Prélude à cette rencontre, le titre au programme de la soirée « La contrebasse m’est tombée dans les mains à l’âge de neuf ans et depuis je tisse sans cesse des histoires, des liens, des aventures, en totale liberté, avec le feu qui est en moi, c’est ainsi… »
C’est aussi comme le début de ce grand moment pendant lequel
nous aurons le bonheur de l’entendre nous parler de sa vie et de la voir jouer.
Il s’agit pour elle de mettre l’accent sur la transmission comme
elle le montre en commençant ce concert en jouant avec deux jeunes élèves
contrebassistes de l’école des Arts de Schiltigheim, Ambre Rogez et Aude
Muller, elle-même se présentant en petite fille avec nattes et socquettes
blanches !
Sa présence est un immense cadeau, celui qu’elle nous fait
de sa vie, qu’elle nous confie comme un viatique, un témoignage de ce que c’est
de fabriquer sa vie, ce qui doit être le projet de chacun. Qu’il s’en rende
compte ou non il le réalisera forcément, affirme cette battante car c’est cela
« vivre ». Elle ajoute que le degré de conscience qu’on en a peut
varier mais qu’il est fondamental et en perpétuel réalisation.
C’est sur son propre parcours qu’elle s’appuie pour
transmettre cette leçon de vie et c’est avec
humour, lucidité, simplicité qu’elle nous en conte les péripéties,
depuis son enfance de fille de prolétaire, son désir de faire de la musique si
évidente qu’il lui a permis de vaincre tous les obstacles jusqu’à cet
attachement à la contrebasse avec lequel elle a fait sa vie.
De sa découverte du jazz, elle en parle avec enthousiasme,
de l’improvisation qui lui est lié et qui, pour elle, signifie le partage,
l’absence de hiérarchie, l’humain.
Ce récit captivant et dont elle souligne l’importance comme
moyen de transmission était ponctué de deux très beaux moments musicaux, l’un
en trio où elle accompagne avec le batteur Edward Perraud la chanteuse Lauren
Newton et l’autre avec le guitariste Serge Teyssot-Gay.
Sa façon simple et généreuse de nous faire connaître son lien indéfectible entre la musique et sa vie nous a vivement touchés.
Conçue et mise en scène par Heiner Goebbels, c’est une œuvre originale mais pas récente puisqu’il l’a créée en 1996 en s’ inspirant d’un texte d’Edgar Allan Poe « Shadow » que lui avait conseillé Heiner Muller où il est question d’un groupe de survivants qui résiste à la peste qui sévit au dehors grâce à une solide porte d’airain. Mais les choses se compliquent, d’abord désorganisés, il faudra être ensemble pour faire face. Il s’agit donc d’une parabole sur la nécessité du collectif.
Après une entrée dispersée, les musiciens s’installent, dos
tourné au public sur les rangées de bancs alignées sur le plateau. Bientôt,
certains dressent une grande plaque métallique, à côté de la grosse caisse et
voilà que d’autres se mettent à y envoyer des balles de tennis ce qui
déclenchent de bien sonores tambourinages. Alors tous se mettent à jouer avec
conviction. Les dix-huit musiciens de l’Ensemble Modern n’en sont pas à leur
coup d’essai puisqu’ils ont été là dès sa création. Pendant que les musiciens
sans se départir de leurs instruments vont et viennent, escaladant parfois les
bancs, s’éclipsant, pour revenir sans autre forme de procès, un lecteur redira
à plusieurs reprises ces mots extraits de « L’ombre » de
Poe : « Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants
mais moi qui écris je serai depuis longtemps parti pour la région des ombres ».
Après divers moments où chacun semble poursuivre son projet, tous se
retrouveront pour aller jusqu’à jouer en fanfare.
La musique est bel et bien théâtralisée, les musiciens
n’hésitant pas à participer à la mise en place de certains éléments du décor.
Le spectacle est plein de surprises et nous laisse parfois
interloqués mais on s’abandonne au plaisir de voir et d’entendre des
interprètes aussi créatifs, autant comédiens que musiciens.
