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Le bal des cendres

un roman de Gilles Paris

Un beau jour printanier à Strasbourg dans la Salle blanche de la Librairie Kléber où les rencontres littéraires ont repris … la promesse d’un retour durable à la vie normale avec ses rendez-vous incontournables. Une promesse de vacances avec ce roman de Gilles Paris qui se passe sur l’île de Stromboli, au large de la Sicile. Il est de ces auteurs fidèles qui prennent plaisir à échanger avec leurs lecteurs. Il aime les gens, le genre humain dans ce qu’il a de complexe et explore le champ des vies et des destinées possibles dans son nouveau roman choral.

Il pousse plus loin que dans Le vertige des falaises le genre du roman à plusieurs voix, dans ce paysage des îles éoliennes. Comme dans son précédent roman, des liens se créent … secrets. La grande maison d’architecte dont les baies vitrées offraient une vue sur tout l’environnement et sur chacun des personnages a laissé place ici à un hôtel où se nouent relations de haine ou d’amour, amicales ou amoureuses. Le trauma vécu par les personnages, en se retrouvant au plus près d’une explosion du Stromboli dont ils étaient partis à l’ascension, va décider de leur vie. Le danger, la mort qui plane vont servir de détonateurs, révéler l’importance des êtres chers, la désillusion face à la lâcheté de certains. 

Il y a Giulia d’abord, la fille du patron de l’hôtel, le Strongyle. La jeune adolescente n’a jamais connu sa mère qui a disparu à sa naissance. Elle ne sait rien d’elle et n’a pas même une photo. Son père se noie dans l’alcool. Heureusement, son ami Mathéo, un ancien militaire comme lui, le soutient. Giulia a fait de Thomas son confident. Thomas est dans la douleur d’avoir perdu son amoureux, Emilio, péri en mer. Quand Lior, un océanographe, va s’installer à l’hôtel, Thomas tombe sous le charme. Et ainsi de fil en aiguille, chaque personnage en amène un autre et chacun est porteur d’une histoire forte. Les récits restent en suspens, laissant place à un autre personnage et ainsi progresse le roman, de façon addictive pour le lecteur. Gilles Paris est un auteur exigeant, amoureux du mot juste de manière à donner sang, chair et muscles à ses protagonistes, capter d’emblée le lecteur et l’entraîner. Les prénoms ont leur importance et sont porteurs de sens quand ils influencent le comportement, ainsi d’Anton, « celui qui se nourrit de fleurs » et de Lior, « la lumière est à moi ». Anton papillonne, est un homme à femmes et à hommes mais c’est aussi un chirurgien sur les zones de guerre. Dans son rapport à l’autre, c’est un sens qu’il cherche à sa vie. Lior a vécu une expérience « limite » qui lui a donné un don, une puissance énergétique lui ayant permis de ramener sa mère du royaume des ténèbres. Lior voit ce que les autres ne voient pas.

C’est tout le talent de Gilles Paris de faire coexister ce petit monde (plus de 15 personnages) et de mêler les genres, érotisme, surnaturel, thriller, espionnage. Chacune des histoires sont autant de romans en puissance et il n’est pas étonnant qu’une série soit envisagée à partir du Bal des cendres, série à laquelle Gilles Paris pourrait participer comme scénariste. Le projet est excitant, la perspective de voir évoluer ses personnages dans ces lieux où lui-même a fait deux séjours pour nourrir son roman de sensations et de visions que son style rend sensibles. La couverture du livre en donne une idée, donne envie de nous y rendre, cliché noir et blanc des années 50 avec ce pêcheur qui pourrait être Marco, l’un des personnages. Mais le Stromboli, avec ses plages de sable noir et sa silhouette menaçante n’a rien des îles paradisiaques pour vacances insouciantes, il est ce qui sommeille en nous, prêt à se réveiller, gronder, bouillonner, faire table rase du passé pour un avenir meilleur.

Par Elsa Nagel

Gilles Paris, Le bal des cendres, éditions Plon, mars 2022.

Stravinsky Ballets

Nul doute que s’il avait entendu ces ballets, il se serait levé et d’un grand éclat de voix, il aurait crié un « Bravo ! » retentissant et aurait serré le chef, Sir Simon Rattle, dans ses bras. Assurément, Serge de Diaghilev, le grand promoteur des ballets de Stravinsky, aurait été enthousiasmé par cette interprétation du London Symphony Orchestra.

L’Oiseau de feu est épique, Petrushka bucolique et le Sacre du printemps sauvage à souhait. Sir Simon Rattle connaît particulièrement bien son orchestre pour l’emmener dans l’univers du compositeur russe, en respectant scrupuleusement les équilibres sonores. Il y distille une puissance et une explosivité créatrices qui servent l’interprétation en inscrivant ces grandes œuvres du répertoire dans une fidélité à la tradition musicale russe où l’on retrouve des réminiscences de Moussorgski ou de Rimski-Korsakov.  Des interprétations qui tiennent assurément lieu de références.

