet qui arrive.

 Sans doute cela est-il à l’image de la vie mouvementée de la compositrice qui, après avoir rompu avec son maître a su mener ses propres recherches et créer une musique très personnelle.

Les six sonates qu’elle a écrites entre 1947 et 1988 sont l’objet de ce concert et nous avons été emportés par cette musique tellement particulière et expressive, bouillonnante, sans concession, exprimant la violence, les drames avec parfois ce répit, ce calme nécessaires à qui veut reprendre haleine. Mario Formenti en donne une interprétation impressionnante. Avec une énergie, une conviction à toute épreuve, dans un jeu tellement physique que le pianiste semble faire corps avec son instrument, il rend à la compositrice russe un puissant et légitime hommage.

 Marie-Françoise Grislin

Musica au Maillon le 27septembre

Varsovie n’a rien oublié

La dimension juive de la capitale polonaise reste indissociable de son identité

Même s’il ne subsiste que très peu de vestiges de l’ancien ghetto d’une Varsovie détruite à 90% par les Allemands, l’identité juive de la capitale polonaise transparaît à chaque coin de rue et s’écrit quotidiennement dans une histoire plus que millénaire. En arpentant les avenues d’immeubles vitrés qui ressemblent à celles de toutes les grandes capitales du monde ou en contemplant ces réalisations soviétiques, vous sentez vite qu’ici, sous l’asphalte et derrière les murs étincelants, suinte une histoire tragique, celle de ces centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants entassés dans cette partie de la ville.

Pour pénétrer la Varsovie juive, il vous faut d’abord entrer dans le cimetière juif de la rue Okopowa. Les anonymes y côtoient les illustres. Le gardien vous demande si vous cherchez un nom. Vous réfléchissez un instant. Comment choisir entre trois millions de personnes ? Vous secouez la tête, un peu désemparé et avancez parmi cette mémoire vivante qui mêle dans une seule et même tombe, héros et martyrs. En sortant, vous êtes alors prêts à entrer mentalement dans le ghetto, à prendre cette fameuse passerelle. Les anciennes rues se révèlent à vous. Ici l’orphelinat de Janusz Korczak, là l’Umschlagplatz d’où partaient les convois de la mort vers Treblinka. Vous croisez les ombres de Jan Karski, d’Adam Cziernakow et de Marek Edelman en arrivant devant ces jonquilles qui tapissent les parterres du musée Polin consacré à l’histoire des juifs de Pologne.

Chef d’œuvre de scénographie avec un côté immersif assumé, le musée se veut un voyage exhaustif dans l’histoire millénaire des juifs polonais. Arpentant dans les diverses époques, le musée évoque aussi bien la Renaissance considérée comme « le Paradis juif » que les pogroms de l’après-guerre notamment celui de Kielce mais également la constitution du capitalisme juif polonais au 19e siècle et bien évidemment la Shoah. Il revient aussi sur les grands courants du judaïsme et les figures de l’histoire juive polonaise telles que Gaon de Vilnius, Moses Mendelsohn, Isaac Leib Peretz qui fit du yiddish cette langue mondialement connue et couronnée par le prix Nobel de littérature d’Isaac Bashevis Singer, ou Emmanuel Ringelblum et son armée d’archivistes qui rassemblèrent au sein de l’organisation Oneg Shabbat de précieuses informations sur la vie dans le ghetto pendant l’occupation nazie.

La figure de ce héros qui sauvegarda avec Hirsch Wasser, Rachel Feuerbach, Abraham Lewin et d’autres la mémoire du ghetto se trouve à l’Institut historique juif. Ici point de rue reconstituée, de musique angoissante ou de jeux pour enfants. Dans ce décor épuré et centré sur la quête d’Oneg Sabbat, leurs documents collectés et leur conservation, le visiteur avance, seul, en élaborant sa propre quête de la mémoire. Ce n’est pas un musée mais bel et bien un mausolée qu’il découvre, celui du courage de quelques hommes et femmes qui, en sacrifiant leurs vies, ont souhaité dire aux générations futures ce qu’il advint ici même. Combattants de la mémoire, ils ont placé ici, dans cette caisse et cette jarre de lait, alors que les langues de feu de la synagogue dynamitée et des lance-flammes allemands menaçaient, leurs existences et les souffrances de tout un peuple et d’une ville martyre. Ici le poids de l’histoire est lourd, écrasant. Il est nulle part et partout à la fois. Lieu assez peu visité y compris des Polonais, c’est pourtant un passage obligé et complémentaire du musée Polin pour qui veut comprendre la tragédie qui s’est déroulée ici.