Voici quelques réflexions à brûle-pourpoint inspirées par ce concert suite à des échanges avec de fidèles spectateurs de Musica. Certains se demandant si nous étions là pour Silvia Costa, sa mise en scène et sa scénographie ou pour la musique de Galina Ustvolskaya, cette élève de Dimitri Chostakovitch que nous connaissons peu, musique ici interprétée et révélée d’une manière fulgurante par le pianiste Marino Formenti.
En effet, la scénographie de Silvia Costa occupe une place
importante dans ce spectacle très visuel. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été
l’assistante de Romeo Castellucci, comme lui, plasticienne, issue des Arts
visuels, avec un goût pour les beaux objets, les attitudes plutôt mortifères ou
hystériques, une nette tendance à l’esthétisme.
C’est son univers qu’elle apporte sur le plateau avec ces
lits simples ou raffinés, ces canapés agrémentés de coussins pour des hôtes de
passage au destin inconnu. Un mobilier souvent déplacé. Seul élément constant,
le piano, encore est-il bousculé et prié de faire place à l’objet qui arrive.
Sans doute cela
est-il à l’image de la vie mouvementée de la compositrice qui, après avoir
rompu avec son maître a su mener ses propres recherches et créer une musique
très personnelle.
Les six sonates qu’elle a écrites entre 1947 et 1988 sont l’objet de ce concert et nous avons été emportés par cette musique tellement particulière et expressive, bouillonnante, sans concession, exprimant la violence, les drames avec parfois ce répit, ce calme nécessaires à qui veut reprendre haleine. Mario Formenti en donne une interprétation impressionnante. Avec une énergie, une conviction à toute épreuve, dans un jeu tellement physique que le pianiste semble faire corps avec son instrument, il rend à la compositrice russe un puissant et légitime hommage.
La dimension juive de la
capitale polonaise reste indissociable de son identité
Même s’il ne subsiste que très peu
de vestiges de l’ancien ghetto d’une Varsovie détruite à 90% par les Allemands,
l’identité juive de la capitale polonaise transparaît à chaque coin de rue et
s’écrit quotidiennement dans une histoire plus que millénaire. En arpentant les
avenues d’immeubles vitrés qui ressemblent à celles de toutes les grandes
capitales du monde ou en contemplant ces réalisations soviétiques, vous sentez
vite qu’ici, sous l’asphalte et derrière les murs étincelants, suinte une
histoire tragique, celle de ces centaines de milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants entassés dans cette partie de la ville.
Pour pénétrer la Varsovie juive,
il vous faut d’abord entrer dans le cimetière juif de la rue Okopowa. Les
anonymes y côtoient les illustres. Le gardien vous demande si vous cherchez un
nom. Vous réfléchissez un instant. Comment choisir entre trois millions de
personnes ? Vous secouez la tête, un peu désemparé et avancez parmi cette
mémoire vivante qui mêle dans une seule et même tombe, héros et martyrs. En
sortant, vous êtes alors prêts à entrer mentalement dans le ghetto, à prendre
cette fameuse passerelle. Les anciennes rues se révèlent à vous. Ici
l’orphelinat de Janusz Korczak, là l’Umschlagplatz d’où partaient les convois
de la mort vers Treblinka. Vous croisez les ombres de Jan Karski, d’Adam Cziernakow
et de Marek Edelman en arrivant devant ces jonquilles qui tapissent les
parterres du musée Polin consacré à l’histoire des juifs de Pologne.
Chef d’œuvre de scénographie avec
un côté immersif assumé, le musée se veut un voyage exhaustif dans l’histoire
millénaire des juifs polonais. Arpentant dans les diverses époques, le musée
évoque aussi bien la Renaissance considérée comme « le Paradis juif »
que les pogroms de l’après-guerre notamment celui de Kielce mais également la
constitution du capitalisme juif polonais au 19e siècle et bien
évidemment la Shoah. Il revient aussi sur les grands courants du judaïsme et les
figures de l’histoire juive polonaise telles que Gaon de Vilnius, Moses
Mendelsohn, Isaac Leib Peretz qui fit du yiddish cette langue mondialement
connue et couronnée par le prix Nobel de littérature d’Isaac Bashevis Singer,
ou Emmanuel Ringelblum et son armée d’archivistes qui rassemblèrent au sein de
l’organisation Oneg Shabbat de précieuses informations sur la vie dans le
ghetto pendant l’occupation nazie.