Par Laurent Pfaadt

Stravinsky Ballets, London Symphony Orchestra, dir. Sir Simon Battle, LSO Live

le Rêveur d’apocalypses

Il ne se doutait certainement pas, même dans ses rêves les plus fous qu’il deviendrait, à son tour, un personnage de bande-dessinée. Et pourtant, des rêves fous, il en a eu : attaque nucléaire, voyage dans le temps, troisième guerre mondiale, manipulation mondiale, etc…De véritables rêves d’apocalypses mis au service de lecteurs de plus en plus nombreux et qui continuent, aujourd’hui encore, plus de 70 ans après leur création en 1946, à suivre les aventures de Blake et Mortimer, ses héros intrépides qu’il offrit au patrimoine mondial de l’humanité.

Le temps de ce très beau livre, le professeur et le capitaine lui ont cédé leurs places sur les planches de Philippe Wurm, auteur à qui l’on doit notamment les séries Maigret et les Rochester et dont le trait rappelle celui de son illustre maître, et qui s’est adjoint pour l’occasion les services d’un François Rivière qu’on ne présente décidément plus.

Traçant une biographie appuyée sur des faits authentiques et sur quelques libertés, les deux auteurs déroulent sous nos yeux, la vie d’Edgar P. Jacobs, de sa jeunesse à la gloire, de sa vocation de baryton au théâtre de la Monnaie à son dernier refuge, le Bois des Pauvres en passant par les grands albums : le mystère de la grande pyramide, la marque jaune ou le piège diabolique. La bande-dessinée parcourt ainsi les rues de Bruxelles où l’on croise d’autres grands acteurs de la ligne claire, Hergé en tête bien évidemment avec qui Jacobs travailla mais également Jacques Martin ou Raymond Leblanc. Sans oublier, Jacques Melkebeke, l’ami, le frère avec qui, adolescent, il se laissa enfermer dans le musée du Cinquantenaire, matrice littéraire de ses aventures à venir. Le livre est toujours palpitant, souvent hilarant notamment dans la relation de Jacobs aux femmes comme dans cette scène avec des prostitués.

Ce roman graphique est à la fois une ode à cet âge d’or de la BD mais surtout une formidable plongée dans la création avec ces personnages qui inspirèrent Jacobs comme par exemple le professeur Jean Capart devenu l’égyptologue Grossgrabenstein et qui servit également de modèle à Hergé pour le professeur Bergamote dans les Sept boules de cristal, album sur lequel travailla Jacobs. En évoquant Jacobs, Rivière et Wurm nous ramènent à nos jeunes années et à nos rêves de civilisations perdues, de vaisseaux spatiaux et d’aventures à travers le temps mais surtout à notre propre liberté d’imaginer, à défaut d’apocalypses, un autre monde.

Par Laurent Pfaadt

François Rivière, Philippe Wurm, Edgar P. Jacobs, le Rêveur d’apocalypses
Glénat, 144 p.

Un pont entre deux rives

Publication du premier livre autobiographique de Jeanine Cummins, l’auteur d’American Dirt. Attention chef d’œuvre

Une déchirure dans le ciel sont les paroles de « Til Tuesday », cette chanson que fredonnaient Julie et Tom, ces cousins inséparables. Ainsi dès les premiers mots du livre Jeanine Cummins, le lecteur, bouleversé, entre dans une histoire qu’il n’est pas près d’oublier.

Dans ce récit autobiographique qui prend, dès les premières pages, le lecteur aux tripes, Jeanine Cummins, alias Tink, cette jeune fille de 16 ans que le hasard de la mort épargna et décida de son destin d’écrivain, revient sur ce pont de St Louis, durant cette nuit du 4 au 5 avril 1991, lorsque son frère et ses cousines Robin et Julie furent les victimes d’une barbarie ordinaire. Une nuit où tout bascula. Une nuit gravée à jamais dans la mémoire de Tom, témoin du viol et de la mort de ses cousines.

Avec son exceptionnel talent littéraire, Jeanine remonte ainsi le temps pour revenir dans cette maison familiale que le drame a ravagée. Les petits bonheurs quotidiens, l’amour que se vouait les membres de cette famille qui n’aspirait qu’à demeurer dans l’anonymat furent ainsi écrasés sous la botte du destin, comme ce pied broyant la nuque d’un Tom obligé d’assister aux viols de ses cousines. Dans ces pages, il arrive souvent que l’on pleure de douleur mais également de rage devant tant d’injustices. Ces enfants deviennent nos enfants. Nous sommes leurs parents. Leur douleur est la nôtre.

Le caractère ordinaire de leurs vies, de leurs joies nous brise le cœur devant ce destin s’acharnant sur eux, sur ces deux filles pleines de bonté et assassinées, puis sur leurs proches. Et surtout Tom, ce survivant condamné à une perpétuité psychologique après avoir échoué à sauver Julie des griffes de ses ravisseurs et des flots tumultueux du Mississippi. Perpétuité alimentée par des accusations infondées. Perpétuité d’une reconstruction impossible, entouré des spectres des disparues et dont aucun traitement même celui de l’écriture de cet ouvrage avec sa sœur, ne parvint pas à atténuer la charge.

La puissance du récit de Jeanine Cummins qui rappelle celle de l’Empreinte d’Alexandria Marzano-Lesnevitch tient à la fois à cet étrange phénomène d’appropriation d’une histoire devenue notre histoire, mais également à cette fragilité de la vie qui peut basculer en un instant dans le chaos. Ce récit constitue également une violente charge contre l’emballement médiatique prompt à fabriquer un coupable idéal à une époque où heureusement la virulence des réseaux sociaux n’existait pas. Tom aurait-il survécu de nos jours à un tel déchaînement de violence ? On peut aisément en douter.

