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Le diable parle toutes les langues

Un vieillard revient sur sa vie passée. Il a du sang sur les mains. Et
pour cause : il a été le principal marchand d’armes du début du 20e
siècle. A travers ce livre où la fiction côtoie la réalité, un peu comme
l’avait fait Stephen Marlowe avec les mémoires de Christophe
Colomb, Jennifer Richard,  auteure du très beau Il est à toi ce beau
pays, trace le portait en clair-obscur de Basil Zaharoff, ce « marchand
de mort » comme le qualifia Romain Gary.

Voyageant en sa compagnie ainsi qu’avec sa femme Pilar, princesse
espagnole méprisable à souhait – car derrière tout grand homme, il y
a une femme et celle-ci est à la mesure de son double masculin c’est-
à-dire détestable – Jennifer Richard nous embarque dans un
tourbillon d’aventures aux quatre coins du globe avec quelques
scènes d’anthologie comme cette visite à Saint Pétersbourg en
compagnie de l’inventeur de la mitrailleuse Maxim qui faucha tant
de soldats durant le premier conflit mondial et que Zaharoff vendit
aux deux camps. Jamais d’empathie pour son personnage, pour cet
homme malgré ses doutes, sur le sens qu’il peine à donner à sa vie.
Juste une introspection au scalpel à l’heure où le puissant est
ramené à sa dimension humaine débarrassé de ses oripeaux. 

Archétype de l’opportuniste sans scrupules, Zaharoff ne recula
devant aucune compromission pour parvenir à ses fins : violence,
esclavagisme, meurtre, corruption. Au fil des pages, on se demande
finalement quel but poursuivit Zaharoff : enrichissement personnel ?
Quête de notabilité pour cet enfant des bas-fonds de
Constantinople  ou reconnaissance tant recherchée d’un homme
voué à détruire les autres ? Le lecteur n’obtiendra pas de réponses
car il n’y en a jamais pour les hommes sans morale nous dit l’auteure.

Et à l’instar de ces traces du désert algérien dans lequel Zaharoff
chercha l’or noir, sa mémoire vint à s’effacer. Zaharoff assista ainsi,
de son vivant, à son propre supplice, celui de tomber dans l’oubli. Car
le temps est le plus intraitable des marchands de mort. Il ne négocie
jamais et ses règles ne se discutent pas.

Celui qui a trahi tant de nations finit par être trahi par les siens. La
grande leçon de ce livre est là : le cynisme finit toujours par
consumer celui qui le manie. Zaharoff aurait aimé laissé une trace
dans l’histoire. Aujourd’hui qui se souvient encore de celui qui se prit
pour « Dieu » ? Personne. Ce livre magnifique, finaliste du Prix RTL-
Lire 2021, achève d’abattre un mythe construit sur des crânes. Avec
une plume. 

Par Laurent Pfaadt

Jennifer Richard, Le diable parle toutes les langues,
Chez Albin Michel, 432 p.

Soulages, Peintures 1946 – 2019

Soulages, Peinture huile sur toile 1970,
Collection privée. Photo Valérie Cardi

Neige Noire

Dès 1948 et l’exposition « Französische abstrakte Malerei » qui
tournera pendant un an, l’Allemagne saura mettre en avant
l’originalité et le talent du peintre, même pas trentenaire, né à
Rodez. Le Dr Dominick, initiateur de l’évènement, choisira même
une de ses toiles pour l’affiche. Suivront des invitations aux trois
premières éditions de la documenta à Kassel et c’est à Hanovre qu’a
lieu sa première rétrospective dès 1960.
Celle du Museum Frieder Burda qui rassemble une soixantaine
d’œuvres fait suite à celle organisée l’an passé au Louvre à l’occasion
du centenaire de l’artiste.

Brou de noix, ce presque noir, organique et naturel

Le corps de l’artiste – une énergie que prolonge le bras, la main, le
pinceau, l’outil – et cette couleur sombre et végétale s’approprie le
support – toile, papier, panneau de bois. Par le geste se cristallise un
intense surgissement. Une concentration qui confine au tellurique.
Essentiel : Soulages n’aime guère le mot abstrait – abstraire c’est enlever… Lui ajoute, construit, fabrique.

