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Bros de Romeo Castellucci

Avant de pénétrer en salle chaque spectateur reçoit deux grandes
feuilles noires cartonnées sur lesquelles les textes inscrits sont
comme une propédeutique de ce que nous réserve ce maître à
penser qu’est, à sa manière, Romeo Castellucci.

Sur l’une, des extraits du Livre de Jérémie, ce prophète de l’Ancien
Testament à qui Dieu ordonna d’annoncer aux infidèles les pires
malheurs.

Sur l’autre sont inscrites, au recto, des « Devises », comme celle-ci, « ils
ne savent pas quoi faire ? alors ils copient » et au verso un « Index de
comportement remis aux participants inavertis ». Les participants en
question s’avèrent être ces 23 hommes recrutés peu de temps avant
le spectacle et qui devront faire montre d’une totale docilité à
l’instar des personnages qu’ils vont interpréter. « Je suis prêt à
devenir policier dans ce spectacle » telle est la première injonction à
laquelle ils obtempèrent. Elle est suivie de vingt-six autres, nombre
d’entre elles commençant par la formule » »J’exécuterai les ordres… »
l’ensemble constituant une véritable feuille de route pour un
engagement physique et moral sans restriction. La dernière nous
révèle les intentions du metteur en scène puisqu’elle fait dire aux
exécutants: « L’exécution des ordres sera mon oblation, sera mon
théâtre. »

Le spectacle va nous montrer sa mise en application.

D’entrée de jeu, ce sont des coups de feu qui nous accueillent sortis
d’une machine à tirer qui tourne au centre du plateau. Castellucci, dont nous avons pu voir presque toutes ses productions ici au
Maillon, nous a toujours surpris par ses réalisations insolites,
iconoclastes, provocantes. Cette dernière ne manque pas de
répondre à ces qualificatifs. Drôle et glaçante à la fois, telle est la
mise en scène de ce contingent de vingt-trois hommes revêtus de
l’uniforme caractéristique des policiers américains des années 40
(costumière Chiara Venturini) et qui, durant une heure, en une sorte
de chorégraphie réglée à la perfection vont montrer ce qu’il en est
de la soumission à des ordres que nous n’entendons pas mais
auxquels sans rechigner ils obéissent. Leurs déplacements, leurs
regroupements, leur alignements, rythmés par la musique de Scott
Gibbons, évoquent ces images de policiers qui ont effectué par le
passé et encore aujourd’hui, sans discussion ni scrupules, des
missions répressives contre leur propres concitoyens considérés par
le pouvoir comme subversifs ou révolutionnaires. D’ailleurs, de
temps à autre, l’un d’eux vient afficher le portrait d’un de ces leaders
de la répression qui a sévi dans le monde.

Ils apparaissent comme des êtres robotisés, redoutables par cette
absence de prise de conscience, de libre-arbitre. Comme hypnotisés,
ils s’imitent l’un l’autre. Parfois leur comportement frise l’absurde et
nous fait rire quand le moindre incident bouscule le bel arrangement et que face à l’inattendu, pris au dépourvu ils réagissent de façon
anarchique, compromettant même leur propre sécurité.

Mais le spectacle ne nous dispense pas d’assister à quelques scènes
cruelles montrant que l’obéissance aveugle entraîne blessures,
tortures, morts. Alors qu’en contrepoint viendra s’insérer dans ce
monde obscur un vieil homme vêtu de blanc tenant un enfant par la
main comme l’espoir d’un avenir moins coercitif.

Le monde de Romeo Castellucci n’est jamais simple, plutôt elliptique
mais toujours, comme ici, doué d’une forte charge politique.

 Au Maillon, représentation du 19 octobre

Par Marie-Françoise Grislin

Deuxième partie de saison du TNS

Nous étions impatients de connaître la programmation  de cette deuxième partie de saison, allant de Février à Juin  2022.