Construire le bonheur prend plusieurs années nous dit Jeanine Cummins. La détruire est l’affaire d’un instant. C’est certainement dans cette extrême fragilité, cette fugacité que réside la beauté tragique de ce livre.

Je ne traverse plus pour te rejoindre / Je reste debout sur les rives boueuses à te faire signe / Mais sans te voir clairement écrivit Julie peu de temps avant sa mort. Une déchirure dans le ciel prouve ainsi de la plus belle des manières que la littérature doit avant tout donner une voix à ceux qui n’en n’ont pas ou qui n’en n’ont plus. Grâce à Jeanine Cummins, celles de Julie et de Robin résonneront longtemps en nous.

Par Laurent Pfaadt

Jeanine Cummins, Une déchirure dans le ciel, traduit de l’américain par Christine Auché, Philippe Rey, 368 p.

A noter la publication d’American Dirt de Jeanine Cummins aux éditions 10/18.

Bibliothèque ukrainienne, épisode 2

Plus de 50 jours après le début de la guerre, nous poursuivons notre série visant à promouvoir des ouvrages traitant de l’Ukraine ainsi que des auteurs ukrainiens afin de sensibiliser l’opinion et d’éclairer les lecteurs sur ces enjeux qui traversent le pays alors que pleuvent sur Kiev, Kharkiv, Marioupol ou Mykolaïv, les bombes russes. Rétablir la vérité historique, redire l’attachement de l’Ukraine à l’Europe, et promouvoir les lettres et la culture ukrainiennes à travers leurs écrivains, leurs artistes, tels sont les enjeux de cette bibliothèque ukrainienne.

L’autre enjeu, affirmé d’emblée dans le premier épisode de notre série, est de mobiliser un maximum de lecteurs et d’acteurs sur les dangers que courent les bibliothèques du pays, toutes les bibliothèques, qu’elles soient historiques ou non. Alerter sur la disparition d’un savoir national et sur la fin de l’accès aux livres, à la lecture mais également à la mémoire pour toute une population, tel est également l’autre enjeu de cette chronique. Continuons donc à nous mobiliser pour sauver les bibliothèques ukrainiennes avec #Saveukrainianlibrary. Ainsi, dans cet épisode, vous trouverez les photos de la destruction de la bibliothèque de Tchernihiv, près de la frontière avec le Belarus.

Ceci étant dit, promenons-nous dans cette nouvelle bibliothèque ukrainienne

Pierre Lorrain, L’Ukraine, une histoire entre deux destins, Bartillat, 670 p.

Comprendre l’Ukraine, sa résistance, son désir d’indépendance, sa vocation européenne, c’est d’abord comprendre son histoire. Grâce au livre de Pierre Lorrain, spécialiste reconnu de la Russie, cet ouvrage permet assurément d’y voir plus clair.

Complété par les premières années de la présidence Zelensky, l’ouvrage de Pierre Lorrain entre ainsi dans la complexité de ce pays, entre Europe et Russie, entre aspirations européennes et berceau de l’histoire russe. Couvrant ainsi plus de mille ans d’histoire, le livre de Pierre Lorrain témoigne d’une exceptionnelle objectivité qui permet de cerner les grands enjeux et les forces à l’œuvre dans ce conflit. Assurément une lecture salutaire en ces temps de guerre.

Jean Lopez, Kharkov 1942, Perrin, 316 p.

L’histoire de l’Ukraine contemporaine s’est édifiée dans le sang. Et Kharkov devenue aujourd’hui Kharkiiv, a malheureusement renoué avec son tragique passé. Haut-lieu de la guerre à l’Est entre Wehrmacht et Armée rouge, elle a été le théâtre de trois batailles sanglantes. Après avoir pris la ville en septembre 1941, les Allemands affrontèrent ainsi au printemps 1942, des Soviétiques bien décidés à infléchir le cours de la guerre après avoir stoppé la Wehrmacht devant Moscou, quelques mois plus tôt. Premier opus de la nouvelle collection Champ Bataille des éditions Perrin, ce récit haletant de la bataille par un Jean Lopez toujours aussi passionnant, nous fait entrer dans ce combat titanesque. Agrémenté de cartes et de témoignages de premier plan, le lecteur suit au jour le jour, dans les états-majors et sur le front, le récit de cette bataille majeure.

Niels Ackermann & Sébastien Gobert, New York, Ukraine, guide d’une ville inattendue, éditions Noir sur Blanc, 204 p.

Et si on vous disait que les Etats-Unis sont déjà présents en Ukraine, est-ce que vous nous croirez ? C’est pourtant bien le cas comme le rappelle le très beau livre de Niels Ackermann et Sébastien Gobert sur la ville de New York en Ukraine dont voici notre chronique :http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/new-york-ukraine-guide-dune-ville-inattendue/

Maria Galina, Autochtones, traduit du russe par Raphaëlle Prache, Agullo éditions, 2020

Ecrivain de science-fiction, Maria Galina nous emmène avec ce récit inquiétant dans une ex-république soviétique que l’on identifie très vite à l’ouest de l’Ukraine, à la recherche d’un obscur groupe d’artistes des années 20 qui aurait créé un opéra mythique « La mort de Pétrone » ne donnant lieu qu’à une seule représentation. Un enquêteur bien décidé à retrouver la trace de ces hommes et ces femmes commence alors à recueillir des témoignages et s’enfonce dans un abîme aux frontières du réel. Et très vite, il est confronté à d’étranges phénomènes.