Outrenoir

La série Outrenoir (qui suggère cet autre bout du monde, mais aussi
son autre versant) va aller au bout de ce noir (cette non-couleur), va
chercher cet au-delà. Soulages réduit cette distance démesurée et
ramène sous les yeux du visiteur la quintessence du noir. Car s’il a
peu à peu réduit sa palette, il a densifié la matière : une épaisseur
exigeante, délicate et obstinée, tendue de stries verticales,
horizontales, obliques, rompues quelquefois, selon les toiles. Un noir
qui désormais couvre tout le support, se suffit à lui-même et capte la
lumière (même celle discrète de cet octobre pluvieux) transmuant ce
noir en une luxuriante palette. Moirures, irisations, arêtes
éclatantes, vif argent par endroits. C’est encore plus saisissant sur
ces grands panneaux suspendus : des « murs de lumière » irréels
comme une galaxie dont les visiteurs seraient les satellites. 
Outrenoir, entamée en 1979 – des grands formats dont trois
peintures verticales de quatre mètres de haut exposées l’an passé au
Louvre (ses derniers tableaux datés de 2019) –, accueille le visiteur
dans la grande salle du rez-de-chaussée.

Le voyage remonte le temps (et les étages)

Soulages, peinture, 31 mai 1961
Photo Cardi Valérie

Les toiles des années soixante et soixante-dix se permettent encore
d’autres couleurs, creusent le rouille, le rouge, le bleu, des couleurs
dont l’affleurement est d’autant plus cinglant qu’elles sont
colonisées par le noir. Et puis ces blancs, ces lacunes concédées au
papier, au tissu, au bois brut qu’enlumine, non pas des dorures
imagées, mais ce noir toujours qui capte la lumière et désavoue le
noir qui n’est jamais obscurité, mais vibration polychrome. Il y a une
ivresse du geste et cette omniprésence de la matière noire avec ce
jeu sur le support : la coulure, la craquelure – ce jeu sur le temps qui
passe et magnifie, le pari de la chimie qui transmue la liquide
peinture en solide pigment telle cette matière croûteuse des
libations versées sur les idoles africaines. Le jeu de la légèreté et de
la masse, la spatule qui lisse ou racle, la brosse qui zèbre ou le
couteau qui affouille. La tache, l’aplat, la traîne, le large, le généreux,
le délicat, le fibreux, le ferme et le trouble. Et la vibration de tout ça
qui projette dans l‘œil le blanc, le bois, la respiration du support.
Avec la signature discrète au bas de la toile vivante.

C’est une remontée vers les origines, pas seulement vers les
premières années du peintre, mais aussi celui de la matière. L’huile
des Outrenoir brillante, épaisse, dense confrontée à ce lavis végétal
(cette brou de noix entre 1946 et 1954) appliqué en légèreté
laissant apparaître par transparence le grain du support. Ou d’autres
pistes : le goudron sur du verre… Et ce changement d’échelle comme
si le noir était à l’étroit dans les petits formats du début, souvent du
papier, et exigeait ces formats gigantesques, presque en lévitation.
Remarquable constance de l’artiste qui, du noir au noir, sait se
renouveler, inventer en creusant opiniâtrement le même sillon.

Retour à l’enfance aussi. Alfred Pacquement, ami du peintre et
commissaire aux côtés d’Udo Kittelmann, raconte cette belle
anecdote. Enfant, Soulages traçait de grandes lignes noires – déjà ! –
sur une feuille blanche et avec une telle concentration qu’un adulte
lui a demandé ce qu’il peignait ainsi. Il a levé les yeux et a dit : je peins
la neige.

Baden-Baden, Museum Frieder Burda du
17 octobre 2020 au 28 février 2021

Par Luc Maechel http://racinesnomades.net/ephemerides/ephemeride-2021/#Soulages

Interview – Prix Femina des lycéens 2020

« Un roman qui nous touche par le dilemme de ses personnages si
différents et pourtant si liés. »

Le 9 décembre dernier, le Prix Femina des lycéens 2020 a été
décerné à Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin (Manufacture
de livres). Hebdoscope a rencontré quelques jurys du prix, les
élèves de la classe de 1ère 6 de Marie-Emma Dionne, professeure
de lettres au Lycée Val de Seine, un lycée de la banlieue
rouennaise, qui expliquent leur choix. 