Après la liquidation du ghetto en mai 1943, Jurgen Stroop, commandant SS qui orchestra cette dernière adressa à Himmler un rapport intitulé : « Le quartier juif de Varsovie n’existe plus ! ». Ces tombes, ces archives, et ce musée prouvent qu’il ne suffit pas de détruire des pierres pour tuer la mémoire. Et que s’il ne subsiste qu’une seule personne susceptible de l’entretenir, qu’elle soit écrivaine de renom comme Agata Tuszsynska (voir l’interview) ou guide passionnée comme Agnieszka Biesiadecka, médiateur du musée Polin ou restaurateur de l’Institut historique juif, tous unis dans la volonté d’une ville de se souvenir encore et encore, alors les efforts de destruction des totalitarismes et des négationnistes resteront vains.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Samuel D. Kassow, Qui écria notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Grasset, 594 p. 2011 qui relate l’incroyable épopée d’Emmanuel Ringelblum et de l’organisation Oneg Shabbat.

Agata Tuszsynska, Wiera Gran, l’accusée, Grasset, 416 p. qui raconte l’histoire d’une chanteuse du ghetto, accompagnée par le pianiste du film de Polanski dans un formidable livre qui suscita une vive polémique en Pologne.

Isaac Bashevis Singer, Shosha, coll. La Cosmopolitaine, Stock, 376 p. qui suit l’un des plus beaux personnages de la littérature mondiale, Shosha, dans les rues d’une Varsovie prête à s’enfoncer dans les ténèbres de la seconde guerre mondiale.

Pour découvrir la Varsovie juive, rien de mieux que d’organiser son voyage à partir des informations contenues sur le site de l’office de tourisme de Varsovie : http://www.warsawtour.pl

Festival Musica, Kaija Saariaho

Kaija Saariaho, l’invitée d’honneur

Après la représentation de son magnifique opéra « Only the sound remains » plusieurs œuvres de la compositrice finlandaise nous ont été proposées dont la projection d’« Innocence » son dernier opéra créé au Festival d’Aix-en- Provence en 2021, suivi d’un concert intitulé « Kaija dans le miroir » où ses amis musiciens  lui rendent hommage en reprenant certaines de ses œuvres.


Enfin ce sera le très beau concert « Eblouissements » donné par l’orchestre national de Metz Grand Est .

Un concert organisé de façon intelligente, les deux œuvres de Kaija Saariaho étant entourées par celles de deux compositrices. En ouverture, une pièce d’Olga Neuwirth « Coronation V : Spraying sounds of hope”. Ecrite pendant le confinement, les vents et les percussions lui impliquent un côté un peu martial, genre marche dérisionnée.

 C’est alors que vient à être jouée « Trans » de Kaija Saariaho, un concerto pour harpe qui nous donne l’occasion de découvrir un célèbre harpiste Xavier de Maistre. Son jeu très subtil est soutenu discrètement par un orchestre particulièrement bien dirigé par David Reiland qui laisse toute la place au soliste. Après un premier mouvement où l’emporte la limpidité des sons de la harpe, ceux-ci se font plus graves pour, dans le troisième mouvement face à l’orchestre bourdonnant se faire plus répétitifs puis à peine audibles avant une dernière reprise.

Après l’entracte c’est « Verblendungen », pièce écrite par Kaija en1984 que l’orchestre entame avec fougue, saturant l’espace avec le martèlement de la grosse caisse. Puis tout redevient fluide sans heurt, sans précipitation, une musique harmonieuse avec parfois quelques grondements souterrains. Bientôt tout s’efface imperceptiblement dans de discrets tapotages.

