Tous les articles par hebdoscope

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M, l’homme de la providence

Le train que nous propose de prendre l’écrivain italien est un express
filant à toute vitesse vers Milan Centrale, cette gare fasciste
inaugurée le 1 juillet 1931 en compagnie du Duce. Dans ce second
tome qui couvre la première décennie (1922-1932) du pouvoir de
Mussolini et du fascisme, Antonio Scurati mène, une fois de plus, son
récit, à tombeau ouvert. Celui où M s’attache les bonnes grâces de
Dieu et de l’Eglise avec les accords du Latran, le 11 février 1929,
devenant ainsi selon les mots du pape Pie XI, « l’homme de la
Providence ». Celui où il exécuta la démocratie d’une balle dans la
tête. Celui enfin où le pouvoir devint le plus puissant des
aphrodisiaques.

Alternant une fois de plus les voix et les formes narratives, l’auteur
bâtit ainsi une cathédrale noire dans laquelle M se prit pour Dieu, où
Hitler et Churchill vinrent y prier tandis que Mussolini entassait
dans la crypte toutes ses victimes. Et ce 11 février 1929, « il semble
faire nuit à midi et, devant la basilique de Saint-Jean-de-Latran, dans la
lumière pâle de l’hiver, brouillée par la puissance sentimentale du chant,
la frontière séparant la gloire terrestre de la gloire divine s’efface ».

Par Laurent Pfaadt

Antonio Scurati, M, l’homme de la providence, traduit de l’italien par Nathalie Bauer
Les Arènes, 660 p.

Beaux jours

Première étape de notre voyage, les Etats-Unis avec la grande Joyce
Carol Oates. Montez dans le 11h17, ce train de banlieue reliant le
New Jersey à New York et qui concentre toute l’humanité de
l’écrivaine américaine. Asseyez-vous dans le wagon silencieux, l’une
des huit nouvelles de ce recueil et observez. Ici, un professeur
reconnaissant une ancienne élève ou là un artiste abusant
psychologiquement de son modèle, là encore une croisière, terrain
de règlements de comptes d’un couple. Ces récits sont autant
d’explorations des rapports humains, d’analyses des profondeurs de
notre intimité, d’auscultation des failles de notre altérité. Qu’il
s’agisse de sexe, de deuil comme cette novella d’une belle-mère prise
dans sa culpabilité entre son mari et sa belle-fille morte, ou de
sadisme, l’écrivaine américaine dépeint une fois de plus à merveille
la psyché humaine et les tensions qui la sous-tendent.

A chaque nouvelle, le lecteur est bluffé par cette capacité d’analyse
que Joyce Carol Oates transforme en matériau littéraire pour
échafauder des histoires qui mettent à nu ses personnages mais
surtout nous renvoient des miroirs pas très flatteurs. Ses phrases
claquent comme des sentences. « Dans le déclin et la chute des autres,
nous voyons une trajectoire naturelle, inévitable ; dans la nôtre, une
source d’incompréhension, de surprise et d’indignation ». Du grand art,
comme toujours.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Beaux jours, traduit de l’anglais par Christine Auché
Aux édition Philippe Rey, 411 p
.

Sous l’oeil des muses

Un coffret revient sur les grands moments de la Mozartfest de Würzbourg

Kaisersaal of the Residenz
© Oliver Lang

Amadeus signifie en latin « Aimé de Dieu ». Ainsi depuis un siècle, les
muses des fresques de Tiepolo veillent, dans la résidence princière
de Würzbourg sur ce Mozart célébré par les hommes. Elles inspirent
aux solistes et aux chefs des moments d’exception et aux
spectateurs des instants d’éternité. A l’occasion de la célébration en
2021 de son centenaire, la Mozartfest, qui se réunit à chaque fin de
printemps dans la résidence du prince-évêque a ainsi édité un
coffret rassemblant pour la première fois, des enregistrements
inédits. Couvrant une période allant de 1954 à 2020, ces disques
constituent autant de témoignages uniques sur le rapport
qu’entretiennent de grands artistes de la musique classique avec le
plus célèbre des compositeurs.