« Ce qu’il faut de nuit, le roman élu par les lycéens lors du vote du Prix
Femina des Lycéens 2020, est un roman touchant traitant d’un sujet
d’actualité avec beaucoup de force. Un roman qui nous touche par le dilemme de ses personnages si différents et pourtant si liés. L’auteur met
en avant deux personnages aux idées fortes, mais contraires, un père et
son fils, de deux tendances politiques différentes. Le développement de la
distance entre ces deux protagonistes est intéressant, le cheminement des
idées est bien construit et développé, les rebondissements s’enchaînent et
surprennent. L’auteur laisse planer le doute quant à la fin du roman, et les
interprétations des dernières pages ont été différentes pour chacun
d’entre nous. Ce qu’il faut de nuit est un roman bien écrit, qui laisse place
à l’imagination et au débat suite à sa lecture. »
(Mylène Morisse)

« J’ai été touché par le désir du père comme du fils de continuer à essayer
de communiquer et de s’aimer malgré toutes leurs différences. Leurs
tentatives de se montrer leur affection sont parfois maladroites. Les
problèmes qu’ils rencontrent ne se limitent pas à un conflit autour d’idées
politiques, mais peuvent être généralisés à une relation compliquée entre
parents et enfants. Ici, le père a du mal à accepter les idées extrémistes de
son fils, le fils a du mal à trouver sa place et à parler de lui, mais il n’est pas
question de prendre parti pour l’un ou pour l’autre, juste question de
donner à voir la difficulté des relations familiales et aussi les
conséquences d’actes que l’on ne maîtrise pas toujours au sein de la
famille, et qui peuvent nous séparer, malgré l’amour que nous nous
portons les uns aux autres. « 
(Marwan Dehbi)

« J’avoue que le début du livre n’a pas été facile à comprendre pour moi,
mais la rencontre physique avec l’auteur qui est venu au Lycée dans le
cadre du Prix Femina des Lycéens m’a éclairée. J’ai bien aimé l’humour de l’auteur et son approche concrète de nos questions. Je me suis remise à
lire le livre grâce aux réponses qui m’avaient été apportées. J’ai trouvé
l’histoire touchante, j’ai beaucoup aimé les liens très forts qui unissent les
deux frères, car je suis issue d’une famille nombreuse, avec sept soeurs,
alors je connais bien ce lien. »
(Sarah Murlin)

« Lire un livre et rencontrer l’auteur qui l’a écrit a été pour nous un
véritable plaisir. Il nous a écoutés, a su nous mettre à l’aise et a éclairé des
zones d’ombre de son livre, tout en nous laissant libres d’interpréter la fin.
Nous avons dans la classe des interprétations différentes de certains
passages du livre, en fonction de nos personnalités, ce qui nous a permis
de discuter littérature, ce qui était assez nouveau pour nous. « 
(Chloé Sauvage)

« Ce qu’il faut de nuit est un roman accessible à tout lecteur. Il se déroule
dans un cadre réaliste, et aborde de nombreux sujets, par petites touches.
Laurent Petitmangin lors de la rencontre a été ouvert et nous a permis
d’aborder toutes sortes de sujets, y compris dans le domaine de la lecture
et de l’écriture, ce qui était très motivant. « 
(Manon Nowaczyk- Lola Rosay- Mathéo Modard- Enzo
Leconte-Agathe Morainville)

« Ce qu’il faut de nuit est un livre très touchant, non seulement grâce à la
relation père-fils qui nous est présentée, mais aussi parce qu’il nous aide à
comprendre l’état d’esprit du père, qui essaie malgré la maladie et la mort
de sa femme, de rester fort et présent pour ses deux fils. Après la
rencontre avec Laurent Petitmangin, nous nous sommes mieux rendus
compte de la sincérité de l’auteur et nous avons vu que cette histoire lui
tenait à cœur. Il nous a dit que dès le départ, il voulait que son roman soit
centré sur la relation père-fils, une relation marquée par la tragédie mais
une relation aimante. La lettre finale de Füss m’a personnellement
beaucoup touchée. Ce qu’il faut de nuit est un roman qui présente des
personnages auxquels on peut s’identifier, l’histoire est captivante et
centrée autour du thème de l’amour. « 
(Djoys Lukuku)

« Je considère comme une chance et une fierté le fait d’avoir été élue pour
représenter la classe au Prix Femina des Lycéens. Tous les livres de la
sélection m’ont apporté quelque chose, et aucun d’entre eux n’était
indigne d’avoir le prix. Ce qu’il faut de nuit garde une place spéciale dans
le palmarès des romans dont nous nous souviendrons. « 
(Cléliah Boucand)

« La rencontre avec l’auteur nous a donné envie de lire le livre. L’histoire
n’est pas toute rose, mais il est facile de s’identifier aux personnages et l’histoire est pleine de rebondissements. La relation fusionnelle qui unit
les membres de la famille rend la fin du roman encore plus surprenante.  »
(Jade Yaya-Yvenislove Vincent- Ambre Koué Bi Seri)