D’autant plus que les autochtones, dont on ne sait s’ils sont humains ou non, semblent fortement intéressés par son enquête. D’indices en contre-vérités, le lecteur, ensorcelé par le subtil talent de conteuse de Maria Galina, avance alors dans un labyrinthe fait de détours historiques et policiers. Entre loups-garous et le Maître et Marguerite de Boulgakov, enfoncez-vous dans le blizzard littéraire fascinant de Maria Galina. Sans certitude de retour…

Interview de Maria Galina (entretien réalisé le 1er avril)

Comment allez-vous aujourd’hui ? Pouvez-vous nous décrire la situation à Odessa ?

Plus d’un mois s’est écoulé depuis le début de la guerre et, dans une certaine mesure, une routine s’est installée avec les bombardements et les sirènes annonçant les raids aériens. Odessa reste relativement calme par rapport à ce qui se passe dans l’est de l’Ukraine et dans certaines petites villes non loin de Kiev. Il y a une certaine activité marchande à Odessa – même les animaleries sont ouvertes – et il n’y a pas de pénurie alimentaire jusqu’à présent. Même le célèbre marché alimentaire Privoz est actif. Bien sûr, il y a des restrictions militaires, telles que des couvre-feux et des postes de blocage, des barricades et des contrôles…

Vous aviez prévu de venir au Festival Intergalactiques à Lyon fin avril. Est-ce toujours le cas ?

Non. Aujourd’hui, il est très difficile de quitter l’Ukraine. Tous les vols ont été bien évidemment reportés. De toute façon, je ne quitterai l’Ukraine qu’en dernier recours, s’il n’y a pas d’autre issue. J’aime la France. Elle est, à bien des égards, similaire à l’Ukraine – multiculturelle et diversifiée – mais en même temps d’un seul tenant, avec une histoire ancienne, complexe et unique.

Avez-vous des contacts avec des auteurs russes ? Comment vivent-ils la situation ?

Beaucoup de mes amis et collègues ont quitté à la hâte la Russie afin d’éviter d’être complices de ce crime. Beaucoup d’autres sont restés et vivent aujourd’hui sous la menace de poursuites s’ils protestent ouvertement contre la guerre. Mais de nombreux écrivains de science-fiction soutiennent également activement cette agression, et il m’est très difficile de comprendre quel mécanisme psychologique les habite. C’est un phénomène assez étrange, car en théorie, ceux qui imaginent le futur devraient s’appuyer sur des idéaux humanistes. Ils ont été fortement influencés par la propagande et sont eux-mêmes devenus les instruments de cette dernière. Je suis fier de ces membres de Russian Fandom qui sont restés quant à eux, inébranlables. Mais il y en a très peu hélas.

Pensez-vous que cette guerre va entraîner le développement de la littérature et de la langue ukrainienne ?

Les guerres et les cataclysmes sociaux en général, aussi cynique que cela puisse paraître, servent généralement de puissants stimulants créatifs. L’Ukraine, au cours des vingt dernières années, a fortement développé sa propre littérature y compris de science-fiction. Aujourd’hui, elle essaie de rompre avec l’héritage impérial, ce qui aurait pour conséquence de favoriser des découvertes créatives très intéressantes et inattendues. En règle générale, en tant de crise, la réponse littéraire la plus immédiate est celle de la poésie et de l’essai. Après seulement vient la prose et la fiction. L’Ukraine a aujourd’hui besoin de forger son propre mythe culturel sans lequel aucun pays ne peut exister. Et maintenant que ce mythe est créé – dans lequel les écrivains de science-fiction ukrainiens ont d’ailleurs leur propre rôle à jouer – tout est réuni pour construire un nouveau récit national.

Quant à la langue, le russe était très répandu ici avant la guerre même s’il régresse aujourd’hui. Tous les Ukrainiens sont bilingues et jusqu’à présent la langue que vous parliez n’avait pas d’importance. Certaines personnes ne réalisaient même pas quelle langue ils utilisaient pour communiquer ou pour écouter les informations. Les choses ont changé aujourd’hui.

Comment pouvons-nousaider les auteurs ukrainiens ?

Tout d’abord, il est important de réaliser que l’Ukraine se bat non seulement pour son indépendance mais également pour sa propre survie. Deuxièmement, il faut savoir que la Russie utilise tous les agents de propagande y compris les auteurs russes pour s’imposer. Il faut proposer aux auteurs ukrainiens toutes les plates-formes culturelles disponibles afin qu’ils puissent s’exprimer. Car jusqu’à présent, la culture ukrainienne est restée, pour ainsi dire, dans l’ombre. Mais c’est une culture européenne vibrante et vivante. Et j’aimerais que cette culture soit reconnue à sa juste valeur dans le monde entier.

Par Laurent Pfaadt

L’oiseau-Lignes

De Chloé Moglia et Marielle Chatain

Cie Rhizome

Le titre est aussi poétique que l’engagement du spectacle qui nous mène à la rencontre de deux jeunes femmes aux talents différents mais bien complémentaires, l’une, Chloé Moglia est une performeuse circassienne, l’autre, Marielle Chatain, une musicienne, compositrice. Une étroite collaboration s’opère entre elles et qui s’exprime notoirement dans la première partie du spectacle consacrée au dessin figuratif.

