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Infographie de la Révolution française

C’est un peu le dessous des cartes historiques, celles qui traduisent
les mouvements de fonds, les grands bouleversements mais
également celles qui dévoilent les ambitions des uns et des autres.

Même les plus avertis se passionneront pour ce livre. Elaboré par
Jean-Clément Martin, éminent spécialiste de la Révolution française
– on lui doit une biographie de référence de Robespierre (Perrin,
2015) – et aidé du data designer Julien Peltier, ce livre fort
didactique permet d’embrasser la totalité de la Révolution française
d’un seul coup d’œil, de la replacer sur le temps long et non plus sur
quelques évènements isolés comme la mort du roi ou la Terreur.

Diagrammes, schémas, courtes biographies à l’appui, l’auteur nous
explique ainsi l’émergence du phénomène révolutionnaire, l’un des
éléments majeurs des siècles passés des histoires de France, de
l’Europe et du monde ainsi que ses développements. On y trouve
une foule de données – comme ces 17 000 guillotinés – mais
également les portraits des principaux acteurs, des plus connus
(Danton, Robespierre) à quelques figures singulières telles Jean-
Baptiste Carrier, actif à Nantes pendant la Terreur ou Stanislas-
Marie Maillard, le « grand juge de l’Abbaye ». L’ouvrage passe
aisément des colonies et de l’esclavage à la disparition des femmes
de la sphère politique que la Révolution française ambitionnait
pourtant d’émanciper et à la guerre intérieure et extérieure, et
permet ainsi de comprendre les enjeux complexes et multidimensionnels de cette révolution.

Tous les enfants de la République pensent que la Révolution
française s’est achevée avec la mort de Robespierre sur l’échafaud le 9 Thermidor 1794. Or, l’ouvrage montre qu’il n’en fut rien et
décrypte brillamment la contre-révolution, phénomène marginalisé
dans l’historiographie française qui conduisit pourtant à la réaction
autoritaire du Directoire, du Consulat et finalement à l’Empire. C’est
véritablement l’une des grandes réussites de ce type d’ouvrage, celle
d’éclairer ces périodes charnières, ici en l’occurrence les années
1795-1799. Jean-Clément Martin explique ainsi parfaitement
l’évolution du terme de contre-révolutionnaire. D’opposant à la
Révolution au début de cette dernière, il est ensuite devenu un
terme générique pour qualifier tous les ennemis de la Révolution
avant de désigner les tenants d’un retour à une monarchie
inégalitaire. Grâce à lui, nous comprenons un peu mieux ces cartes
que jouèrent avec maestria les Talleyrand, Fouché et bien
évidemment Bonaparte.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Clément Martin, Julien Peltier, Infographie de la Révolution française,
Aux éditions Passés composés, 128 p.

75 ans ? By Jove !

A l’occasion de la sortie du nouvel album de Blake et Mortimer, retour sur les 75 ans de l’un des duos les plus célèbres de la bande-dessinée

Une fois de plus les Espadons vont devoir décider du sort du monde.
75 ans, presque jour pour jour après la première publication du
Secret de l’espadon, le 26 septembre 1946, première aventure du duo
désormais mondialement célèbre, ressort cette suite concoctée par
les héritiers d’Edgar P. Jacobs. « Au terme des 142 planches du Secret
de l’Espadon, la signature d’Edgar P. Jacobs s’est taillé une portion de
légende auprès des jeunes Belges qui, chaque jeudi, se plongent avec
délices dans la lecture de leur journal » écrivent Benoît Mouchart et François Rivière, les biographes de Jacobs. Parmi ces jeunes
lecteurs, l’un d’eux, Jean Van Hamme, ne savait pas encore qu’il allait
être le successeur de Jacobs : « J’étais fasciné par le dessin d’Edgar P.
Jacobs, par le Golden Rocket et par l’Aile Rouge. Je n’avais jamais lu une
histoire aussi réaliste ! »

Après le succès du Secret de l’Espadon, Edgar P. Jacobs enchaîna avec
des albums devenus cultes comme les deux tomes du Mystère de la
grande pyramide (1954-1955), la Marque jaune (1956) ou S.O.S.
Météores (1958-1959), suscitant jusqu’à la jalousie du grand Hergé.
« Les deux hommes s’appréciaient à l’évidence, mais ils entretenaient de
curieux rapports entre fascination et répulsion » lit-on toujours dans la
biographie de Benoît Mouchart et François Rivière. Il faut dire
qu’après avoir travaillé sur plusieurs albums de Tintin notamment le
Sceptre d’Ottokar et apparaissant même dans les Cigares du pharaon,
Jacobs s’était émancipé d’Hergé.