Concerts symphoniques ou récitals, les surprises ne manquent pas. Il
y a bien évidemment les grandes symphonies et œuvres
orchestrales : La Jupiter par le Symphoniorchester des Bayerischen
Rundfunks menée par un Lorin Maazel maniant la baguette comme
un foudre, la 30e par un Kleiberth inspiré, et ce délicieux
divertimento plein d’entrain signé Il Giardino Armonico; les grands
concertos par les plus grands mozartiens, notamment ce 20e
concerto pour piano d’anthologie par un Brendel au somment de son
art et ce 5e concerto pour violon par une Ana Chumachenco virevoltante. Les grands airs lyriques semblent, quant à eux,
directement descendre des fresques. Qu’ils soient profanes avec
Erika Köth dans l’Enlèvement au sérail en compagnie d’Eugen Jochum
et avec Krassimira Stoyanova dans ce récitatif et rondo pour
soprano et orchestre, ou sacrés avec cette joie de retrouver la voix
de Lucia Popp dans cet enregistrement de 1981 de la Grande messe
qui offre un merveilleux écho, à vingt ans d’intervalle, avec une autre
grande voix mozartienne, celle de Diana Damrau, tous ces disques
émerveillent l’auditeur de leurs beautés.

La musique de chambre n’est pas oubliée, loin de là et les habitués
des Mozartfest se rappelleront, à n’en point douter, les souvenirs de
ces dernières années lorsqu’ils eurent la chance d’écouter une jeune
Veronika Eberle au talent si prometteur dans ces magnifiques
nocturnes pour violon, alto et piano en 2013 et, il y à peine un an et
demi, l’incroyable pianiste allemande surdouée, Ragna Schirmer
dans cette huitième sonate à donner le tournis.

Un coffret nécessaire donc à tous les amoureux du grand Mozart. Un
coffret pour patienter avant de retrouver les muses, celles des
fresques et celles des scènes et qui, chacune à leurs manières et
peut-être ensemble, font tourner les têtes et chavirer les cœurs.
Rendez-vous donc fin janvier avec l’annonce de la programmation de
la Mozartfest 2022.

Par Laurent Pfaadt

Wolfgang Amadé Mozart, Imperial Hall Concerts, Live from the Residence, First release, Orfeo
BR Klassik, 100 Jahre Mozartfest, Würzburg, 6 CD.

Tableaux d’un retour au pays natal

Plusieurs expositions réhabilitent le peintre alsacien
Jean-Jacques Henner

La Religieuse (détail de la Religieuse, musée des Beaux-Arts de Nancy)

Tous les élèves savent ce que 1870 représente dans l’histoire de
France. La guerre, la défaite face à l’Allemagne de Bismarck, la perte
de l’Alsace-Lorraine et le mythe d’une revanche entretenu dans
chaque salle de classe, chaque foyer, chaque assiette jusqu’à la
Première guerre mondiale. Nul mieux que cette gouache de Jean-
Jacques Henner du musée des Beaux-Arts de Mulhouse, L’Alsace, elle
attend symbolisa parmi d’autres, cette Alsace captive, celle dont on
espérait le retour dans la mère patrie, celle dont Gambetta affirmait
« n’en parlez jamais, pensez-y toujours ».

Le rêve de cette province perdue a pris place dans le musée national
Jean-Jacques Henner, peintre alsacien célébré à Paris. L’exposition
montre combien le culte du souvenir et de la haine allemande fut
cultivée dans les journaux – avec en tête le Petit Journal et ses unes
incroyables – mais également dans la vie quotidienne des Français.
On chantait la province perdue, on mangeait dans des services de
table décorés par l’artiste alsacien Hansi. L’exposition mobilise ainsi
dans cette « petite Alsace » qu’est ce très beau musée parisien, les
grands artistes alsaciens et leurs œuvres : les sculptures d’Auguste
Bartholdi notamment le fameux buste d’Erckmann et Chatrian
(1872) côtoient  la très évocatrice Alsace meurtrie (1872) de Gustave
Doré. Avec d’autres artistes comme Edouard Detaille ou Emile Gallé,
ces œuvres participèrent ainsi à alimenter le souvenir, avec au milieu
de ces dernières, le maître des lieux brillamment représenté avec
son Alsacienne tricotant (1871) dont la composition évoque Vermeer
ou La Légende d’Alsace (1904).