C’est d’abord sur la face avant d’un gros cube placé à l’avant du plateau que Chloé dessine à la craie,  en quelques traits rapides, un visage et un corps, un personnage qui nous regarde de tous ses yeux. Toujours avec empressement, elle se précipite vers l’immense tableau d’ardoise qui occupe le plateau dans toute sa largeur pour y tracer des traits, comme des signes qu’elle fera se rejoindre en une ligne continue sur laquelle elle dessine de naïfs bonshommes qui dansent. Cet épisode à la fois poétique et quelque peu elliptique est accompagné  par les sons du piano électrique et les effets électro-acoustiques que lance avec constance et efficacité Marielle Chatain depuis sa console de jeu qu’elle déplace parfois pour se rapprocher de sa partenaire, n’hésitant pas à la rejoindre  pour agrémenter, à sa manière,  les productions de celle-ci. Ne faut-il pas ajouter quelques oiseaux à ceux qui volent déjà sur la ligne ?

Quand elles en viennent à tout effacer à grands  coups d’éponge et que le tableau se scinde en deux parties, on pressent qu’on va rencontrer une autre forme d’expression. Ainsi en est-il  lorsque Chloé se saisit d’un des pans du tableau et se met à le faire tourner en le poussant de toutes ses forces avant de l’escalader pour en parcourir l’arête en fine équilibriste puis de s’en servir pour atteindre la ligne  de tubes métalliques qui brille au-dessus de la scène et nous intrigue depuis le début de la représentation conception et réalisation (Eric Noël et Silvain Ohl).

Commence alors une nouvelle exploration. Tout en suspension, elle suit la ligne, s’y installe, se propulse, s’y agrippant, une main après l’autre, à bout de bras et ne se laissant pas démonter quand, à plusieurs reprises, un des tubes de la chaîne vient à se détacher, la laissant exposée à l’absence de support. Sans sourciller, elle poursuit sa périlleuse aventure qui la conduit à nous faire la démonstration de ses talents de trapéziste en effectuant des figures de retournement et d’équilibre virtuose où l’apesanteur semble la règle et donne à ses gestes une légèreté qui nous rappelle  ces images de cosmonautes évoluant dans l’espace pour réparer la station spatiale ou se déplaçant en apesanteur dans leur cabine. Elle procède par mouvements lents et sûrs, s’arrêtant parfois comme l’oiseau sur la branche qui semble attendre avant de reprendre son vol, mû par quelque nécessité qui nous échappe.

Une remarquable performance qu’accompagne, manifestant attention et compréhension, Marielle Chatain, sa partenaire musicienne avec une création sonore, minimaliste, répétitive, indispensable.

Marie-Françoise Grislin

Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste

d’après Jean Racine et  Antonin Artaud

présentée par le TNS  avec le Maillon

Nous retrouvons  avec ce spectacle le metteur en scène Frank Castorf qui dirigea  La Volksbühne de 1992 à 2017, connu pour son théâtre sans concession.

Dans cette nouvelle réalisation il confronte le texte de Racine à celui d’Antonin Artaud, y introduisant même des citations de Fiodor Dostoïevski et Blaise Pascal.

C’est un théâtre d’une extrême violence à l’instar de ce qui se trame à Byzance,  dans le sérail où règne sans partage la sultane Roxane à qui le sultan, Amurat, parti  conquérir Bagdad a donné tous les pouvoirs dont celui d’éliminer son propre frère Bajazet. Mais le grand vizir, Acomat, déconsidéré par le sultan ourdit un complot. Il s’est arrangé pour que Roxane rencontre Bajazet et en tombe amoureuse. Elle lui promet la vie s’il consent à  l’épouser. Ainsi prendrait-il le pouvoir, évincerait son frère et rétablirait le vizir dans ses hautes fonctions. Mais Bajazet qui aime en secret  Atalide dont il est aimé, se montre peu enclin à céder aux propositions de Roxane qui cherche à deviner les raisons de ses réticences et demande à Atalide de l’aider à sonder son coeur. Rien n’est donc acquis et la vie de Bajazet reste suspendue aux tractations que cela engendre, Atalide essayant de persuader Bajazet de feindre cet amour nécessaire à sa survie. Il s’y emploie maladroitement. Roxane découvre sa perfidie , humiliée elle le fait exécuter.  Tandis qu’on apprend  que le sultan a fait assassiner Roxane, Atalide , culpabilisée, désespérée se donne la mort. Le vizir dont le complot a échoué prend la mer et s’enfuit, laissant derrière lui ce carnage.

Le vécu sur scène est d’une intensité telle que parfois on est heurté au sens propre du terme,  bousculé.  Tous les registres de la voix sont explorés, du silence, au chuchotement, aux cris, aux hurlements.