La figure de ce héros qui sauvegarda
avec Hirsch Wasser, Rachel Feuerbach, Abraham Lewin et d’autres la mémoire du
ghetto se trouve à l’Institut historique juif. Ici point de rue reconstituée, de
musique angoissante ou de jeux pour enfants. Dans ce décor épuré et centré sur
la quête d’Oneg Sabbat, leurs documents collectés et leur conservation, le
visiteur avance, seul, en élaborant sa propre quête de la mémoire. Ce n’est pas
un musée mais bel et bien un mausolée qu’il découvre, celui du courage de
quelques hommes et femmes qui, en sacrifiant leurs vies, ont souhaité dire aux
générations futures ce qu’il advint ici même. Combattants de la mémoire, ils
ont placé ici, dans cette caisse et cette jarre de lait, alors que les langues
de feu de la synagogue dynamitée et des lance-flammes allemands menaçaient,
leurs existences et les souffrances de tout un peuple et d’une ville martyre.
Ici le poids de l’histoire est lourd, écrasant. Il est nulle part et partout à
la fois. Lieu assez peu visité y compris des Polonais, c’est pourtant un
passage obligé et complémentaire du musée Polin pour qui veut comprendre la
tragédie qui s’est déroulée ici.
Après la liquidation du ghetto en mai 1943, Jurgen Stroop, commandant SS qui orchestra cette dernière adressa à Himmler un rapport intitulé : « Le quartier juif de Varsovie n’existe plus ! ». Ces tombes, ces archives, et ce musée prouvent qu’il ne suffit pas de détruire des pierres pour tuer la mémoire. Et que s’il ne subsiste qu’une seule personne susceptible de l’entretenir, qu’elle soit écrivaine de renom comme Agata Tuszsynska (voir l’interview) ou guide passionnée comme Agnieszka Biesiadecka, médiateur du musée Polin ou restaurateur de l’Institut historique juif, tous unis dans la volonté d’une ville de se souvenir encore et encore, alors les efforts de destruction des totalitarismes et des négationnistes resteront vains.
Par Laurent Pfaadt
A lire :
Samuel D. Kassow, Qui écria
notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Grasset,
594 p. 2011 qui relate l’incroyable épopée d’Emmanuel Ringelblum et de
l’organisation Oneg Shabbat.
Agata Tuszsynska, Wiera Gran,
l’accusée, Grasset, 416 p. qui raconte l’histoire d’une chanteuse du ghetto,
accompagnée par le pianiste du film de Polanski dans un formidable livre qui
suscita une vive polémique en Pologne.
Isaac Bashevis Singer, Shosha,
coll. La Cosmopolitaine, Stock, 376 p. qui suit l’un des plus beaux personnages
de la littérature mondiale, Shosha, dans les rues d’une Varsovie prête à
s’enfoncer dans les ténèbres de la seconde guerre mondiale.
Pour découvrir la Varsovie juive, rien de mieux que d’organiser son voyage à partir des informations contenues sur le site de l’office de tourisme de Varsovie : http://www.warsawtour.pl
Après la représentation de son magnifique opéra « Only the sound remains » plusieurs œuvres de la compositrice finlandaise nous ont été proposées dont la projection d’« Innocence » son dernier opéra créé au Festival d’Aix-en- Provence en 2021, suivi d’un concert intitulé « Kaija dans le miroir » où ses amis musiciens lui rendent hommage en reprenant certaines de ses œuvres.
Enfin ce sera le très beau concert « Eblouissements »
donné par l’orchestre national de Metz Grand Est .
Un concert organisé de façon intelligente, les deux œuvres de Kaija Saariaho étant entourées par celles de deux compositrices. En ouverture, une pièce d’Olga Neuwirth « Coronation V : Spraying sounds of hope”. Ecrite pendant le confinement, les vents et les percussions lui impliquent un côté un peu martial, genre marche dérisionnée.