Si Jean-Jacques Henner fut membre de la Ligue des patriotes,
mouvement nationaliste fondé par Paul Déroulède, il demeura
moins un instrument artistique de la revanche qu’un peintre
inclassable. La grande et majestueuse rétrospective que lui consacre la ville de Strasbourg, complétée par celle de Mulhouse, lui rend
enfin une justice méritée. Rare peintre à posséder son musée
particulier, encensé par ses contemporains, fréquenté par les hautes
autorités de la République, son œuvre a malheureusement été
confinée dans les oubliettes de l’histoire de l’art par la déferlante
impressionniste. Aujourd’hui, grâce à l’intrépidité de quelques
conservateurs désireux de rattraper « cet oubli impardonnable » selon
les mots de Paul Lang, directeur des Musées de la ville de
Strasbourg, il est enfin possible de mesurer l’incroyable étendue de
son art.

Le musée Jean-Jacques Henner a ainsi été vidé de ses plus belles
pièces pour cette exposition tout à fait passionnante, et complétée
d’œuvres venues des principaux musées alsaciens ainsi que de
collections particulières. Celle-ci revient ainsi sur la vie de ce fils de
paysans du Sundgau devenu académicien et grand officier de la
Légion d’honneur. Après avoir perfectionné son art à travers des
scènes typiques alsaciennes, il se rendit en Italie pour admirer et
copier les grands maîtres tels que Titien, le Corrège ou Léonard de
Vinci. Mais pas le Caravage, considéré comme peu d’intérêt mais
qu’Henner admira en secret comme en témoigne le très beau Christ
en prison (1861) du musée Unterlinden. Il ramena ainsi d’Italie un
coup de pinceau, ce sfumato qui allait constituer sa marque de
fabrique, notamment dans ses Madeleine aux cheveux roux, et cette
composition appliquée à sa Chaste Suzanne (1864) dont l’exposition
montre les très belles études.

Après trois échecs, Jean-Jacques Henner finit par obtenir la
consécration avec le prix de Rome en 1858 pour Adam et Eve
trouvant le corps d’Abel mort. Le trait est encore marqué par une
forme de classicisme et la composition répond aux codes de
l’époque. De ses visites au Louvre, il poursuivit son étude des grands maîtres en s’imprégnant des Christ morts d’Holbein et de
Champaigne. Mais il ne faut pas voir en Henner, un vulgaire copieur
car comme le rappelle Isabelle de Lannoy, historienne de l’art et
auteure du catalogue raisonné de l’artiste : « si Henner s’est
parfaitement imprégné des grands maîtres qu’il a étudié, il les a
transcendé avec un oeil qui lui est propre »

Outre le fait qu’il fut un dessinateur talentueux que montre à
merveille l’exposition du musée des Beaux-Arts de Mulhouse, Jean-
Jacques Henner développa un art singulier, révolutionnaire. Car
comment ne pas être ébloui par cette incroyable Piéta où il a
représenté ses parents. Comment dans ce Christ mort, ne pas être
fasciné par le réalisme abouti de la figure du fils de Dieu.

Progressant dans l’exposition, le visiteur constate également que
l’art d’Henner opéra des mutations, évoluant vers des noirs et des
chairs plus tranchés, vers une composition épurée à l’extrême. Cela
donna la Religieuse du musée des Beaux-Arts de Nancy, l’un des chefs
d’œuvre de l’exposition, absolument fascinante et que l’on
contemple sans fin. Si Manet ou Velázquez se lisent sur cette toile,
c’est bel et bien à Jean-Jacques Henner que le visiteur a affaire. Ses
nus deviennent diaphanes, ses femmes aux cheveux roux telles que
La Liseuse (1883) ou La Source (1881) entrent dans les salons des
puissants de la République. Lorsqu’il présente la Femme au divan noir
au salon en 1869, le peintre n’a plus rien en commun avec le
vainqueur du prix de Rome onze ans plus tôt sauf peut-être cette
passion à peindre la femme, à tourner autour d’elle comme un
sculpteur autour de sa muse et qui donna les incroyables études
préparatoires à l’huile et au fusain de cette Salomé qui ferme une
exposition consacrant enfin Jean-Jacques Henner au panthéon des
grands peintres français.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Jacques Henner (1829-1905), La chair et l’Idéal, Musée des Beaux-arts de Strasbourg
jusqu’au 24 janvier 2022.