Les corps sont porteurs de l’histoire, ils sont jetés en pâture, dénudés, revêtus de costumes somptueux, parfois presque misérables ou simplement ordinaires, selon, les moments et les personnages. Conçus par Adriana Braga Peretzki, ils sont suspendus à jardin à la disposition des comédiens . Ainsi, Roxane, superbement interprétée par Jeanne Balibar, apparaît-elle, le corps moulé dans un costume de cuir noir, plus tard en tenue légère, soutien-gorge et culotte étincelants de paillettes ou bien encore en somptueuse robe orientale richement brodée quand bien souvent elle  restera nue. La princesse, Atalide, Claire Sermonne se vêtira aussi de beaux atours, tandis que, Acomat, le vizir, Mounir Margoum et Osmin son confident, Adama Diop, choisiront divers costumes contemporains, parfois excentiques en ce qui concerne le vizir. Quant à Bajazet, Jean-Damien Barbin, après son apparition, le visage masqué et le corps drapé dans un lourd tissu noir on le verra à moitié dénudé, misérable comme un prince déchu, une sorte de roi Lear.

Tout est extrêmement étudié et pertinent, en particulier cette scénographie, signée Aleksandar Denic, qui permet aux comédiens d’évoluer entre d’un côté, une tente qui fait penser à une burka où se concentre  la vie intime de la sultane et qui abrite , au milieu des coussins, des tapis des tentures colorées, ses crises de désespoir, de doute et de l’autre, la maquette géante, représentant la tête et le buste du sultan. Avec ses yeux clignotants et son enseigne « Babylon- Bagdad 0-24 » elle a l’aspect d’une boîte de nuit. A l’intérieur c’est l’espace-cuisine, le vizir et Osmin y boivent des coups , Roxane viendra y préparer un pot au feu! La distanciation s’inscrit ici dans la trivialité des activités  qu’on y pratique.

Tout ce qui se passe là nous est transmis sur un écran ,filmé par l’habile vidéaste Andreas Deinert et son perchman Glenn Zao qui captent et nous renvoient en gros plans  les corps qui se tordent, les visages crispés, paralysés  d’effroi, les regards fixes, mouillés parfois adoucis, les corps à corps, les accolades, les rejets, les embrassades, les attouchements, les baisers, les clins d’oeil complices avec le public, tout ce qui en dit long sans dire.

Entre ces lieux clos, l’espace où se montrer dans sa superbe mais aussi dans sa bestialité, s’évaluer, se sauver en courant comme le fait si bien Atalide  poursuivie par ses tourments  et qui apparaît, essoufflée, décoiffée et que le vidéaste devra suivre jusqu’à l’extérieur du théâtre où son angoisse l’a conduite.

Sur le plateau encore cette grande cage en fer , lieu d’enfermement pour ceux que le sort destine à la mort, Bajazet, Atalide y seront tour à tour cruellement amenés.

Cette pièce  met en jeu de manière radicale la souffrance, le calcul, la suspicion, le chantage, l’intérêt, le sacrifice, la tentation, le renoncement, l’abandon, la dérobade, le sursaut, la feinte, la diplomatie, le désespoir, la cruauté, tout ce qui fait que l’on assiste à une pièce de Racine , tout ce qui montre qu’en y introduisant des extraits de l’oeuvre d’Artaud, on touche à l’indicible, à la folie, à l’humain plus qu’humain qui sait si bien détruire ce qu’il prétend aimer.

Frank Castorf et ses comédiens sont si impliqués dans leur jeu qu’ils ne se refusent rien : Jeanne Balibar a ce talent formidable de se montrer tour à tour impérieuse, séductrice, désemparée, enfant gâtée et femme fatale, Claire Sermonne celui de mettre en évidence par une agitation extrême son total désarroi, Jean-Damien Barbin s’adonne sans retenue à la déchéance alors que Mounir Margoum nous amuse par ses fantaisies et sa roublardise. Et si parfois ils donnent dans l’excès c’est que le propos s’y prête, il est organique, politique, nécessairement  radical.

Marie-Françoise Grislin

représentation du 6 avril au Maillon

Tom Koopman

L’un des grands interprètes de la musique baroque, Tom Koopman, était l’invité de l’OPS pour les concerts des 24 et 25 mars derniers dans un programme associant Bach, Rebel et Haydn.


Fondateur en 1979 de l’Amsterdam Baroque Orchestra, avec lequel il a notamment gravé l’intégrale des cantates de Bach, Tom Koopman appartient, avec le claveciniste Gustav Leonhardt, le violoniste Sigiswald Kuijken et le violoncelliste Anner Bylsma, à la famille néerlandaise de ce que l’on a appelé, en son temps, la révolution des baroqueux. Lancée dans les années soixante en Autriche par Nikolaus Harnoncourt, ladite révolution postulait une vérité historique dans l’interprétation du répertoire baroque, dont elle exhumait par ailleurs quantité d’œuvres oubliées ou méconnues. S’agissant des plus connues et des plus jouées de ces œuvres, tant instrumentales que chorales, à commencer par celles de J. S. Bach, les premiers concerts et publications discographiques des baroqueux suscitèrent de vives controverses, tant ils différaient des grandes approches symphoniques alors en vigueur. On se souvient aussi que les réticences ainsi suscitées tenaient à la fois à un diapason plus bas, à des factures instrumentales oubliées, à un effectif orchestral réduit ainsi qu’à une justesse instrumentale parfois approximative. Ces réticences ont progressivement disparu, au point qu’assez vite, ce sont les grandes formations orchestrales qui se sont mises à l’école des baroqueux, encouragées en cela par les premiers succès obtenus dès les années 1980 par Nikolaus Harnoncourt avec le Concertgebouw d’Amsterdam.