C’est alors que vient
à être jouée « Trans » de Kaija Saariaho, un concerto pour harpe qui
nous donne l’occasion de découvrir un célèbre harpiste Xavier de Maistre. Son
jeu très subtil est soutenu discrètement par un orchestre particulièrement bien
dirigé par David Reiland qui laisse toute la place au soliste. Après un premier
mouvement où l’emporte la limpidité des sons de la harpe, ceux-ci se font plus
graves pour, dans le troisième mouvement face à l’orchestre bourdonnant se
faire plus répétitifs puis à peine audibles avant une dernière reprise.
Après l’entracte c’est « Verblendungen »,
pièce écrite par Kaija en1984 que l’orchestre entame avec fougue, saturant
l’espace avec le martèlement de la grosse caisse. Puis tout redevient fluide
sans heurt, sans précipitation, une musique harmonieuse avec parfois quelques
grondements souterrains. Bientôt tout s’efface imperceptiblement dans de
discrets tapotages.
Nous aimons la musique de cette compositrice qui réussit
toujours à toucher notre sensibilité et à laisser vagabonder notre imaginaire.
Le concert s’achève avec une œuvre en création mondiale de
la compositrice italienne Clara Iannotta, bien dans l’esprit de ce concert
« Darker Stems » évoquant, à travers des sons contrastés, mélangés, où
prennent place des raclements, des sons aigus de scie musicale, des tapotages
sur boîtes en carton, les périodes difficiles traversées par la compositrice.
Un grand moment
musical avec des interprètes de haut niveau.
Marie-Françoise Grislin
Le 22 septembre à la Cité de la musique et de la danse.
Un moment tout à fait extraordinaire nous était proposé par Musica avec les ensembles « L’Imaginaire » de Strasbourg et « Hyper Duo » de Bienne. Nous permettant, de plus, de découvrir une nouvelle et très belle salle de spectacle de l’Université de Strasbourg, La Pocop .
Ce n’est pas seulement l’oreille qui se délecte des sons soufflés de la flûte jouée avec retenue et application par Keiko Murakami, du piano endiablé de Gilles Grimaitre et du saxo de Philippe Koerper notre vue est plus que sollicitée pendant ce concert qu’on peut qualifier d’expérimental tant il réserve de surprises.
C’est ainsi par exemple que le gros ballon qui se met à
circuler entre les musiciens devient objet ludique susceptible d’ajouter
quelques grincements à la partition quand on frotte son enveloppe.
Sans oublier qu’un écran disposé en fond de scène présente
toutes sortes d’images kaléidoscopiques colorées que la musique semble
impulser. A l’électronique et la régie vidéo, Daniel Zea
Sans oublier non plus que sur ce même écran nous verrons apparaître les visages des musiciens arrangés d’une drôle de façon, figés ou déformés yeux fixes, bouches rétrécies ou agrandies avec rajouts d’objets divers et bizarres sur ces visages virtuels. Une mise en images qui accompagne les partitions de Daniel Zea, avec sa nouvelle version de « Toxic Box » et « L’adieu aux sirènes » de Hibiki Mukai. Tout cela très endiablé nous perdait dans les entrelacs des sons et des images.
La partie réservée à Hyper Duo était modifiée en raison de
l’absence d’un des musicien, Julien Mégroz, malade. Elle fut essentiellement
consacrée à la vidéo de leurs nombreux « Cadavres
exquis » évidemment déjantés puisque pratiquant le collage de bouts
de films comme le pratiquaient les
surréalistes avec les textes.
Des musiciens pleins d’énergie et de virtuosité au service
d’une musique innovante pour une soirée d’avant-garde bien adaptée à cette
nouvelle salle de spectacle.
Patrick Manoukian, alias Ian Manook, est l’un de nos auteurs de polars les plus talentueux. Délaissant les plaines mongoles et les glaciers islandais, il s’est lancé voilà deux ans dans l’écriture d’une saga qui puise largement dans son histoire familiale arménienne même s’il tient à préciser que « ce n’est pas un témoignage sur ma famille. Je prends l’histoire de ma famille pour en faire quelque chose d’universel. »
Après L’oiseau bleu d’Erzeroum
(Albin Michel, 2021) qui se focalise sur le génocide de 1915, Ian Manook nous
entraîne cette fois-ci avec Le chant d’Haïganouch dans la Russie
soviétique en compagnie d’Agop et d’Haïganouch, séparée de sa grande sœur Araxie
lors du génocide.