Stanislas Nordey nous l’a révélée en présence d’un public nombreux ce dimanche 21 novembre et nous avons découvert l’intérêt de toutes les pièces annoncées. Certaines sont des « classiques » dont se sont emparées des metteurs en scène dont la réputation n’est plus à faire. Citons :

  • Les frères Karamazov » de Dostoïevski par Sylvain Creuzevault
  • La seconde surprise de l’amour » de Marivaux par Alain Françon
  • Bajazet, en considérant « Le théâtre de la peste » d’après Jean Racine et Antonin Artaud par Frank Castorf, pièce présentée avec Le Maillon
  • Ils nous ont oubliés (La Plâtrière) de Thomas Bernhard  par Séverine Chavrier
  • Julie de Lespinasse, des lettres datant de 1732-1776 découvertes et mises en scène par Christine Letailleur une création du TNS

Nous retrouvons également des auteurs et metteurs en scène connus, comme Lazare qui présente « Coeur instamment dénudé », une création qui parle du désir.

Bruno Meyssat avec « Biface, Expérience au sujet de la conquête du Mexique 1519-1521 »

Marie NDiaye « Berlin mon garçon » en février-mars mis en scène par Stanislas Nordey et « Les Serpents » en avril- mai par Jacques Vincey, des faits divers qu’elle sait rendre inoubliables

Pascal Rambert pour « Mont Vérité » sur l’utopie

Nous découvrirons  encore d’autres récits à même de nous bouleverser et de nous faire réfléchir comme « Le Dragon » d’un auteur russe Evgueni Shwartz mis en scène par Thomas Jolly qui interroge sur notre capacité à accepter l’horreur.

 La création de « Je vous écoute » de Mathilde Delahaye nous rend témoins de multiples récits de vie.

« Mauvaise » de debbie tucker green par Sébastien Derrey évoque le problème des secrets de famille

« Superstructure » de Sonia Chiambretto mis en scène par Hubert Colas nous emmène en Algérie  à la rencontre de sa jeunesse confrontée au passé et  pleine d’espoir pour un futur meilleur.

Une autre création du TNS « Après Jean-Luc Godard. Je me laisse envahir par le Vietnam » interroge le cinéma de Godard et son processus de création.

Nous nous réjouissons d’aller à la découverte de toutes ces pièces qui témoignent que malgré les difficulté la création artistique ne faiblit pas et qu’elle nous promet de grands moments.

Par Marie-Françoise Grislin

Mozart, Wind concertos

Mozart demeure aujourd’hui l’un des compositeurs qui a le plus
magnifié les vents. Son concerto pour clarinette, mondialement
connu est un incontournable du répertoire. Et la version du soliste
de l’orchestre symphonique de Londres, Andrew Marriner, rend un
hommage appuyé à l’œuvre. Moins connus sont en revanche ses
concertos pour hautbois et cor, réunis aujourd’hui dans ce disque
admirable d’émotions et de pureté musicale. Grâce à une prise son
assez exceptionnelle, l’auditeur entre ainsi avec joie dans ces
rythmes virevoltants et cette légèreté bondissante entretenus par
un Jaime Martin, futur directeur musical du Melbourne Symphony
Orchestra, très attentif au respect de la geste mozartienne.

L’incroyable plasticité du LSO permet ainsi la mise en valeur des
solistes et particulièrement d’Olivier Stankiewicz, dans ce concerto
pour hautbois absolument prodigieux, véritable découverte de cette
compilation. Le hautbois apparaît comme posé sur l’orchestre, à la
manière d’un oiseau tintinnabulant. Son chant rayonne à travers une
forêt de cordes. De ce paysage musical se déploie le LSO Wind Ensemble pour délivrer une très belle Sérénade n°10 « Gran
Partita », celle-là même qu’utilisa Milos Forman dans son film
Amadeus. Son interprétation en tout point remarquable permet
ainsi d’être pénétré, grâce à ces deux merveilleux disques, par la
plénitude du souffle du génie.