Venu il y a quinze ans avec son propre orchestre pour jouer l’Oratorio de Noel de Bach, c’est avec des musiciens de l’OPS que Koopman s’est produit cette année. À la tête d’une trentaine d’instrumentistes motivés, il offre une exécution énergique, animée et particulièrement colorée de la suite pour orchestre n°4 de Bach. Soliste du second concerto pour violon du même Jean-Sébastien Bach, le russe Sergei Krylov fait entendre un fort beau premier mouvement, dominé par un jeu lyrique qui ne masque en aucune façon la grande ligne, qualités que l’on retrouve aussi dans l’allegro final. Il n’en est malheureusement pas de même dans le sublime adagio central où soliste et orchestre distillent une atmosphère sentimentale aux accents italianisants et aux phrasés étirés qui altèrent la verticalité et l’austère gravité du morceau. Dans ce concerto joué dans cette même salle Érasme il y a bientôt un demi-siècle, les mélomanes de ma génération gardent le souvenir de l’excellente prestation du violoniste Paul Crepel, alors premier violon d’un orchestre magistralement dirigé par Alain Lombard.

Intermède quasi-bruitiste avec le Cahos de Jean-Féry Rebel, compositeur contemporain de Bach et de Rameau, quelque peu délaissé aujourd’hui. Ce Prélude à son opéra ballet Les Éléments, qui traite de rien moins que de la création du monde, a été souvent considéré comme le premier cluster en musique : entendons par là, non pas un foyer d’infection sanitaire ainsi nommé dans la langue médicale internationale, mais une technique d’écriture constituée d’une grappe de notes voisines créant un agrégat sonore qui déroge aux règles usuelles de l’harmonie. L’effet en reste surprenant, en dépit de son usage désormais courant dans nombre d’œuvres contemporaines.

Crédit : Gregory Massat

Ce concert de Tom Koopman était intitulé « Escapade baroque » alors que son morceau conclusif, la 98ème symphonie de Joseph Haydn, procède d’une toute autre esthétique, celle de la grande symphonie classique surgie dans le dernier tiers du 18ème siècle et dont le même Haydn peut être tenu à bon droit pour le génial inventeur. C’est lors de son premier séjour à Londres, où il la composa en 1791, que Haydn reçut la bouleversante nouvelle de la mort de son jeune ami Mozart, qu’il tenait pour son fils spirituel et qu’il considérait, selon ses propres dires, comme le plus grand compositeur de son temps. Cette symphonie exprime, à l’instar de la plupart des « londoniennes », le bonheur éprouvé par un compositeur désormais libéré de son service de musicien attaché à la cour du prince Esterhazy ; mais elle recèle aussi, au sein de son mouvement lent, des citations de celui de la dernière symphonie de Mozart (dite « Jupiter »), qui lui confèrent une gravité toute particulière. De l’interprétation entendue ce jeudi 25 mars, on aura apprécié le menuet du troisième mouvement joué comme on sait le faire aujourd’hui, sur un mode léger et enlevé, loin de l’envasement de bien des chefs d’antan. Mais pour le reste, on ne perçoit qu’une belle et brillante fresque sonore se déployant à la surface des choses et se complaisant dans une esthétique baroque hors de propos, insouciante de la grande forme symphonique voulue par le compositeur à l’apogée de son parcours créateur. On en reste perplexe, s’agissant d’un musicologue aussi savant et cultivé que l’est indubitablement Tom Koopman.

  Michel Le Gris

The Safe Place

En nous de Régis Sauder (2021)

En 2009, Régis Sauder avait filmé une quinzaine de jeunes des quartiers nord de Marseille (une ZEP) qui s’emparaient d’un texte du XVIIe siècle et, grâce au filtre des mots de madame de Lafayette, évoquaient leur vie, leurs difficultés, leurs rêves… C’était le très beau : Nous, Princesses de Clèves. Ils et – surtout – elles étaient en première ou en terminale et passaient le bac. La plupart l’ont eu, d’autres pas. Dix ans plus tard, le réalisateur les interroge à nouveau : Quand je les ai retrouvés pour entamer l’écriture de ce film, j’ai été frappé par leur force, leur aptitude à déjouer les schémas d’un verdict social qui les voudrait courbés, soumis, radicalisés…


S’il filmait beaucoup les visages, le réalisateur capte ici la gracieuse chorégraphie des corps qui marchent, conduisent, s’approprient l’espace urbain, le paysage – les parcs remplacent les cours et le béton. Il tisse aussi le temps entre le passé – quelques archives des Princesses – et le présent forcément plus terne. Les images sont tournées pour l’essentiel au début du 2e confinement (novembre 2020). Un contraste qui accentue la couleur de leur vie présente devenue sérieuse. Des lunettes mangent quelques visages. Au gré des échanges sont évoqués des enfants nés depuis, des séparations aussi, une responsabilité et des chemins de vie pas toujours faciles. Cependant par deux ou trois, le lien perdure et les rires, les partages renaissent avec le verdict du réalisme qui sanctionne désormais les départs de rêve. En dix ans, ils ont déjà beaucoup vécu mais l’engagement prend le pas sur la révolte.