Alsace ! Rêver la province perdue, Musée national Jean-Jacques Henner (Paris)
jusqu’au 7 février 2022

Jean-Jacques Henner (1829-1905), dessinateur, Musée des Beaux-Arts de Mulhouse
jusqu’au 30 janvier 2022

La jeune fille de l’étranger

A l’occasion du 115e anniversaire de sa naissance, un somptueux cahier de l’Herne revient sur la vie et l’œuvre d’Hannah Arendt

Telle fut l’expression empruntée à Schiller par Heinrich Bühler, son
mentor politique pour désigner cette femme philosophe et juive, née
en Allemagne et qui entretint une relation avec l’un des plus
importants philosophes du 20e siècle, Martin Heidegger, qui
pourtant se compromit avec le Troisième Reich. Le très beau cahier
de l’Herne consacré à Hannah Arendt permet ainsi de comprendre
cette femme qui bouleversa notre rapport à la philosophie, à
l’Histoire et à ce 20e siècle marqué par les deux grands
totalitarismes que furent le communisme et le nazisme.

Nourri comme à chaque fois par un certain nombre d’inédits, ici de
correspondances notamment celle, absolument fascinante, avec
Hermann Broch, l’auteur des Somnambules, et de conférences, ce
cahier de l’Herne parvient pleinement à « autonomiser » la figure
d’Hannah Arendt ainsi que sa philosophie de celle trop longtemps écrasante de Martin Heidegger qui ne fait qu’une brève apparition.
De plus, la singularité de sa démarche historique et philosophique
inscrite dans son positionnement académique est parfaitement
explicitée car rappellent Martine Leibovici et Aurore Mréjen qui ont
coordonné le cahier, « Hannah Arendt ne veut pas endoctriner ». Ce
que confirme Pierre Bouretz, directeur d’études à l’EHESS qui lui,
dirigea le volume de la collection Quarto chez Gallimard regroupant
les Origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem : « Elle se battait
contre l’histoire, s’acharnait à la comprendre, polémiquant avec le
monde ». Inclassable donc. Donc difficile à cerner.

Et pourtant l’articulation de sa pensée est d’une extrême limpidité.
Analysant dans les Origines du totalitarisme l’émergence de ces
nouveaux régimes, inédits et donc bien distincts des tyrannies,
autoritaires et même fascistes, Hannah Arendt expliqua
parfaitement leur mécanique d’installation liée notamment à la
décomposition progressive de l’Etat-nation et à l’éradication de
toutes les formes de liberté y compris celle de penser qui conduisit
« à organiser le peuple en accord avec une seule idée susceptible de
l’animer » selon Roger Berkowitz. La clef de voûte du système
d’Hannah Arendt réside bien dans cette « absence de penser ». Ainsi,
la déstructuration de l’Etat-nation priva les citoyens, par l’éclairage
de divers corps constitués et autres mécanismes, de leur faculté de
juger, de s’interroger, d’exercer leur libre-arbitre, fabriquant ainsi
des êtres comme Adolf Eichmann, des êtres privés de leur devoir
moral, des êtres pour qui le mal devint si banal qu’aucune
considération ne les empêcha de l’exercer.

La banalité du mal. Ainsi née la polémique, notamment avec la
publication d’Eichmann à Jérusalem, enseignements tirés du procès
d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961. L’invention de ce concept
renverse le modèle kantien de « mal radical ». Cette idée déclencha
de vives polémiques de part et d’autre de l’Atlantique, notamment
aux Etats-Unis où un intense lobbying s’attacha à retirer l’ouvrage
des libraires. Le cahier permet ainsi de déconstruire les contresens
nés de cette campagne mais également de rappeler la trahison
d’Eichmann lui-même lors de son procès lorsqu’il mêla devoir moral
et devoir d’obéissance aux lois de son pays. Hannah Arendt eut
l’occasion de préciser sa pensée lors d’une conférence donnée
devant les étudiants juifs de Chicago, le 30 octobre 1963 : « Qu’ai-je
voulu dire ? Pas que le mal est ordinaire : l’ordinaire est ce qui arrive
fréquemment (…) Ce sont les motifs les plus banals, et non des motifs
particulièrement méchants (comme le sadisme, la volonté d’humilier ou la
volonté de puissance) qui ont fait d’Eichmann ce fauteur de mal tellement
effrayant » lit-on dans le petit carnet A propos de l’affaire Eichmann qui
complète judicieusement ce cahier.