« Dans Ce qu’il faut de nuit, Laurent Petitmangin ne raconte pas
seulement une relation père-fils fusionnelle, mais l’histoire d’un père qui
fait face aux choix de son ainé, à des choix contraires à l’éducation qu’il
lui a donnée. Comment accepter de voir son enfant s’approprier des
valeurs politiques opposées à ses idéaux? Comment accepter le jugement,
la culpabilité qui en résulte lorsque son enfant passe au tribunal  pour
avoir commis un crime?  Laurent Petitmangin nous laisse, nous lecteurs,
libres de choisir l’interprétation du dénouement de ce roman
bouleversant. »
(Charlotte Leduc, Nelson Pirès)M

Merci à tous et à leurs professeurs Marie-Emma Dionne et Hélène Legodec ainsi qu’à Evelyne Bloch-Dano

Propos recueillis par Laurent Pfaadt

Festival vagamondes

Les Vagamondes 2021

La Filature et Benoît André, son nouveau directeur, tenaient à
préserver cette 9e édition du festival. Numérique mais sans
frontière – pandémie et restrictions obligent –, c’est du 12 au 31
janvier en ligne :
https://www.lafilature.org/spectacle/les-vagamondes-2021/

Un programme touffu et ambitieux (arts visuels, théâtre, danse,
musique, rencontres) en résonance avec cette époque de barrières,
car Vagamondes cultive le lien ! Liens entre les rives, les civilisations,
les cultures, les genres.

Le festival vient d’entamer sa seconde semaine. Toutes les
propositions sont accessibles en direct et la plupart le restent en
replay jusqu’au 31 janvier. Beau cadeau à son public : c’est
entièrement gratuit et l’accès ne nécessite aucune identification.
Click and show !

Bernard Latuner à Freiburg

« Notre société hédoniste verra
se multiplier des activités de loisirs
engendrant, entre autres, de la part
des pays émergents, un flux
touristique grandissant, à travers le
monde.

Les derniers grands espaces
deviendront des boulevards
ludiques et balisés.

Une passions de l’Homme étant de
collectionner et de conserver les
objets et les sites, témoins de sa grandeur, mais aussi de sa
mégalomanie, le dernier et le plus grand des musées sera celui de la «
Nature » dont les prémices sont d’ores et déjà réunis dans notre
langage et dans les faits : « préservation de la biodiversité », « sites
identifiés », « protection maximale des sites », « centre d’initiation à
la nature », « réserves naturelles », « parc nationaux », etc.

L’homme pourra enfin se comporter vis-à-vis de la Nature, non plus
comme un marcheur parcourant un espace, dont jusqu’à présent il
n’était que l’hôte, mais comme un propriétaire gérant son
environnement à sa guise.

De cette tragédie est née l’idée du « Musée de la Nature » qui se
concrétisera par un bâtiment en forme de papallélépipède, où, à
travers une série de volumes comprenant en leur intérieur un extrait
d’espèces naturelles, faune ou flore « muséifiée », qui se reflétera à
l’infini grâce à un jeu de miroirs, réveillant en nous le souvenir des
grands espaces disparus, inscrits dans notre mémoire.

Homme lyrique et romantique aux fleurs, aux prairies et à l’espace
naturel dont la disparition est programmée, ce projet donnera la
vraie dimension de l’Homme c’est-à-dire, petit, petit et encore
petit ».

Bernard Latuner

https://youtu.be/hRB5xwOYmNQ

Dans le cerveau de Mussolini

Impossible de
terminer cette année
2020 sans dire
quelques mots du M,
l’enfant du siècle

d’Antonio Scurati,
l’un des meilleurs
livres d’histoire de
l’année. Mais est-ce bien un livre d’histoire ou un roman historique ? Peut-être un peu
des deux.

Il ne s’agit pas d’une énième biographie du Duce mais bel et bien de
la vie d’un aventurier qui s’est fait journaliste, écrivain, qui a adopté
toutes les idéologies naissantes du 20e siècle et ne recula devant
rien, absolument rien, pour satisfaire une ambition dévorante.