Agop, le meilleur ami du mari
d’Araxie, a émigré en France. Fini les milices anti-ottomanes, il a rejoint le
PCF. Mais l’appel de la mère patrie est plus fort que tout. Ce chant sera celui
d’une sirène nommée Staline qui, comme dans l’Odyssée, finira par le
dévorer. Sur les bords du lac Baïkal, un autre chant résonne, celui
d’Haïganouch, poétesse aveugle qui va devoir elle-aussi affronter de nouvelles
épreuves, en particulier la répression stalinienne dans une autre odyssée,
sibérienne celle-ci. Némésis a cédé sa place à Ananké, la mère du Destin.
Sous couvert du roman, Ian Manook
propose une profonde réflexion sur le déracinement et les dilemmes de la
diaspora arménienne où leurs membres sont à la fois enviés et détestés. Il
s’interroge également sur ce fossé qui ne se comble jamais entre ceux qui sont
partis et ceux qui restent.
Dans ce récit mélancolique comme
un air de duduk, le lecteur retrouvera assurément l’incroyable talent de
conteur de Ian Manook avec, en plus, cette émotion propre aux histoires personnelles.
L’alchimie romanesque fonctionne parfaitement. Cela donne un livre très
agréable à lire avec des personnages rencontrés dans L’oiseau bleu
d’Erzeroum qui gagnent en épaisseur.
Ian Manook souhaitait avec cette histoire « transmettre des sentiments universels à travers des destins individuels ». Il y parvient de la plus belle des manières. Et à l’heure où le peuple arménien subit une nouvelle agression, lire Le chant d’Haïganouch est également, d’une certaine manière, un combat contre l’oubli. Un chant qui souffle sur des pages de braises et de glace. Un chant de souffrances et de courage qui, traversant les générations, dépasse le simple livre d’un écrivain de polars et coure sur les pentes du mont Ararat et sur les ruines de Stepanakert.
Par Laurent Pfaadt
Ian Manook, Le Chant d’Haïganouch Chez Albin Michel, 384 p.
La rentrée littéraire des poches permet également de découvrir certains ouvrages couronnés ou ayant marqué l’actualité et les lecteurs. Petite séance de rattrapage
Clara Dupont-Monod, S’adapter, Le Livre de poche, 144 p.
Prix Femina, Goncourt des
lycéens, le roman de Clara Dupont-Monod explore l’arrivée d’un enfant handicapé,
« inadapté » dans une famille. Tour à tour, les membres de cette
famille vont voir leur vie changer à jamais : l’aîné et sa bonté princière
dont il restera prisonnier ; la cadette dont le désarroi constituera le
moteur son épanouissement futur ; le dernier portant le deuil du frère
disparu.
S’adapter est un livre qui
replace les sentiments humains au cœur de nos vies. Un livre magnifique sur la
construction identitaire de chacun, polie comme un bronze par les épreuves. Un
livre sur ces échafaudages complexes et fragiles que sont les fratries. Un
livre sur la famille, ce corps vivant en perpétuelle évolution, capable à la
fois de fragilité et de résilience. Un livre d’une beauté absolue. Un livre qui
fait du bien.
Anne Berest, La carte postale, Le Livre de poche, 576 p.
Un jour de 2003, une carte
postale anonyme arrive dans la boîte aux lettres de la mère de l’auteure. Elle
montre une photo de l’opéra Garnier. A côté sont inscrits les prénoms de
membres de sa famille morts à Auschwitz en 1942. Cette carte va passer dix-huit
ans dans un tiroir avant de ressurgir avec son cortège d’ombres. S’emparant de
cette incroyable histoire, Anne Berest, auteure des Patriarches (Grasset,
2012) se lance alors dans une folle enquête pour construire un récit palpitant qui
suit la vie des Rabinovitch avant et pendant la seconde guerre mondiale, entre Palestine
et Auschwitz.