Par Laurent Pfaadt

Mozart, Wind concertos, London Symphony Orchestra,
dir. Jaime Martin, LSO live

Le capital est mort, vive le capital

Le MUDAM du Luxembourg présente une exposition interrogeant
notre modèle capitaliste

Simon Denny, Amazon worker cage patent drawing as virtual Aquatic Warbler cage, 2020
© Jesse Hunniford/MONA

Depuis près de quarante ans, le monde entier est entré dans une
nouvelle ère technologique, la révolution numérique dont nous ne
percevons pas encore tous les bouleversements. Accélération du
progrès et du temps, modification de nos modes de consommation,
crise des valeurs morales et démocratiques, atteintes aux libertés
individuelles et questionnements éthiques, il faut pour comprendre
ce changement de civilisation s’en remettre à ceux qui défient le
temps et les modes, les artistes, ces créateurs dont l’anticipation et
la réflexion apparaissent, en ces temps d’immédiateté symbolisés,
consacrés par les réseaux sociaux, plus que salutaires. Questionner
notre monde donc, et sa machine, le système capitaliste.

Michelle Cotton, conservatrice du Mudam du Luxembourg, s’est
attelée, dans cette exposition absolument stupéfiante réunissant 21
artistes venus de dix-sept pays, à dresser le panorama de ce
changement d’époque et de paradigme. « Cette exposition présente le
travail d’artistes ayant des choses à dire à travers leurs œuvres. Elle
soulève certes de nombreuses questions sur différents sujets mais il ne
s’agit pas d’un manifeste. L’intention est surtout de ne pas se cantonner à
une seule idée, bien au contraire. » Combinant les esthétiques, des
sculptures libres de droits réalisées par imprimante 3D d’Oliver
Laric aux fascinants tableaux de Nick Relph en passant par la
performance d’Ei Arakawa sur l’euro ou le film Asian One (2018) de
Cao Fei, tous les artistes concourent à dresser le constat d’un système arrivé à son terme, et opérant de nombreuses mutations. Si
le titre volontairement accrocheur de Post-Capital ravirait
certainement nombre de penseurs que l’on retrouve dans le
catalogue qui tient également lieu d’essai, les artistes présentés dessinent avant tout le prisme d’une société dérégulée où la
présence de l’homme n’a jamais été autant marginalisée
qu’aujourd’hui dans l’économie de marché. « Pour certains, la relation
à l’économie est évidente, immédiate. Pour d’autres, elle est plus discrète
et plus profonde » poursuit Michelle Cotton. Mutations du travail
avec cette incroyable pointeuse numérique Handpunch de la
photographe américaine Cameron Rowland qui reconnaît les
empreintes d’employés afin de mesurer leur temps de travail ou cet
incroyable prototype de « cage pour travailleurs » de Simon Denny,
ces œuvres nous dévoile un système qui, après avoir épuisé toutes
ses ressources notamment naturelles, s’attaque à celle qu’il ne peut
contrôler : le temps.

Le capitalisme avait institué la propriété privée comme valeur
matricielle. Mais il a dû se résoudre à s’attaquer à la principale
d’entre elle, le corps, afin d’en faire une marchandise. Le basketteur
Sandy Perry s’est ainsi vu transformer sans son accord, en avatar de
jeu vidéo. Sa sœur jumelle Sondra, artiste américaine, décrypte et
stigmatise cette marchandisation du corps (IT’S IN THE GAME ’17 or
Mirror Gag for Vitrine Projection, 2018). Ce que confirme McKenzie
Wark dans sa contribution au catalogue : « nous avons tout
simplement épuisé les ressources planétaires pouvant être transformées
en marchandises. Désormais la marchandisation en est réduite à
cannibaliser ses propres moyens d’existence, tant naturels que sociaux. »

Dans cette lutte artistique pour dénoncer un capitalisme dévorant
ses propres enfants et notamment sa fille prodigue, la monnaie, dont
les dérives sont explicitées par le travail du français Mohamed
Bourouissa avec sa fabrication de pièces à l’effigie du rappeur Booba
(All-in, 2012), des interstices de résistances s’organisent. D’un état
des lieux, l’exposition avance ainsi quelques perspectives. Lara
Favaretto portant dans ses installations secrètes (Thinking-Head,
2017-ongoing), l’étendard d’une guérilla du savoir ou Hito Steyerl
avec ses jardinières collectives (FreePlots, 2019-ongoing), tentent
d’édifier des communs pour sortir de cette spirale mortifère.