Nous aimons la musique de cette compositrice qui réussit toujours à toucher notre sensibilité et à laisser vagabonder notre imaginaire.

Le concert s’achève avec une œuvre en création mondiale de la compositrice italienne Clara Iannotta, bien dans l’esprit de ce concert « Darker Stems » évoquant, à travers des sons contrastés, mélangés, où prennent place des raclements, des sons aigus de scie musicale, des tapotages sur boîtes en carton, les périodes difficiles traversées par la compositrice.

 Un grand moment musical avec des interprètes de haut niveau.

Marie-Françoise Grislin

Le 22 septembre à la Cité de la musique et de la danse.

Festival musica

Hyper concert

Un moment tout à fait extraordinaire nous était proposé par Musica avec les ensembles « L’Imaginaire » de Strasbourg et « Hyper Duo » de Bienne. Nous permettant, de plus, de découvrir une nouvelle et très belle salle de spectacle de l’Université de Strasbourg, La Pocop .


Ce n’est pas seulement l’oreille qui se délecte des sons soufflés de la flûte jouée avec retenue et application par Keiko Murakami, du piano endiablé de Gilles Grimaitre et du saxo de Philippe Koerper notre vue est plus que sollicitée pendant ce concert qu’on peut qualifier d’expérimental tant il réserve de surprises.

C’est ainsi par exemple que le gros ballon qui se met à circuler entre les musiciens devient objet ludique susceptible d’ajouter quelques grincements à la partition quand on frotte son enveloppe.

Sans oublier qu’un écran disposé en fond de scène présente toutes sortes d’images kaléidoscopiques colorées que la musique semble impulser. A l’électronique et la régie vidéo, Daniel Zea

Sans oublier non plus que sur ce même écran nous verrons apparaître les visages des musiciens arrangés d’une drôle de façon, figés ou déformés yeux fixes, bouches rétrécies ou agrandies avec rajouts d’objets divers et bizarres sur ces visages virtuels. Une mise en images qui accompagne les partitions de Daniel Zea, avec sa nouvelle version de « Toxic Box » et « L’adieu aux sirènes » de  Hibiki Mukai. Tout cela très endiablé nous perdait dans les entrelacs des sons et des images.

La partie réservée à Hyper Duo était modifiée en raison de l’absence d’un des musicien, Julien Mégroz, malade. Elle fut essentiellement consacrée à la vidéo de leurs nombreux « Cadavres exquis » évidemment déjantés puisque pratiquant le collage de bouts de films comme le pratiquaient  les surréalistes avec les textes.

Des musiciens pleins d’énergie et de virtuosité au service d’une musique innovante pour une soirée d’avant-garde bien adaptée à cette nouvelle salle de spectacle.

Francis Grislin

Un Concert Musica du 21 septembre

Le Chant d’Haïganouch

Patrick Manoukian, alias Ian Manook, est l’un de nos auteurs de polars les plus talentueux. Délaissant les plaines mongoles et les glaciers islandais, il s’est lancé voilà deux ans dans l’écriture d’une saga qui puise largement dans son histoire familiale arménienne même s’il tient à préciser que « ce n’est pas un témoignage sur ma famille. Je prends l’histoire de ma famille pour en faire quelque chose d’universel. »


Après L’oiseau bleu d’Erzeroum (Albin Michel, 2021) qui se focalise sur le génocide de 1915, Ian Manook nous entraîne cette fois-ci avec Le chant d’Haïganouch dans la Russie soviétique en compagnie d’Agop et d’Haïganouch, séparée de sa grande sœur Araxie lors du génocide.

Agop, le meilleur ami du mari d’Araxie, a émigré en France. Fini les milices anti-ottomanes, il a rejoint le PCF. Mais l’appel de la mère patrie est plus fort que tout. Ce chant sera celui d’une sirène nommée Staline qui, comme dans l’Odyssée, finira par le dévorer. Sur les bords du lac Baïkal, un autre chant résonne, celui d’Haïganouch, poétesse aveugle qui va devoir elle-aussi affronter de nouvelles épreuves, en particulier la répression stalinienne dans une autre odyssée, sibérienne celle-ci. Némésis a cédé sa place à Ananké, la mère du Destin.