Pourtant, Jacobs ne se voyait pas auteur de bande-dessinées mais
plutôt…chanteur d’opéra. Pour autant, c’est un véritable opéra de
papier – titre de son autobiographie – qu’il composa, un opéra
comportant une dizaine d’actes. Ses personnages, Philippe Mortimer
et Francis Blake forment aujourd’hui l’un des duos les plus célèbres
de la littérature mondiale. Un duo complémentaire entre un
professeur peu académique et un militaire dandy parvenu à la tête
du MI-5, le service de renseignement britannique, dans ce dernier opus. A ce duo se rajoute une pléiade de seconds rôles magnifiques,
à commencer par le colonel Olrik, mercenaire au service des forces
du mal devenu par la suite un allié de Mortimer ou Jonathan
Septimus, archétype du savant fou méprisé et désireux de détruire le monde pour se venger. Ces personnages inventés par Edgar P.
Jacobs nous accompagnent ainsi depuis 75 ans et cette fascination
n’a jamais faibli. D’Hubert Védrine, ancien ministre des affaires
étrangères, auteur d’une biographie non autorisée d’Olrik à Pierre
Lungheretti, directeur général de la cité internationale de la bande-
dessinée et de l’image, ils sont des millions à travers le monde à
attendre chaque nouvelle aventure. Jusqu’à ne plus savoir où se
trouve la frontière entre mythe et réalité. Mais a-t-elle vraiment
existé car Jacobs comme Hergé s’inspirait de la réalité pour
construire leurs héros ? Est-ce après sa rencontre avec Olrik au
théâtre de la Monnaie à Bruxelles en janvier 1938 comme le
rappellent Hubert et Laurent Védrine, que Jacobs signa ce pacte
avec Blake et Mortimer ? Assurément.

La mort de Jacobs en 1987 après un dernier album décevant
(L’Affaire du collier) n’a, à l’instar de celles de Goscinny et d’Uderzo,
pas tari l’engouement pour Blake et Mortimer, signe que nos deux
héros, orphelins de leur créateur, ont continué leur vie malgré le
refus de Jacobs. Le deuil a duré près de dix ans avant que Blake et
Mortimer ne réapparaissent en 1996 dans l’Affaire Francis Blake sous
les traits de Ted Benoit accompagné de Jean Van Hamme, autre
légende de la bande-dessinée, créateur notamment de Thorgal, XIII
et Largo Winch, et qui signe d’ailleurs le scénario de ce 28e opus.
Suivront parmi les albums les plus remarqués, l’Etrange rendez-vous
(2001), la Malédiction des Trente deniers (2009-2010) ou La Vallée des
Immortels (2018-2019) avec une équipe d’une demi-douzaine de
scénaristes et de dessinateurs parmi lesquels Jean Dufaux qui
resuscita Septimus (L’onde Septimus, Le cri du Moloch), Peter van
Dongen et Teun Berserik à l’œuvre dans La Vallée des Immortels et le
Dernier Espadon, et André Julliard pour ne citer qu’eux.

Alors oui, on a décrié Jacobs pour ses gros pavés explicatifs et les
plus jeunes se plaignent parfois qu’« il y a trop de choses à lire » (dixit
un certain Elias, dix ans). Les puristes de la ligne claire peuvent
également arguer qu’il s’est légèrement dévié du dogme avec ses
ombres portées, il n’empêche : le goût de l’aventure et ces histoires
patinées de science-fiction et d’espionnage achèvent
immédiatement de conquérir les plus réticents. Et Le dernier Espadon
ne devrait certainement pas faire exception. A 75 ans, c’est de
formidables jeunes hommes qui s’apprêtent, une fois de plus, à
sauver le monde.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Jean Van Hamme, Teun Berserik, Peter Van Dongen, Blake & Mortimer – Tome 28 – Le Dernier Espadon, Dargaud, 64 p.