Telle est la leçon de l’exposition : la fin de ce système est proche. A
l’image du MiG-21 enroulé d’une pizza liquéfiée de Roger Hiorns
(The retrospective view of a pathway, 2017-ongoing), d’une Union
soviétique perfusée de consumérisme, le capitalisme est sous
assistance respiratoire. Mais en disant cela, on ne dit pas grand-
chose car ces artistes, exerçant tant leur rôle de vigie que de guide,
nous interpellent : voulons-nous réellement, comme les
personnages de la fascinante installation de Liz Magic Laser (In Real
Life, 2019) qui se laissent filmer, que tout cela s’arrête ? Pas sûr…

Par Laurent Pfaadt

Post-Capital : Art et économie à l’ère du digital, MUDAM (Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean) jusqu’au 16 janvier 2022.

Post-Capital : A Reader, sous la direction de Michelle Coton avec notamment des textes de Shoshana Zuboff, Heike Geissler ou
McKenzie Wark, Mousse Publishing, 2021

A lire également : Shoshana Zuboff, l’Age du capitalisme de
surveillance, Zulma, 876 p.

Infographie de la Révolution française

C’est un peu le dessous des cartes historiques, celles qui traduisent
les mouvements de fonds, les grands bouleversements mais
également celles qui dévoilent les ambitions des uns et des autres.

Même les plus avertis se passionneront pour ce livre. Elaboré par
Jean-Clément Martin, éminent spécialiste de la Révolution française
– on lui doit une biographie de référence de Robespierre (Perrin,
2015) – et aidé du data designer Julien Peltier, ce livre fort
didactique permet d’embrasser la totalité de la Révolution française
d’un seul coup d’œil, de la replacer sur le temps long et non plus sur
quelques évènements isolés comme la mort du roi ou la Terreur.

Diagrammes, schémas, courtes biographies à l’appui, l’auteur nous
explique ainsi l’émergence du phénomène révolutionnaire, l’un des
éléments majeurs des siècles passés des histoires de France, de
l’Europe et du monde ainsi que ses développements. On y trouve
une foule de données – comme ces 17 000 guillotinés – mais
également les portraits des principaux acteurs, des plus connus
(Danton, Robespierre) à quelques figures singulières telles Jean-
Baptiste Carrier, actif à Nantes pendant la Terreur ou Stanislas-
Marie Maillard, le « grand juge de l’Abbaye ». L’ouvrage passe
aisément des colonies et de l’esclavage à la disparition des femmes
de la sphère politique que la Révolution française ambitionnait
pourtant d’émanciper et à la guerre intérieure et extérieure, et
permet ainsi de comprendre les enjeux complexes et multidimensionnels de cette révolution.

Tous les enfants de la République pensent que la Révolution
française s’est achevée avec la mort de Robespierre sur l’échafaud le 9 Thermidor 1794. Or, l’ouvrage montre qu’il n’en fut rien et
décrypte brillamment la contre-révolution, phénomène marginalisé
dans l’historiographie française qui conduisit pourtant à la réaction
autoritaire du Directoire, du Consulat et finalement à l’Empire. C’est
véritablement l’une des grandes réussites de ce type d’ouvrage, celle
d’éclairer ces périodes charnières, ici en l’occurrence les années
1795-1799. Jean-Clément Martin explique ainsi parfaitement
l’évolution du terme de contre-révolutionnaire. D’opposant à la
Révolution au début de cette dernière, il est ensuite devenu un
terme générique pour qualifier tous les ennemis de la Révolution
avant de désigner les tenants d’un retour à une monarchie
inégalitaire. Grâce à lui, nous comprenons un peu mieux ces cartes
que jouèrent avec maestria les Talleyrand, Fouché et bien
évidemment Bonaparte.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Clément Martin, Julien Peltier, Infographie de la Révolution française,
Aux éditions Passés composés, 128 p.

75 ans ? By Jove !