Karl Jaspers, psychiatre et philosophe suisso-allemand qui fut son
directeur de thèse à l’université d’Heidelberg et un indéfectible
soutien résuma ainsi dans A propos de l’affaire Eichmann, la démarche
d’Hannah Arendt : « l’humus qui la fait vivre est fait de volonté de vérité,
d’humanité au sens propre. » Relire Hannah Arendt a ainsi quelque
chose d’effrayant. Outre la terrible lucidité avec laquelle elle analyse
notre monde, sa réflexion semble encore terriblement pertinente.
On referme les différents livres avec cette question : elle nous a prévenu, pourquoi ne faisons-nous rien ? Puis la peur s’empare du
lecteur lorsqu’il envisage cette autre question : pourquoi n’avons-
nous rien fait ?

Par Laurent Pfaadt

Hannah Arendt, sous la direction de Martine Leibovici et Aurore Mréjen,
Cahier de l’Herne, 312 p. 2021

Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem, sous la direction de Pierre Bouretz, Collection Quarto,
Chez Gallimard, 1624 p, 2002

Karl Jaspers, Hannah Arendt, A propos de l’affaire Eichmann,
Carnets L’Herne, 112 p. 2021

Des dynasties gravées dans le marbre

Dans la cadre de « la sculpture 18e », deux expositions majeures mettent en lumière l’incroyable rayonnement de la statuaire lorraine

Statue d-Apollon attribuée à Barthelemy Guibal

Stanislas est de retour. Chez lui. Dans ce château de Lunéville, ce
« Versailles lorrain » qu’il a transcendé architecturalement. Voilà ce
que le visiteur ressent en contemplant la magnifique statuette en
biscuit de porcelaine à l’effigie de l’ancien roi de Pologne tirée de la
manufacture Cyfflé. Mais dès avant l’arrivée de Stanislas
Leszczynski, les ducs de Lorraine comprirent très vite que la
statuaire constituait un outil de propagande et de prestige qu’ils
s’évertuèrent à décliner sur les murs, dans les jardins et les
appartements. En témoigne ainsi ce très beau buste en terre cuite
du duc Léopold par Jacob Sigisbert Adam. Chez Léopold « l’image de
la jeunesse du souverain vêtu de la cuirasse du chef de guerre sert l’idée
d’un pouvoir conquérant » écrit Thierry Franz, responsable du musée
du château de Lunéville et commissaire de l’exposition dans le très
beau catalogue qui accompagne cette dernière. A la cour, les
premiers artistes arrivèrent pour donner corps à cette ambition. Ils
se nomment François Dumont et Germain Boffrand et laisseront des
traces indélébiles comme ce formidable Titan foudroyé du musée du
Louvre.

Le duc Stanislas amena la rocaille, ce goût du mouvement magnifié
par le duo Barthélémy Guibal- François Héré à nouveau réuni pour
donner vie, dans les jardins avec cette magnifique statue d’Apollon
ou ces fontaines de métal, aujourd’hui chez l’électeur palatin
Charles-Théodore, aux rêves artistiques du duc. A l’intérieur, dans
les appartements, la sculpture servit les fastes du quotidien comme
dans ces figures du magnifique miroir de la duchesse Elisabeth-
Charlotte d’Orléans.

Jacob Sigisbert Adam, patriarche d’une dynastie de sculpteurs
lorrains qui allait rayonner sur l’Europe, mit lui aussi son art au
service de Stanislas. Ses descendants, réunis dans la magnifique
exposition du musée des Beaux- Arts de Nancy organisée en
partenariat avec le musée du Louvre avec plus de cent sculptures,
convoque le visiteur à un voyage à travers l’Europe des Lumières, de
Versailles à Potsdam en passant par Berlin et Rome.