Sous couvert du roman, Ian Manook propose une profonde réflexion sur le déracinement et les dilemmes de la diaspora arménienne où leurs membres sont à la fois enviés et détestés. Il s’interroge également sur ce fossé qui ne se comble jamais entre ceux qui sont partis et ceux qui restent.

Dans ce récit mélancolique comme un air de duduk, le lecteur retrouvera assurément l’incroyable talent de conteur de Ian Manook avec, en plus, cette émotion propre aux histoires personnelles. L’alchimie romanesque fonctionne parfaitement. Cela donne un livre très agréable à lire avec des personnages rencontrés dans L’oiseau bleu d’Erzeroum qui gagnent en épaisseur.

Ian Manook souhaitait avec cette histoire « transmettre des sentiments universels à travers des destins individuels ». Il y parvient de la plus belle des manières. Et à l’heure où le peuple arménien subit une nouvelle agression, lire Le chant d’Haïganouch est également, d’une certaine manière, un combat contre l’oubli. Un chant qui souffle sur des pages de braises et de glace. Un chant de souffrances et de courage qui, traversant les générations, dépasse le simple livre d’un écrivain de polars et coure sur les pentes du mont Ararat et sur les ruines de Stepanakert.

Par Laurent Pfaadt

Ian Manook, Le Chant d’Haïganouch
Chez Albin Michel, 384 p.

#Rentrée littéraire

La rentrée littéraire des poches permet également de découvrir certains ouvrages couronnés ou ayant marqué l’actualité et les lecteurs. Petite séance de rattrapage


Clara Dupont-Monod, S’adapter, Le Livre de poche, 144 p.

Prix Femina, Goncourt des lycéens, le roman de Clara Dupont-Monod explore l’arrivée d’un enfant handicapé, « inadapté » dans une famille. Tour à tour, les membres de cette famille vont voir leur vie changer à jamais : l’aîné et sa bonté princière dont il restera prisonnier ; la cadette dont le désarroi constituera le moteur son épanouissement futur ; le dernier portant le deuil du frère disparu.

S’adapter est un livre qui replace les sentiments humains au cœur de nos vies. Un livre magnifique sur la construction identitaire de chacun, polie comme un bronze par les épreuves. Un livre sur ces échafaudages complexes et fragiles que sont les fratries. Un livre sur la famille, ce corps vivant en perpétuelle évolution, capable à la fois de fragilité et de résilience. Un livre d’une beauté absolue. Un livre qui fait du bien.

Anne Berest, La carte postale, Le Livre de poche, 576 p.

Un jour de 2003, une carte postale anonyme arrive dans la boîte aux lettres de la mère de l’auteure. Elle montre une photo de l’opéra Garnier. A côté sont inscrits les prénoms de membres de sa famille morts à Auschwitz en 1942. Cette carte va passer dix-huit ans dans un tiroir avant de ressurgir avec son cortège d’ombres. S’emparant de cette incroyable histoire, Anne Berest, auteure des Patriarches (Grasset, 2012) se lance alors dans une folle enquête pour construire un récit palpitant qui suit la vie des Rabinovitch avant et pendant la seconde guerre mondiale, entre Palestine et Auschwitz.

Prix Renaudot des lycéens 2021, Grand Prix des lectrices Elle, Grand Prix des Blogueurs littéraires, La carte postale se lit comme un roman, celui de la destinée d’une famille durant cette première partie du 20e siècle, dans cette Europe qui plongea, à l’image des Rabinovitch, dans les ténèbres. Un livre impossible à lâcher avant la dernière page. Sauf qu’à la différence d’un roman, tout est vrai.

Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux, 10/18, 600 p.

En matière de littérature étrangère, il ne faudra pas passer à côté du dernier livre de Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux. Grand prix de littérature américaine 2021, cette saga familiale s’étalant sur près de cinquante ans suit le destin d’Eleanor, illustratrice de livres pour enfants et de sa famille. Dans cette maison du New Hampshire, à l’ombre du grand frêne, cette famille grandit, avec ses hauts et ses bas.