A l’occasion de la sortie du nouvel album de Blake et Mortimer, retour sur les 75 ans de l’un des duos les plus célèbres de la bande-dessinée

Une fois de plus les Espadons vont devoir décider du sort du monde.
75 ans, presque jour pour jour après la première publication du
Secret de l’espadon, le 26 septembre 1946, première aventure du duo
désormais mondialement célèbre, ressort cette suite concoctée par
les héritiers d’Edgar P. Jacobs. « Au terme des 142 planches du Secret
de l’Espadon, la signature d’Edgar P. Jacobs s’est taillé une portion de
légende auprès des jeunes Belges qui, chaque jeudi, se plongent avec
délices dans la lecture de leur journal » écrivent Benoît Mouchart et François Rivière, les biographes de Jacobs. Parmi ces jeunes
lecteurs, l’un d’eux, Jean Van Hamme, ne savait pas encore qu’il allait
être le successeur de Jacobs : « J’étais fasciné par le dessin d’Edgar P.
Jacobs, par le Golden Rocket et par l’Aile Rouge. Je n’avais jamais lu une
histoire aussi réaliste ! »

Après le succès du Secret de l’Espadon, Edgar P. Jacobs enchaîna avec
des albums devenus cultes comme les deux tomes du Mystère de la
grande pyramide (1954-1955), la Marque jaune (1956) ou S.O.S.
Météores (1958-1959), suscitant jusqu’à la jalousie du grand Hergé.
« Les deux hommes s’appréciaient à l’évidence, mais ils entretenaient de
curieux rapports entre fascination et répulsion » lit-on toujours dans la
biographie de Benoît Mouchart et François Rivière. Il faut dire
qu’après avoir travaillé sur plusieurs albums de Tintin notamment le
Sceptre d’Ottokar et apparaissant même dans les Cigares du pharaon,
Jacobs s’était émancipé d’Hergé.

Pourtant, Jacobs ne se voyait pas auteur de bande-dessinées mais
plutôt…chanteur d’opéra. Pour autant, c’est un véritable opéra de
papier – titre de son autobiographie – qu’il composa, un opéra
comportant une dizaine d’actes. Ses personnages, Philippe Mortimer
et Francis Blake forment aujourd’hui l’un des duos les plus célèbres
de la littérature mondiale. Un duo complémentaire entre un
professeur peu académique et un militaire dandy parvenu à la tête
du MI-5, le service de renseignement britannique, dans ce dernier opus. A ce duo se rajoute une pléiade de seconds rôles magnifiques,
à commencer par le colonel Olrik, mercenaire au service des forces
du mal devenu par la suite un allié de Mortimer ou Jonathan
Septimus, archétype du savant fou méprisé et désireux de détruire le monde pour se venger. Ces personnages inventés par Edgar P.
Jacobs nous accompagnent ainsi depuis 75 ans et cette fascination
n’a jamais faibli. D’Hubert Védrine, ancien ministre des affaires
étrangères, auteur d’une biographie non autorisée d’Olrik à Pierre
Lungheretti, directeur général de la cité internationale de la bande-
dessinée et de l’image, ils sont des millions à travers le monde à
attendre chaque nouvelle aventure. Jusqu’à ne plus savoir où se
trouve la frontière entre mythe et réalité. Mais a-t-elle vraiment
existé car Jacobs comme Hergé s’inspirait de la réalité pour
construire leurs héros ? Est-ce après sa rencontre avec Olrik au
théâtre de la Monnaie à Bruxelles en janvier 1938 comme le
rappellent Hubert et Laurent Védrine, que Jacobs signa ce pacte
avec Blake et Mortimer ? Assurément.