C’est véritablement le fils de Jacob Sigisbert, Lambert Sigisbert qui
allait inscrire les Adam au panthéon de la sculpture française en
participant notamment au concours de la fontaine de Trevi organisé
par le pape Clément XII en 1730 et en réalisant un bas-relief dans la
chapelle du souverain pontife au sein de l’église Saint-Jean-de-Latran à Rome. L’art de Lambert Sigisbert profondément imprégné
du Bernin transcende littéralement le matériau. Ses visages sont
marqués par de petites lèvres, de grands yeux et par ces muscles
tendus comme chez son Neptune calmant la tempête, l’une des plus
belles pièces de l’exposition. On reste fasciné par tant de génie,
s’attendant à tout instant à voir le dieu de la mer détourner son
regard vers nous. Son fétichisme pour les chevelures – qui restera
une des marques de fabrique de la famille – ou ces drapés gonflés
par le vent dénotent une technicité assez remarquable. Comme à
Lunéville, des pièces exceptionnelles, issues de collections
prestigieuses ou jamais montrées, notamment l’Agonie du Christ au
jardin des Oliviers ou la Nativité du carmel Sainte-Thérèse de Créteil.

Les successeurs de Lambert Sigisbert sauront faire fructifier cet
héritage. Ses deux frères, Nicolas Sébastien Adam qui réalisa le
monument funéraire du duc Stanislas aujourd’hui visible dans
l’église Notre-Dame-de-Bonsecours, et dont l’exposition présente le
très beau Prométhée déchiré par un aigle ainsi que François Gaspard,
premier sculpteur à la cour de Frédéric II de Prusse, qui participa
notamment au chantier du bassin de Neptune de Versailles et
complètera les sculptures offertes par Louis XV au roi de Prusse
pour son château de Sans-souci demeurèrent fidèles à la tradition
sculpturale familiale avec leurs beaux drapés soufflés. Sa dernière
réalisation, la très belle Minerve de 1760 atteste ainsi de son
incroyable talent.

Claude-Michel dit Clodion, peut-être le plus connu des Adam, resta
fidèle au style rocaille tout en diversifiant un art qui excella dans les
compositions mythologiques. Formé auprès de Jean-Baptiste
Pigalle, celui qui comptait quelques grands personnages de la cour
parmi ses protecteurs dont Charles-Alexandre Calonne, contrôleur
général des finances de Louis XVI et auteur de la fameuse statue de
Montesquieu, laissa quelques témoignages remarquables dont ce
très beau relief en marbre (La Marchande d’Amours) ou le fleuve
Scamandre desséché par les feux de Vulcain qui le rattache à ses
ancêtres.

« Vous vivrez toujours et votre ouvrage sera immortel » avait dit le roi
Fréderic du Danemark à Nicolas Sébastien Adam, le frère de
Lambert Sigisbert. Avec cette remarquable exposition, il faut en
convenir : le souverain danois avait raison.

Par Laurent Pfaadt

La sculpture en son château. Variations sur un art majeur, château de Lunéville,
jusqu’au 9 janvier 2022

Les Adam, la sculpture en héritage, Musée des Beaux-Arts de Nancy,
jusqu’en 9 janvier 2022

The Landscapes of the Soul

Dans ses Préludes, œuvres pianistiques incontournables,
Rachmaninov a voulu représenter l’âme russe. L’interprète se doit
donc de faire littéralement corps avec l’œuvre, « être » cette
dernière, comme une extension de son âme pour en restituer la plus
parfaite essence. Dans cette interprétation qui a débuté bien avant
l’exécution des Préludes notamment auprès du pianiste italo-russe
Boris Petrushansky, Fanny Azzuro délivre une sorte de supplément
d’âme. Loin des sempiternels démonstrations de force notamment
dans le si connu cinquième prélude, la vision de la pianiste entrevoit
un voyage, un songe musical dans lequel, à l’image d’un Radu Lupu,
elle attrape son auditeur pour l’enchanter.

Point de puissance mais plutôt une émotion portée par un toucher
remarquable, une douceur et une profondeur irradiant d’une
technicité sous-jacente qui tantôt ressemble aux vents des steppes,
tantôt prend l’aspect de cette glace qui recouvre à la fois les fleuves sauvages russes et craque sous la lumière des notes.