© Shellac

Le Nous des titres est essentiel pour Régis, ses témoins, ces jeunes devenus adultes. Et si lucides sur leur condition. Être ou ne pas être, pour eux, la question ne se pose pas. Ils sont, envers et contre tout. Avec un peu d’amertume, car l’égalité des chances n’est pas vraiment au rendez-vous et la société leur renvoie obstinément leur condition d’origine, leur couleur de peau… un parfum discrètement patriarcal voire colonial malgré des avancées.

Si l’ascenseur social est en panne, Armelle défend le service public pour qu’il ne le soit pas définitivement. Laura, docteur en pharmacie, évoque l’insertion professionnelle bien plus facile pour les camarades issus de milieux favorisés. Au fil des conversations surgit ce maillon essentiel de leur réussite : l’école de la République et l’entrée au lycée pour décrocher le bac qui semble conjurer la prédestination à l’échec. En creux se dessine le schéma qui marche : l’appui du ou des parents avec l’indispensable soutien humain et matériel des services publics, l’école en tout premier.

Et c’est là où le bât blesse. En fil rouge du documentaire, la voix off dite et écrite par Emmanuelle, professeure de français depuis 15 ans au lycée Denis-Diderot, traduit le sentiment partagé par ses collègues et le réalisateur. Le désengagement de l’État enfonce le clou de la marginalité au nom d’une fictive rentabilité (ZEP, etc. : tous ces changements de noms avec toujours moins de moyens) favorisant le focus sur les voitures brûlées, les trafics et les règlements de compte. Le jeune Abou établit un constat similaire à l’hôpital : épuisé par sa tâche d’infirmier en France et le sentiment de ne plus être au service des patients (60 à gérer), il a trouvé un poste à Lausanne où il s’épanouit (avec seulement 15 patients).

Alors ?
Croire en Nous. Préserver et solidifier entre nous ce commun nécessaire : la bienveillance au bon sens du terme et au bon endroit, à l’opposé du laxisme brandit par certains. C’est ce qu’ont réussi ces jeunes : investir the safe place, pas seulement matérielle, mais en termes d’éthique, d’intelligence, de conduite de vie. La galère – quelquefois noire – serait-elle le préalable pour ouvrir notre conscience vers une lumineuse épiphanie ? Avec l’obligation de provoquer le miracle qui peut nous sauver…

Par Luc Maechel

documentaire de Régis Sauder
image : Aurélien Py, Régis Sauder
montage : Agnès Bruckert
son : Pierre-Alain Mathieu
production : Thomas Ordonneau (SHELLAC)

En même temps

un film de Benoît Delépine et Gustave Kervern

Attachant, c’est le mot pour qualifier ce film ! Foutraque, naïf, excessif mais profondément humain et complètement dans l’air du temps, il fait la part belle à une réflexion politique décomplexée de tout sérieux et qui heureusement sort à trois jours du 1er tour des élections. Une façon de dire : « Fais gaffe à ton choix, tu ne diras pas que tu ne savais pas, on te l’a dit sur tous les tons et même celui de la comédie ! »


Ce fut un tour de force technique que de finir de réaliser le film à cette date d’avant le 1er tour. Pour Gustave Kervern, rien des préoccupations actuelles n’est plus important et plus grave que le réchauffement climatique, la crise écologique planétaire qui nous attend. Comment le parti des verts a-t-il pu se tirer une balle dans le pied alors que tout aurait pu lui réussir, à voir les manifestations nombreuses et très suivies pour le climat ? La bonne idée du film est d’avoir allié la cause écologique à celle des féministes par un ressort de scénario pour le moins drôlissime. Force est de constater que la colle des messages affichés sur les murs de nos villes pour la cause féministe fait de gros dégâts sur les crépis. Elle est très difficile à enlever. C’est ainsi que pour l’exemple, pour le coup d’éclat spectaculaire, une passionaria de la cause (India Hair) colle deux maires ensemble. Et ce n’est pas une image. L’un est de droite (plus ou moins extrême) et l’autre est écologiste. Ils sont opposés dans un projet de construction d’un parc de loisirs qui devrait prendre sa place dans une forêt primaire. Voilà que les deux hommes sont liés pour 1h 30 de film dans une position bien incongrue qui les oblige à accorder leurs pas. Ce n’est que le début d’un compromis qui les conduira à devoir composer dans un débat et confrontation pour un destin commun.

Vincent Macaigne et Jonathan Cohen sont ce personnage à deux têtes. Passée la surprise de la situation, le principe fonctionne, étonne et amuse. Après les tentatives de se décoller l’un de l’autre grâce à un vétérinaire pour chevaux (séquence inouïe d’un cheval suspendu à qui il soigne une carie), et en espérant en la force désarçonnante d’un rodéo endiablé sur un taureau de foire, en présence d’un François Damien philosophe et heureux comparse complice de la bande des sympathisants de ce duo de choc que composent Kervern et Delépine très influencés par l’humour belge, Molitor et Béquet, les deux maires, vont devoir se rendre, tout collés qu’ils sont, au conseil municipal pour décider du projet du parc d’attraction. Mais le dialogue forcé entre les deux hommes en ces trois jours d’intimité a eu du bon. Quant à la « colleuse » et ses copines très rock and roll, elles n’ont pas dit leur dernier mot. La fin du film est réjouissante. Mais ne nous y trompons pas, cette comédie résonne comme un rire de désespoir avant la catastrophe annoncée. Comme dit la chanson, « Faut rigoler avant que le ciel nous tombe sur la tête ! »

Elsa Nagel