La mort de Jacobs en 1987 après un dernier album décevant
(L’Affaire du collier) n’a, à l’instar de celles de Goscinny et d’Uderzo,
pas tari l’engouement pour Blake et Mortimer, signe que nos deux
héros, orphelins de leur créateur, ont continué leur vie malgré le
refus de Jacobs. Le deuil a duré près de dix ans avant que Blake et
Mortimer ne réapparaissent en 1996 dans l’Affaire Francis Blake sous
les traits de Ted Benoit accompagné de Jean Van Hamme, autre
légende de la bande-dessinée, créateur notamment de Thorgal, XIII
et Largo Winch, et qui signe d’ailleurs le scénario de ce 28e opus.
Suivront parmi les albums les plus remarqués, l’Etrange rendez-vous
(2001), la Malédiction des Trente deniers (2009-2010) ou La Vallée des
Immortels (2018-2019) avec une équipe d’une demi-douzaine de
scénaristes et de dessinateurs parmi lesquels Jean Dufaux qui
resuscita Septimus (L’onde Septimus, Le cri du Moloch), Peter van
Dongen et Teun Berserik à l’œuvre dans La Vallée des Immortels et le
Dernier Espadon, et André Julliard pour ne citer qu’eux.

Alors oui, on a décrié Jacobs pour ses gros pavés explicatifs et les
plus jeunes se plaignent parfois qu’« il y a trop de choses à lire » (dixit
un certain Elias, dix ans). Les puristes de la ligne claire peuvent
également arguer qu’il s’est légèrement dévié du dogme avec ses
ombres portées, il n’empêche : le goût de l’aventure et ces histoires
patinées de science-fiction et d’espionnage achèvent
immédiatement de conquérir les plus réticents. Et Le dernier Espadon
ne devrait certainement pas faire exception. A 75 ans, c’est de
formidables jeunes hommes qui s’apprêtent, une fois de plus, à
sauver le monde.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Jean Van Hamme, Teun Berserik, Peter Van Dongen, Blake & Mortimer – Tome 28 – Le Dernier Espadon, Dargaud, 64 p.

Benoît Mouchart et François Rivière, Edgar P. Jacobs: Un pacte avec Blake et Mortimer, les Impressions nouvelles, 400 p.

Hubert Védrine, Laurent Védrine, Olrik, la biographie non autorisée, Fayard-Pluriel, 240 p.

La panthère des neiges

Double actualité pour Vincent Munier avec la sortie le 15
décembre de son film au cinéma et une exposition de ses photos au
Siège du Conseil Régional de Strasbourg, jusqu’au 8 janvier 2022.

© Haut et Court

Originaire d’Epinal, les Vosges ont été son premier terrain
d’exploration de la nature sauvage, dès lors qu’il s’est vu offrir à 12
ans un appareil photo par son père, lui-même naturaliste qui l’a initié
très tôt à la beauté de la nature. Des Vosges en passant par
l’Arctique jusqu’au Tibet, Vincent Munier continue de s’émerveiller
autant devant un loup, un ours, un aigle ou un bouvreuil. Sa panthère
des neiges a fait l’objet d’une quête qui l’a conduit à faire cinq fois le
voyage au cœur des hauts plateaux tibétains.  Il savait où elle se
trouvait mais quand voudrait-elle bien se montrer ?

Avec l’écrivain et aventurier Sylvain Tesson qui a écrit un livre
éponyme sur ce voyage (Gallimard – Prix Renaudot 2019), ils sont
partis sur les traces de cette panthère, Marie Amiguet à la caméra.
Le film est assurément une aventure en soi pour le spectateur,
amené à s’identifier à Sylvain Tesson, le candide de l’expédition que
Vincent Munier initie à l’art de l’affût et à « lire » la nature, décrypter
les roches pour discerner les animaux qui s’y fondent par leur
plumage ou pelage, pratiquant le parfait camouflage pour un œil non
averti. C’est en développant une photo après un précédent voyage que Vincent Munier a découvert que la panthère le regardait, ses
petites oreilles dépassant d’un rocher. Elle l’avait observé, il ne
l’avait pas vue. Cette photo est exposée à la Région. A ce jeu de
cache-cache, les hommes sont bien vulnérables.  Si le film est une
ode à la nature sauvage, c’est aussi le lieu de rappeler à quel point
l’homme est délétère et coupable de sa destruction. Restent des
animaux qui ont survécu à l’anthropocène comme le yack sauvage
que les hommes préhistoriques ont peints dans les grottes et qui
sont parmi les plans les plus beaux du film, comme des guerriers
casqués, des gardiens éternels d’une Nature toujours plus abimée.
Le film est ponctué par des plans fixes, des photos qui plein écran
nous submergent par leur force. L’émotion face au Beau serait-elle
plus constructive pour agir en faveur de l’écologie que l’émotion née
du rejet et de l’horreur ? Les avant-premières de La panthère des neiges font salles combles avec de très nombreux enfants. Ils sont les
citoyens de demain. Gageons que des films comme celui-là feront
bouger les consciences !