Par Laurent Pfaadt

Fanny Azzuro, The Landscapes of the Soul,
Rachmaninov, 24 préludes, Rubicon

Concerti All’Arrabbiata

Voilà un disque qui a le goût du piment ! Ce nouvel enregistrement
signé du Freiburger Barockorchester, et de son chef, Gottfried von
der Goltz, nous conduit dans les cuisines du baroque virtuose avec
au menu quelques grands noms, à commencer par Georg Philipp
Telemann et Antonio Vivaldi. Ils sont rejoints par Giovanni
Benedetto Platti et son magnifique et enjoué concerto pour
hautbois mené de main de maître par Ann-Katherin Bruggemann et
ce Francesco Geminiani dont la phalange allemande nous sert
aujourd’hui, après un disque remarqué, un nouveau mets de choix
avec ce concerto grosso « La Follia » d’après la sonate de Corelli.

Dans ce menu explosif et palpitant où les plats fades et l’eau tiède
ont été définitivement bannis, l’orchestre est rejoint par quelques
commis de cuisine d’exception : Dan Roberts et James Munro dont
les contrebasses nous serviront des grillons sautés, le basson de
Javier Zafra qui nous donnera quelques bouffées de chaleur et les
cors de Gijs Laceulle et Ricardo Rodriguez qui nous prépareront un
Telemann plus que relevé.

Toute cette joyeuse brigade sera bien évidemment placée sous le
chef Gottfried von der Goltz a eu à cœur que cette musique soit al
dente. Préparez-vous donc à un menu trois étoiles !

Par Laurent Pfaadt

Concerti All’Arrabbiata, Freiburger Barockorchester,
dir. Gottfried von der Goltz,
Aparté

Elles vivent « Feu de tout bois »

Antoine Defoort au Maillon

C’est un spectacle qui déclenche le rire et la bonne humeur tant il est
vrai que rire aux dépens des excès, des dérives de notre société fait
du bien au moral.

Tout est parfaitement conçu pour y conduire, ne serait-ce que la
charmante présentatrice (Sofia Teillet) chargée de prendre soin de
notre réception du spectacle, se donnant la peine de nous montrer
par des projections  bien choisies quelques références à noter
comme « les Pokémons » !  De plus, elle tient à nous signaler qu’elle-
même participera au jeu en tant qu’actrice et qu’on pourra la
reconnaître. Ces préliminaires bienveillants nous amusent déjà et
nous font comprendre qu’il  faudra suivre sans se formaliser outre
mesure certaines allusions, certains scoops nécessitant une
interprétation à plusieurs niveaux à l’instar de ce qu’il en est pour les
protagonistes eux-mêmes (Alexandre Le Nours, Antoine Defoort,
Arnaud Boulogne) qui jouent à se représenter dans des situations
surprenantes et à décrypter les tenants et aboutissants des
entreprises plutôt curieuses auxquelles ils s’adonnent.

En effet qu’en est-il de ces deux amis Michel et Taylor qui se
retrouvent dans une forêt après plusieurs années ?  Voilà que sur un
ton naturel et familier ils donnent à connaître ce que furent leurs
principales activités durant ce temps-là. Comme deux potaches ils
ne manquent pas de s’étonner l’un l’autre car l’un a soi -disant passer
trois ans dans un caisson (où ne va-ton pas se fourrer pour faire des
expériences extrêmes ?) pendant que l’autre révèle qu’il a fondé une
sorte de parti politique (c’est d’actualité) Pour confirmer ses dires ce
dernier projette sur l’écran grâce à un appareil très sophistiqué les
images de la réunion fondatrice où chacun est représenté par un
personnage stylisé avec oreilles de chat !

Tout cela ne manque pas de paraître farfelu mais nous nous prêtons
au jeu. On est à la fois dans le comique de geste et de situation. Le
parti créé par Taylor intitulé « La Plateforme Contexte et Modalité »
dont le programme est basé sur la » Magie paradoxale », ne manque
pas d’intriguer fortement Michel. Alors il pose des questions
concernant sa mise en place et son efficacité éventuelle. Ce qui
oblige Taylor à s’engager dans des démonstrations toutes plus
originales et cocasses les unes que les autres comme cette fameuse
« prière du bâton » qui consiste à se munir d’un bâton pris dans la
forêt et lui faire prendre des positions correspondant aux
préoccupations de l’individu qui le tient. Par exemple pour « la
bienveillance  » le bâton est tenu à l’horizontale et l’on penche
amoureusement la tête sur lui, pour l’humilité, on incline la tête sur
le bâton à la verticale…