Prix Renaudot des lycéens 2021,
Grand Prix des lectrices Elle, Grand Prix des Blogueurs littéraires, La
carte postale se lit comme un roman, celui de la destinée d’une famille durant
cette première partie du 20e siècle, dans cette Europe qui plongea,
à l’image des Rabinovitch, dans les ténèbres. Un livre impossible à lâcher
avant la dernière page. Sauf qu’à la différence d’un roman, tout est vrai.
Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux, 10/18, 600 p.
En matière de littérature
étrangère, il ne faudra pas passer à côté du dernier livre de Joyce Maynard, Où
vivaient les gens heureux. Grand prix de littérature américaine 2021, cette
saga familiale s’étalant sur près de cinquante ans suit le destin d’Eleanor, illustratrice
de livres pour enfants et de sa famille. Dans cette maison du New Hampshire, à
l’ombre du grand frêne, cette famille grandit, avec ses hauts et ses bas.
Comme dans tout grand roman américain,
la violence, sourde ou explosive, n’est jamais loin. Et lorsqu’elle surgit, le
monde familial idéalisé d’Eleanor vole en éclats. Il faudra du courage, de la
résilience à Eleanor et aux siens pour recoller les morceaux.
Ce livre est magnifique car il nous offre un miroir, celui de nos vies familiales traversées par ses joies et ses drames. Le lecteur est là. Il est tantôt Alison, la fille, tantôt Cam, le mari. Un livre qui nous fait prendre conscience de la brièveté de la vie, de l’impérieuse nécessité de partager du temps avec les siens. Un livre à relire à chaque âge de la vie. Un bijou du « grand roman américain » par l’une des plus belles plumes anglo-saxonnes.
Il fut l’un des hommes les plus adulés de France. Il devint l’un des plus haïs. Alexandre Villaplane, capitaine de l’équipe de France de football lors de la première coupe du monde en Uruguay (1930) devenu un officier nazi pourchassant les résistants a tout du personnage de roman, alliant gloire et infamie et passant des sommets aux ténèbres. C’est cette dérive criminelle et à vrai dire pathétique que nous relate Luc Briand, magistrat, dans ce livre passionnant de bout en bout.
Né en Algérie, Alexandre
Villaplane devient très vite un petit prodige du ballon rond à une époque où le
football, encore confiné dans les habitudes de l’amateurisme, avance lentement
vers le professionnalisme. Il sera pour ce minot un ascenseur social. Villaplane
est talentueux, invente des gestes techniques comme la tête plongeante. La
moitié du livre est ainsi une belle photographie d’un sport à l’orée de sa
métamorphose à travers l’un de ses plus illustres représentants français. La
rivalité avec le voisin anglais, inventeur du sport, est magnifiée et les
anecdotes cocasses pimentent un récit qui ne se contente pas d’aligner les
résultats. En suivant son héros, le lecteur passe des pelouses uruguayennes au
stade de Colombes, des vestiaires crasseux de province aux tribunes sétoises ou
antiboises.
Des tribunes des stades de
football à ceux des champs de courses et des matchs truqués aux coffres-forts
des casinos, il n’y a qu’un pas que franchit aisément un Alexandre Villaplane
qui, enivré par la célébrité et les femmes, glisse lentement dans les bas-fonds
de cet entre-deux-guerres riche en escrocs et en voyous. Quelques fois, à
travers son héros, l’auteur tend un miroir à notre époque et à son monde
footballistique éclaboussé par d’autres affaires. Autre temps mais même
dérives.
Puis vient la guerre. Et celle-ci
est, c’est bien connu, un accélérateur de crimes. L’escroc devient délateur, le
voyou criminel. Et les balles que manie Villaplane ne sont plus en cuir mais en
métal. Elles ne visent plus les lucarnes mais les têtes, celles de ces
résistants qu’il va pourchasser d’abord en compagnie du sinistre Lafont de la
Gestapo française puis sous l’uniforme SS. Le récit de Briand quitte alors les
méandres du football français pour entrer dans ceux, marécageux, de la
collaboration. La clairière remplace la pelouse et le sang, la sueur. A la tête
de cette nouvelle équipe, la brigade nord-africaine à la solde d’un Ttroisième
Reich en déroute, Villaplane fait régner la terreur en Dordogne.