Par Elsa Nagel

Un film de Marie Amiguet et Vincent Munier

Next Door

Le public du Festival Augenblick 2021 ne s’y est pas trompé en
primant ce 1er film de Daniel Brühl qui offre une partition à la
lisière de la tragi-comédie. Révélé dans Good by Lenin puis
Inglorious Basterds de Tarantino, la star du cinéma allemand a aussi
participé au film plus confidentiel de Julie Delpy, 2 Days in Paris, et
à l’univers Marvel de Captain America. L’amoureux de son art qui ne
connaît ni les frontières géographiques ni celles des genres au
cinéma a nourri de son expérience son personnage plein
d’autodérision qu’il joue dans Next Door qu’il a réalisé et dont il a
signé le scénario avec Daniel Kehlmann.

Next Door Daniel Brühl, Peter Kurth
© 2021 Amusement Park Film GmbH / Warner Bros. Ent. GmbH / Reiner Bajo

Il y a dix ans, Daniel Brühl a eu l’idée de ce film quand il vivait à
Barcelone. Il était dans un bar à Tapas quand un homme baraqué l’a
dévisagé avec un air à la Sergio Leone puis lui a adressé la parole.
L’idée est née que cet homme était un ouvrier qui l’observait dans
son appartement, sur le principe de Fenêtre sur cour de Hitchcock. Puis Daniel Brühl est venu vivre à Berlin où nombre de quartiers
connaissent la gentrification depuis la chute du mur, avec
notamment des petits restaurants qui ne payent pas de mine,
vestiges d’une Allemagne de l’Est condamnés à disparaître, avec des
Berlinois déçus par les promesses non tenues des politiciens.

C’est dans un de ces restaurants que Daniel, un acteur riche et
célèbre va patienter, en attendant le chauffeur de taxi qui le
conduira à l’aéroport pour aller à Londres où un casting décidera s’il
aura le prochain rôle qu’il espère, dans un Marvel. Mais un homme l’a
suivi, son voisin dont il fait la connaissance et dont il ne sait rien,
tandis que Bruno, cet homme mystérieux, sait absolument tout de
lui et de sa famille. L’attente de Daniel va virer au cauchemar.

Pour son personnage, Daniel Brühl avait d’abord pensé à un
architecte ou un homme politique mais c’est le métier d’acteur dont
il savait le mieux parler. Tant mieux pour nous, spectateur qui a vu
les films auxquels il est fait référence. Amusantes aussi sont ses
postures de comédien connu et reconnu, voulant à la fois être
discret et vexé quand un couple lui demande de prendre une photo
alors que c’est d’eux seuls qu’il s’agit. Et quand Bruno lui propose de
lui faire répéter ses dialogues pour le casting, Daniel est déconcerté
face à cet homme qui lui donne la réplique tout en le jugeant. Bruno
a connu les méthodes de la Stasi dont il a été lui-même victime alors
qu’il espionne à son tour Daniel et son entourage. Aujourd’hui, les
outils technologiques permettent de tout savoir sur les autres et en
même temps, tout le monde est avide de tout savoir sur son voisin.
Cependant, que sait Daniel de ses proches et que sait-il de lui-
même ? Entre les deux personnages, la tension est palpable avec des
rebondissements inattendus. Dans le huis clos du restaurant comme
dans un saloon de Western, les deux hommes se toisent,
s’invectivent. La raison de l’acharnement de Bruno contre Daniel est
terrible et dérisoire, le symptôme de deux mondes qui cohabitent et
s’ignorent. Peter Kurth confère à Bruno une force de présence
impressionnante. Daniel Brühl le voulait absolument pour le rôle. 24
heures après avoir reçu le scénario, Peter Kurth l’a appelé pour dire
« oui » et il lui a dit de le rejoindre dans son bar, à l’Est. Ce qu’a fait
Daniel Brühl  : « J’y étais ! J’étais dans mon film ! » Et l’alchimie entre
eux a opéré.