Cette série d’actions nous sera  d’ailleurs communiquée, texte et
images à l’appui dans le « Kit d’initiation » que chacun recevra en
sortant de la salle sous forme d’une petite enveloppe bleue
contenant en plus de ce mode d’emploi deux pilules placebo
déclarées comme tel  dans les  fameuses « instructions » qui
avertissent, concernant  la « prière » : « Rappelez-vous qu’en tant que
rituel de magie paradoxal, tout ça  est une vaste blague » et pour les
pilules : « On sait que c’est de la connerie et pourtant on sait que ça
marche ». Un charlatanisme de bon aloi qui de moque de lui-même et
le revendique.

Une critique ludique, jouissive même d’un monde où les pires
suggestions peuvent être proposées et être gentiment gobées par
ceux qui n’ont pas l’idée de les remettre en question.

Mais la démonstration est concluante et justifie le nouveau titre
donné au spectacle, » les idées vivent » quels qu’en soient leur
contenu, leur audace, leur fantaisie, leurs aberrations, leur portée.
Alors mise en garde, méfiance et réflexion.

Marie-Françoise Grislin

Au Maillon le 17 novembre 2021

Royal Requiem

Il était de tradition de rendre hommage aux souverains défunts par
le biais de Requiem, ces messes pour les âmes des défunts. Le coffret
édité par le label Alpha Classics et regroupant plusieurs
enregistrements passés, se présente ainsi comme un voyage sur ce
Styx musical courant à travers le continent européen.

Traversant les époques, du début de l’ère moderne avec la Messe
pour Anne de Bretagne d’Antoine de Févin à la Messe de la cérémonie
pour le retour de la dépouille de Louis XVI composée par Luigi
Cherubini et courant sur les gisants des souverains européens, ce
coffret expose ainsi le spectre des différentes traditions musicales à
travers le temps et l’histoire. Il permet surtout de découvrir
quelques œuvres oubliées et de rendre justice à leurs créateurs
comme par exemple, ce merveilleux Requiem de Niccolo Jommelli,
illustre représentant de la seconde école napolitaine qui fut en son
temps l’un des compositeurs les plus célèbres de la péninsule et
surtout admiré d’un Mozart qui puisa certainement son inspiration
dans ce Requiem dont les accents rappellent indubitablement celui
de son illustre cadet.

Sigismund Neukomm, compositeur autrichien, connut le même
destin que Jommelli. Adulé de son vivant, auteur de l’une des deux
versions complétées du Requiem de Mozart parmi les quelques 2000
œuvres qu’il composa, il est aujourd’hui retombé dans un anonymat
duquel l’a heureusement tiré La Grande écurie et chambre du Roy
de Jean-Claude Malgoire. Grâce à lui, il est possible d’entendre ce
Requiem à la mémoire de Louis XVI absolument divin où la dimension
funèbre est portée à son paroxysme. Ces disques sont en réalité les
requiem de ces compositeurs libérés de leur purgatoire, gravant non
dans le marbre mais sur la platine, une reconnaissance enfin méritée.

Les plus grands ensembles ont été bien évidemment convoqués à cet
effet. Le Concert Spirituel dirigé par Hervé Niquet délivre ainsi une
Messe des morts en ré mineur en l’honneur de Marie-Antoinette de
Charles-Henri Plantade, inédite et portée, une fois de plus, par sa
passion contagieuse. La Fenice de Jean Tubéry n’est pas en reste
avec le Requiem pour Marie de Médicis de Gilles Henri Hayne. Ils sont
accompagnés par une pléiade de voix magnifiques à commencer par
celles de Sandrine Piau, une nouvelle fois impériale dans Jommelli et
de Katherine Watson qui fait résonner avec éclat son magnifique
timbre dans Purcell.

Au final un voyage musical absolument fascinant conduisant
l’auditeur dans quelques grandes cathédrales sonores de l’histoire
de la musique, entre découvertes et merveilles.

Par Laurent Pfaadt

Royal Requiem
Alpha Classics, 5Cds