Benoît Mouchart et François Rivière, Edgar P. Jacobs: Un pacte avec Blake et Mortimer, les Impressions nouvelles, 400 p.

Hubert Védrine, Laurent Védrine, Olrik, la biographie non autorisée, Fayard-Pluriel, 240 p.

La panthère des neiges

Double actualité pour Vincent Munier avec la sortie le 15
décembre de son film au cinéma et une exposition de ses photos au
Siège du Conseil Régional de Strasbourg, jusqu’au 8 janvier 2022.

© Haut et Court

Originaire d’Epinal, les Vosges ont été son premier terrain
d’exploration de la nature sauvage, dès lors qu’il s’est vu offrir à 12
ans un appareil photo par son père, lui-même naturaliste qui l’a initié
très tôt à la beauté de la nature. Des Vosges en passant par
l’Arctique jusqu’au Tibet, Vincent Munier continue de s’émerveiller
autant devant un loup, un ours, un aigle ou un bouvreuil. Sa panthère
des neiges a fait l’objet d’une quête qui l’a conduit à faire cinq fois le
voyage au cœur des hauts plateaux tibétains.  Il savait où elle se
trouvait mais quand voudrait-elle bien se montrer ?

Avec l’écrivain et aventurier Sylvain Tesson qui a écrit un livre
éponyme sur ce voyage (Gallimard – Prix Renaudot 2019), ils sont
partis sur les traces de cette panthère, Marie Amiguet à la caméra.
Le film est assurément une aventure en soi pour le spectateur,
amené à s’identifier à Sylvain Tesson, le candide de l’expédition que
Vincent Munier initie à l’art de l’affût et à « lire » la nature, décrypter
les roches pour discerner les animaux qui s’y fondent par leur
plumage ou pelage, pratiquant le parfait camouflage pour un œil non
averti. C’est en développant une photo après un précédent voyage que Vincent Munier a découvert que la panthère le regardait, ses
petites oreilles dépassant d’un rocher. Elle l’avait observé, il ne
l’avait pas vue. Cette photo est exposée à la Région. A ce jeu de
cache-cache, les hommes sont bien vulnérables.  Si le film est une
ode à la nature sauvage, c’est aussi le lieu de rappeler à quel point
l’homme est délétère et coupable de sa destruction. Restent des
animaux qui ont survécu à l’anthropocène comme le yack sauvage
que les hommes préhistoriques ont peints dans les grottes et qui
sont parmi les plans les plus beaux du film, comme des guerriers
casqués, des gardiens éternels d’une Nature toujours plus abimée.
Le film est ponctué par des plans fixes, des photos qui plein écran
nous submergent par leur force. L’émotion face au Beau serait-elle
plus constructive pour agir en faveur de l’écologie que l’émotion née
du rejet et de l’horreur ? Les avant-premières de La panthère des neiges font salles combles avec de très nombreux enfants. Ils sont les
citoyens de demain. Gageons que des films comme celui-là feront
bouger les consciences !

Par Elsa Nagel

Un film de Marie Amiguet et Vincent Munier

Next Door

Le public du Festival Augenblick 2021 ne s’y est pas trompé en
primant ce 1er film de Daniel Brühl qui offre une partition à la
lisière de la tragi-comédie. Révélé dans Good by Lenin puis
Inglorious Basterds de Tarantino, la star du cinéma allemand a aussi
participé au film plus confidentiel de Julie Delpy, 2 Days in Paris, et
à l’univers Marvel de Captain America. L’amoureux de son art qui ne
connaît ni les frontières géographiques ni celles des genres au
cinéma a nourri de son expérience son personnage plein
d’autodérision qu’il joue dans Next Door qu’il a réalisé et dont il a
signé le scénario avec Daniel Kehlmann.