Arrêté lors de la libération de Paris, Alexandre Villaplane est fusillé avec ses compagnons de la rue Lauriston au fort de Montrouge, le 12 décembre 1944. Il rêvait de marquer l’Histoire de son empreinte. Celle-ci se chargea de lui adresser un carton rouge. Luc Briand nous permet ainsi, grâce à ce livre passionnant, d’en refaire le match.
Par Laurent Pfaadt
Luc Briand, Le Brassard, Alexandre Villaplane, capitaine des Bleus et officier nazi Aux éditions Plein Jour, 271 p.
Musica, en attribuant une place importante à l’œuvre de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho reconnaît implicitement que la part donnée aux femmes dans la création musicale reste par trop discrète et qu’il est temps d’y remédier.
C’est donc, dès le début du Festival que nous avons pu
suivre la représentation de son opéra « Only the sound remains »
qui fait la part belle au théâtre Nô japonais à partir de deux contes dont le
point commun est de parler de disparition. Ils ont été adaptés par le poète
américain Ezra Pound à partir d’une traduction du japonologue Ernest Fenollosa.
Dans le premier « Always
strong » il s’agit de la réapparition d’un guerrier Tsunemasa tué au
combat dans un temple où il retrouve son luth. Dans le second « Feather
Mantle » du manteau de plumes perdu par une nymphe qui le réclame au
pêcheur Hagoromo qui l’a trouvé et se l’est approprié.
De grands artistes à la réputation internationale ont été
requis pour cette superbe représentation.
Une disposition
scénique très simple signé Aleski Barrière et Etienne Exbrayat nous met en
présence de différents protagonistes qui sont en l’occurrence les musiciens,
les chanteurs et le danseur.
Côté jardin se tiennent les musiciens, le Quatuor Ardeo avec
Carole Petitdemange et Mi-Sa Yang aux violons, Yuko Hara à l’alto et Matthijs
Broersma au violoncelle et le petit
orchestre dirigé par le chef catalan Ernest Martinez Izquierdo, qui soutiendra
avec audace et nuances, grâce aux flûtes de Camilla Hoitenga, aux percussions
de Mitsunori Kambe et aux sons si particuliers du kantele, un instrument
traditionnel de Finlande joué ici par Eija Kankaanranta, les péripéties des
héros de ces aventures pleines de mystères et de surnaturel.
Côté cour ont pris place les chanteurs, solistes du Cor de
Cambra del Palau de la Musica
La soprano Linnéa Sundfoer, la mezzo-soprano Mariona
Llobera, le ténor Matthew Thomson, le baryton Joan Miquel Munoz. Ce sont eux
qui vont narrer les aventures de nos héros et par les modulations de leurs voix
nous en révéler les moments d’espoir ou d’abandon pour ce qui concerne le
fantôme du guerrier mort qui retrouve son luth et par la même ses meilleurs
souvenirs ou le harcèlement du pêcheur qui veut garder le manteau de plumes
qu’il a trouvé et résiste à la jeune
sylphe qui le lui réclame.
Mais c’est au centre du plateau que se concentre la
représentation, en fond de scène se dresse une immense cloison translucide dont
le savant éclairage (Etienne Exbrayat) laisse entrevoir des ombres, des
silhouettes. De là surgira le personnage tragique par excellence, celui qui les
incarne tous le merveilleux danseur Kaiji Moriyama. Sa magnifique silhouette,
au milieu d’immenses voiles blancs est en soi une apparition prodigieuse qui
nous place dans ce monde de l’étrangeté qui constitue celui des
personnages. Ses mouvements amples,parfois acrobatiques, en font
une danse légère, aérienne,fascinante qui peut évoquer aussi les postures des
sports de combats japonais.
La musique de Kaija Saariaho si nuancée, si raffinée et ici
si bien interprétée et accompagnée, nous fait vivre un moment exceptionnel où
se mêle subtilement Orient et Occident.