Comme dans tout grand roman américain, la violence, sourde ou explosive, n’est jamais loin. Et lorsqu’elle surgit, le monde familial idéalisé d’Eleanor vole en éclats. Il faudra du courage, de la résilience à Eleanor et aux siens pour recoller les morceaux.

Ce livre est magnifique car il nous offre un miroir, celui de nos vies familiales traversées par ses joies et ses drames. Le lecteur est là. Il est tantôt Alison, la fille, tantôt Cam, le mari. Un livre qui nous fait prendre conscience de la brièveté de la vie, de l’impérieuse nécessité de partager du temps avec les siens. Un livre à relire à chaque âge de la vie. Un bijou du « grand roman américain » par l’une des plus belles plumes anglo-saxonnes.

Par Laurent Pfaadt

#Rentrée littéraire essais

Le Brassard

Il fut l’un des hommes les plus adulés de France. Il devint l’un des plus haïs. Alexandre Villaplane, capitaine de l’équipe de France de football lors de la première coupe du monde en Uruguay (1930) devenu un officier nazi pourchassant les résistants a tout du personnage de roman, alliant gloire et infamie et passant des sommets aux ténèbres. C’est cette dérive criminelle et à vrai dire pathétique que nous relate Luc Briand, magistrat, dans ce livre passionnant de bout en bout.


Né en Algérie, Alexandre Villaplane devient très vite un petit prodige du ballon rond à une époque où le football, encore confiné dans les habitudes de l’amateurisme, avance lentement vers le professionnalisme. Il sera pour ce minot un ascenseur social. Villaplane est talentueux, invente des gestes techniques comme la tête plongeante. La moitié du livre est ainsi une belle photographie d’un sport à l’orée de sa métamorphose à travers l’un de ses plus illustres représentants français. La rivalité avec le voisin anglais, inventeur du sport, est magnifiée et les anecdotes cocasses pimentent un récit qui ne se contente pas d’aligner les résultats. En suivant son héros, le lecteur passe des pelouses uruguayennes au stade de Colombes, des vestiaires crasseux de province aux tribunes sétoises ou antiboises.

Des tribunes des stades de football à ceux des champs de courses et des matchs truqués aux coffres-forts des casinos, il n’y a qu’un pas que franchit aisément un Alexandre Villaplane qui, enivré par la célébrité et les femmes, glisse lentement dans les bas-fonds de cet entre-deux-guerres riche en escrocs et en voyous. Quelques fois, à travers son héros, l’auteur tend un miroir à notre époque et à son monde footballistique éclaboussé par d’autres affaires. Autre temps mais même dérives.

Puis vient la guerre. Et celle-ci est, c’est bien connu, un accélérateur de crimes. L’escroc devient délateur, le voyou criminel. Et les balles que manie Villaplane ne sont plus en cuir mais en métal. Elles ne visent plus les lucarnes mais les têtes, celles de ces résistants qu’il va pourchasser d’abord en compagnie du sinistre Lafont de la Gestapo française puis sous l’uniforme SS. Le récit de Briand quitte alors les méandres du football français pour entrer dans ceux, marécageux, de la collaboration. La clairière remplace la pelouse et le sang, la sueur. A la tête de cette nouvelle équipe, la brigade nord-africaine à la solde d’un Ttroisième Reich en déroute, Villaplane fait régner la terreur en Dordogne.

Arrêté lors de la libération de Paris, Alexandre Villaplane est fusillé avec ses compagnons de la rue Lauriston au fort de Montrouge, le 12 décembre 1944. Il rêvait de marquer l’Histoire de son empreinte. Celle-ci se chargea de lui adresser un carton rouge. Luc Briand nous permet ainsi, grâce à ce livre passionnant, d’en refaire le match.

Par Laurent Pfaadt

Luc Briand, Le Brassard, Alexandre Villaplane, capitaine des Bleus et officier nazi
Aux éditions Plein Jour, 271 p.