Next Door Daniel Brühl, Peter Kurth
© 2021 Amusement Park Film GmbH / Warner Bros. Ent. GmbH / Reiner Bajo

Il y a dix ans, Daniel Brühl a eu l’idée de ce film quand il vivait à
Barcelone. Il était dans un bar à Tapas quand un homme baraqué l’a
dévisagé avec un air à la Sergio Leone puis lui a adressé la parole.
L’idée est née que cet homme était un ouvrier qui l’observait dans
son appartement, sur le principe de Fenêtre sur cour de Hitchcock. Puis Daniel Brühl est venu vivre à Berlin où nombre de quartiers
connaissent la gentrification depuis la chute du mur, avec
notamment des petits restaurants qui ne payent pas de mine,
vestiges d’une Allemagne de l’Est condamnés à disparaître, avec des
Berlinois déçus par les promesses non tenues des politiciens.

C’est dans un de ces restaurants que Daniel, un acteur riche et
célèbre va patienter, en attendant le chauffeur de taxi qui le
conduira à l’aéroport pour aller à Londres où un casting décidera s’il
aura le prochain rôle qu’il espère, dans un Marvel. Mais un homme l’a
suivi, son voisin dont il fait la connaissance et dont il ne sait rien,
tandis que Bruno, cet homme mystérieux, sait absolument tout de
lui et de sa famille. L’attente de Daniel va virer au cauchemar.

Pour son personnage, Daniel Brühl avait d’abord pensé à un
architecte ou un homme politique mais c’est le métier d’acteur dont
il savait le mieux parler. Tant mieux pour nous, spectateur qui a vu
les films auxquels il est fait référence. Amusantes aussi sont ses
postures de comédien connu et reconnu, voulant à la fois être
discret et vexé quand un couple lui demande de prendre une photo
alors que c’est d’eux seuls qu’il s’agit. Et quand Bruno lui propose de
lui faire répéter ses dialogues pour le casting, Daniel est déconcerté
face à cet homme qui lui donne la réplique tout en le jugeant. Bruno
a connu les méthodes de la Stasi dont il a été lui-même victime alors
qu’il espionne à son tour Daniel et son entourage. Aujourd’hui, les
outils technologiques permettent de tout savoir sur les autres et en
même temps, tout le monde est avide de tout savoir sur son voisin.
Cependant, que sait Daniel de ses proches et que sait-il de lui-
même ? Entre les deux personnages, la tension est palpable avec des
rebondissements inattendus. Dans le huis clos du restaurant comme
dans un saloon de Western, les deux hommes se toisent,
s’invectivent. La raison de l’acharnement de Bruno contre Daniel est
terrible et dérisoire, le symptôme de deux mondes qui cohabitent et
s’ignorent. Peter Kurth confère à Bruno une force de présence
impressionnante. Daniel Brühl le voulait absolument pour le rôle. 24
heures après avoir reçu le scénario, Peter Kurth l’a appelé pour dire
« oui » et il lui a dit de le rejoindre dans son bar, à l’Est. Ce qu’a fait
Daniel Brühl  : « J’y étais ! J’étais dans mon film ! » Et l’alchimie entre
eux a opéré.

Par Elsa Nagel

Un film de Daniel Brühl

Le dernier afghan

Avec Le dernier afghan, embarquez non pas dans un train mais dans le
fourgon des convoyeurs de fonds d’un centre commercial de
Batouïev. Les Afghans sont un réseau d’anciens militaires
soviétiques de la guerre d’Afghanistan revenus à la vie civile. Entre
eux existe une fraternité comme l’explique un ancien commandant
devenu parrain de la pègre : « Un flic afghan couvrira tes arrières. Un
bandit afghan ne s’en prendra pas à toi ». L’un des convoyeurs, un
ancien afghan, Guerman dit « l’Allemand » va pourtant briser cette
fraternité en dérobant le butin et filer dans la nature. S’ensuit alors
une chasse à l’homme absolument palpitante car pour Guerman, il
n’y a que deux possibilités : la disparition ou la mort.

A travers ce récit où se mêlent violence et désillusions, Alexei Ivanov
dresse le portrait d’une Russie rongée par le crime organisé et la
corruption, une Russie où le plomb dont on faisait les cercueils pour
les morts d’Afghanistan sert désormais à armer les vivants. C’est une
gangrène que nous dépeint l’auteur, celle d’un homme revenu de la
guerre, celle d’une mémoire bafouée, celle enfin d’un monde passé
du communisme au capitalisme sans lois où les anciennes structures
étatiques ont servi de fondations aux futures mafias. Les frontières
entre l’ordre et le désordre n’existent plus. Et les héros sont fatigués.