Par Elsa Nagel

Un film de Daniel Brühl

Le dernier afghan

Avec Le dernier afghan, embarquez non pas dans un train mais dans le
fourgon des convoyeurs de fonds d’un centre commercial de
Batouïev. Les Afghans sont un réseau d’anciens militaires
soviétiques de la guerre d’Afghanistan revenus à la vie civile. Entre
eux existe une fraternité comme l’explique un ancien commandant
devenu parrain de la pègre : « Un flic afghan couvrira tes arrières. Un
bandit afghan ne s’en prendra pas à toi ». L’un des convoyeurs, un
ancien afghan, Guerman dit « l’Allemand » va pourtant briser cette
fraternité en dérobant le butin et filer dans la nature. S’ensuit alors
une chasse à l’homme absolument palpitante car pour Guerman, il
n’y a que deux possibilités : la disparition ou la mort.

A travers ce récit où se mêlent violence et désillusions, Alexei Ivanov
dresse le portrait d’une Russie rongée par le crime organisé et la
corruption, une Russie où le plomb dont on faisait les cercueils pour
les morts d’Afghanistan sert désormais à armer les vivants. C’est une
gangrène que nous dépeint l’auteur, celle d’un homme revenu de la
guerre, celle d’une mémoire bafouée, celle enfin d’un monde passé
du communisme au capitalisme sans lois où les anciennes structures
étatiques ont servi de fondations aux futures mafias. Les frontières
entre l’ordre et le désordre n’existent plus. Et les héros sont fatigués.

Par Laurent Pfaadt

Alexeï Ivanov, Le dernier afghan, traduit du russe par Raphaëlle Pache
Rivages noir, 640 p.

Le Metropol

Qui dit train, dit hôtel. Et celui dans lequel l’écrivain allemand, Eugen
Ruge, auteur du somptueux Quand la lumière décline (Les Escales,
2012) nous emmène, est un peu particulier. Il s’agit du Metropol, cet
hôtel moscovite qui accueillit sous Staline, étrangers se rendant en
URSS et caciques du régime. Il devint ainsi une sorte de prison dorée
avec ses menus et grands plaisirs. Dans l’une des chambres donnant
vue sur la sinistre Loubianka, prison où les opposants étaient
exécutés, vivent Charlotte et son mari Wilhelm, espion du NKVD,
qui ont fui l’Allemagne nazie.

L’action du livre se déroule durant les grandes purges staliniennes,
entre 1936 et 1938. Et Charlotte n’est autre que l’avatar de la
propre grand-mère de l’auteur. Dans ce huis clos oppressant où le
Metropol est, à l’instar de l’Overlook de Shining, un personnage à lui
seul, les êtres disparaissent, absorbés, écrasés par la machine de
terreur soviétique dont le grand inquisiteur, Vassili Vassilievich
Ulrich, vit un étage au-dessus de Charlotte. Et devant les sièges
restés vides lors des repas, l’angoisse saisit bientôt cette dernière. Et si elle et Wilhelm étaient les prochains ? Staline ne devrait-il pas être
au courant de ce qui se passe ici ? Car bien évidemment, il n’est pas
au courant…A travers cette fiction qui emprunte des éléments
autobiographiques, Eugen Ruge dépeint l’aveuglement idéologique
d’hommes et de femmes adhérant à un régime totalitaire ainsi que la
terrible mécanique intellectuelle de fabrication des coupables.

Par Laurent Pfaadt

Eugen Ruge, Le Metropol
Aux éditions Actes Sud/Jacqueline Chambon, 352 p
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