Par Laurent Pfaadt

Alexeï Ivanov, Le dernier afghan, traduit du russe par Raphaëlle Pache
Rivages noir, 640 p.

Le Metropol

Qui dit train, dit hôtel. Et celui dans lequel l’écrivain allemand, Eugen
Ruge, auteur du somptueux Quand la lumière décline (Les Escales,
2012) nous emmène, est un peu particulier. Il s’agit du Metropol, cet
hôtel moscovite qui accueillit sous Staline, étrangers se rendant en
URSS et caciques du régime. Il devint ainsi une sorte de prison dorée
avec ses menus et grands plaisirs. Dans l’une des chambres donnant
vue sur la sinistre Loubianka, prison où les opposants étaient
exécutés, vivent Charlotte et son mari Wilhelm, espion du NKVD,
qui ont fui l’Allemagne nazie.

L’action du livre se déroule durant les grandes purges staliniennes,
entre 1936 et 1938. Et Charlotte n’est autre que l’avatar de la
propre grand-mère de l’auteur. Dans ce huis clos oppressant où le
Metropol est, à l’instar de l’Overlook de Shining, un personnage à lui
seul, les êtres disparaissent, absorbés, écrasés par la machine de
terreur soviétique dont le grand inquisiteur, Vassili Vassilievich
Ulrich, vit un étage au-dessus de Charlotte. Et devant les sièges
restés vides lors des repas, l’angoisse saisit bientôt cette dernière. Et si elle et Wilhelm étaient les prochains ? Staline ne devrait-il pas être
au courant de ce qui se passe ici ? Car bien évidemment, il n’est pas
au courant…A travers cette fiction qui emprunte des éléments
autobiographiques, Eugen Ruge dépeint l’aveuglement idéologique
d’hommes et de femmes adhérant à un régime totalitaire ainsi que la
terrible mécanique intellectuelle de fabrication des coupables.

Par Laurent Pfaadt

Eugen Ruge, Le Metropol
Aux éditions Actes Sud/Jacqueline Chambon, 352 p
.

Années de guerre

Après cette étape roumaine, notre train progresse un peu plus vers l’Est, en pleine seconde guerre mondiale avec l’un des plus grands
écrivains du 20e siècle, Vassili Grossman. En 1993 paraissait une
première version des articles qu’il publia entre 1942 et 1945 comme
correspondant de guerre pour L’Etoile rouge (Krasnaia Zvezda). Le
futur auteur de Pour une juste cause et de Vie et Destin n’a pas encore
rompu avec le régime soviétique et certains passages obligés
doivent encore satisfaire au régime. La version éditée cette année
débarrasse l’œuvre de ses oripeaux idéologiques et l’éditeur a fait
appel à Mathias Enard, prix Goncourt 2015, pour remettre la
littérature au centre du récit et « lire, à travers l’exemple de Grossman,
en filigrane, la tragédie que furent les vies, littéraires et personnelles, de
nombreux écrivains soviétiques, sous la pression du régime. »

La puissance des mots de Grossman, ainsi libérée, explose
littéralement. Dans ces articles où le reportage côtoie la fiction se lit déjà le futur Vie et Destin, l’auteur évoque la bataille de Stalingrad, le
camp de Treblinka « auprès duquel l’enfer de Dante n’est qu’un jeu
inoffensif et futile de Satan » ou le fameux tireur d’élite soviétique,
Vassili Zaïtsev dont il contribua à façonner la légende. L’histoire à
hauteur d’homme donc par ce géant de la littérature du 20e siècle.
La littérature sculptée par l’histoire avec comme artiste, ce génie.

Par Laurent Pfaadt

Vassili Grossman, Années de guerre, préface de Mathias Enard,
Autrement, 336 p.

Le livre des nombres

Le train vient de s’arrêter au milieu de la campagne transylvanienne.
En pleine Roumanie. Les voyageurs se pressent aux fenêtres et
voient des paysans. Mais les démons qui les assaillent sont bien pires
que les vampires. Il s’agit des affres du 20e siècle qui vont, dans ce
roman magistral, s’acharner sur les quatre générations de cette
famille de gens simples. A travers l’histoire de cette saga qui
traverse tout le siècle dernier, la romancière roumaine Florina Ilis a
bâti, à travers la voix de son narrateur et des différents
interlocuteurs qui s’y agrègent, un véritable puzzle mémoriel. Avec
une langue puissante, elle suit une sorte de quête visant à lutter
contre l’oubli, celui du temps qui efface tout et qui plonge les êtres
dans les marécages de l’histoire jusqu’à disparaître, que leurs vies
furent tragiques, heureuses ou les deux à la fois. Creusant la
mémoire et le passé comme on déterre sans le savoir les restes d’un
cadavre, le lecteur avance avec elle, entre excitation de ressusciter
quelque chose et crainte que cette découverte ne vienne causer plus
de  dégâts. Mais le lecteur, conduit par Florina Ilis, avance malgré
tout car au final, pour ces paysans comme pour nous, le pire est
d’ignorer son passé. Car sans lui, pas de futur. Alors est-on passé à
côté d’un chef d’œuvre ? Assurément oui.

Par Laurent Pfaadt

Florina Ilis, Le livre des nombres, traduit du roumain par Marily le Nir
Aux éditions des Syrtes, 522 p.

M, l’homme de la providence

Le train que nous propose de prendre l’écrivain italien est un express
filant à toute vitesse vers Milan Centrale, cette gare fasciste
inaugurée le 1 juillet 1931 en compagnie du Duce. Dans ce second
tome qui couvre la première décennie (1922-1932) du pouvoir de
Mussolini et du fascisme, Antonio Scurati mène, une fois de plus, son
récit, à tombeau ouvert. Celui où M s’attache les bonnes grâces de
Dieu et de l’Eglise avec les accords du Latran, le 11 février 1929,
devenant ainsi selon les mots du pape Pie XI, « l’homme de la
Providence ». Celui où il exécuta la démocratie d’une balle dans la
tête. Celui enfin où le pouvoir devint le plus puissant des
aphrodisiaques.

Alternant une fois de plus les voix et les formes narratives, l’auteur
bâtit ainsi une cathédrale noire dans laquelle M se prit pour Dieu, où
Hitler et Churchill vinrent y prier tandis que Mussolini entassait
dans la crypte toutes ses victimes. Et ce 11 février 1929, « il semble
faire nuit à midi et, devant la basilique de Saint-Jean-de-Latran, dans la
lumière pâle de l’hiver, brouillée par la puissance sentimentale du chant,
la frontière séparant la gloire terrestre de la gloire divine s’efface ».

Par Laurent Pfaadt

Antonio Scurati, M, l’homme de la providence, traduit de l’italien par Nathalie Bauer
Les Arènes, 660 p.

Beaux jours

Première étape de notre voyage, les Etats-Unis avec la grande Joyce
Carol Oates. Montez dans le 11h17, ce train de banlieue reliant le
New Jersey à New York et qui concentre toute l’humanité de
l’écrivaine américaine. Asseyez-vous dans le wagon silencieux, l’une
des huit nouvelles de ce recueil et observez. Ici, un professeur
reconnaissant une ancienne élève ou là un artiste abusant
psychologiquement de son modèle, là encore une croisière, terrain
de règlements de comptes d’un couple. Ces récits sont autant
d’explorations des rapports humains, d’analyses des profondeurs de
notre intimité, d’auscultation des failles de notre altérité. Qu’il
s’agisse de sexe, de deuil comme cette novella d’une belle-mère prise
dans sa culpabilité entre son mari et sa belle-fille morte, ou de
sadisme, l’écrivaine américaine dépeint une fois de plus à merveille
la psyché humaine et les tensions qui la sous-tendent.

A chaque nouvelle, le lecteur est bluffé par cette capacité d’analyse
que Joyce Carol Oates transforme en matériau littéraire pour
échafauder des histoires qui mettent à nu ses personnages mais
surtout nous renvoient des miroirs pas très flatteurs. Ses phrases
claquent comme des sentences. « Dans le déclin et la chute des autres,
nous voyons une trajectoire naturelle, inévitable ; dans la nôtre, une
source d’incompréhension, de surprise et d’indignation ». Du grand art,
comme toujours.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Beaux jours, traduit de l’anglais par Christine Auché
Aux édition Philippe Rey, 411 p
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