Dictateur fantasque, clown facétieux, Rastignac de bas étage, Benito
Mussolini avait tout du personnage de roman. Il n’en fallait pas
moins pour qu’Antonio Scurati en fasse ce personnage perdu dans
une histoire véridique, celle du fascisme, celle du totalitarisme à
l’italienne. Mais surtout, dans sa propre histoire. Dans ce livre qui a
remporté le prix Strega, l’équivalent du Goncourt italien, celui qui a
régné sur une Italie qu’il a contribué à mettre à genoux devant un
Adolf Hitler qui l’admira à ses débuts, apparaît nu, sans ce mythe
historique qui a fait de lui ce qu’il n’était pas en réalité. Ici M, tel que
le baptise l’auteur, est avant tout un génie de la communication
dénué de tout scrupule. Adepte de la violence verbale et physique
plutôt que de la vérité dont il a, le premier, compris qu’elle ne servait
à rien, Mussolini apparaît comme un manipulateur et un assassin
notamment celui du député socialiste Matteotti, dont la mort
constitue l’un des grands moments du livre. Grace à une plongée
dans la tête du Duce, Scurati le suit. On est à côté de lui durant ces
meetings où il assène électrochocs et fake news ou lors de la
fameuse marche sur Rome, le 28 octobre 1922. Populisme,
antisystème, anti-élitisme lui servent de boussoles. Dans nos oreilles
résonnent ses mots. Une petite bande originale scande les épisodes.
Elle ressemble un peu à celle d’enquête sur un citoyen au-dessus de
tout soupçon d’Ennio Morricone.

Storyteller de sa propre histoire, Mussolini s’est vu, avec ce livre,
appliquer le jugement de la littérature. Et il est, comme toujours,
implacable. Surtout pour un dictateur. Scurati l’a ainsi emprisonné
dans son propre roman pour l’examiner comme un rat de
laboratoire, finalement pathétique, et en révéler toute  la vacuité.
Avec ce subtil collage de réflexions de Mussolini, de ses proches et
de ses ennemis, d’articles de journaux, de comptes rendus de police,
de journaux intimes ou de correspondances, Scurati propulse son
lecteur dans un tourbillon psychologique.

Parvenu à la fin du livre, le lecteur est KO debout, la boule au ventre
et furieux. Mais comment un type comme lui a-t-il pu réussir ?
Comment une époque privée de repères a-t-elle permis l’ascension
d’un gars comme lui, avançant jusqu’au sommet du pouvoir sans
rencontrer d’obstacles, avec la complicité de ces hommes tellement
brillants et avec l’aide de ces voyous ? L’histoire s’arrête pour
l’instant à la fin de l’année 1924, soit avant la mise en place de la
dictature fasciste. Mais les autres volumes arrivent et avec eux de
nombreux uppercuts historiques…

Par Laurent Pfaadt

Antonion Scurati, M, L’enfant du siècle,
Les Arènes, 868 p.

Déjà l’air fraîchit

Le dixième roman de Florian Ferrier
explore une facette quelque peu
méconnue du Troisième Reich, celle
des femmes instruites. Cantonnées à
leurs rôles de mères et d’agents de
perpétuation de la race aryenne
véhiculés par Hitler et Himmler, il n’y
eut que peu de place pour celles qui
effectuèrent des études et tentèrent
de construire leur propre vie.

Attendant son procès dans la prison
d’Hamelin où se trouvent
emprisonnés quelques criminels de guerre, Elektra Winter, walkyrie des bibliothèques, se remémore ses
actions passées au service du Troisième Reich. Elle a été chargée de
purger bibliothèques et archives de l’Europe entière, de Paris aux
territoires de l’Est. Mais quel crime a-t-elle commis ? se demande le
lecteur dans ce roman très réussi. Celui d’avoir servi d’agent de
nazification des consciences ? Certainement. Celui d’avoir permis la
spoliation d’œuvres d’art littéraires pour le compte du
Reichsmarschall Goering ? Assurément. Ou celui, finalement, d’avoir
satisfait une ambition professionnelle quitte à pactiser avec le
diable ? D’avoir saisi cette liberté professionnelle, mais aussi
sexuelle avec Madeleine, son grand amour, durant cette époque
troublée où ces libertés étaient toutes refusées aux femmes. Car la
guerre a permis cela. Le meilleur comme le pire. Avec Elektra, Déjà
l’air fraîchit
nous emmène dans un voyage passionnant des Deux-
Magots à la Shoah au cours duquel le lecteur se demandera en
permanence où se situe la frontière entre ambition et
compromission, entre liberté et asservissement.

Par Laurent Pfaadt

Florian Ferrier, Déjà l’air fraîchit,
Chez Plon, 672 p.

Une maison faite d’aube

Aujourd’hui N.S. Momaday
demeure le seul écrivain
amérindien récompensé par le Prix
Pulitzer. C’était en 1969 avec son
ouvrage majeur, Une maison faite
d’aube
. La nouvelle traduction
réalisée par Joëlle Rostkowski,
grande spécialiste de littérature
amérindienne, nous permet ainsi
d’apprécier toute la beauté de
cette prose qui plonge dans les
racines des pins de Californie ou
suit les traces de ces loups qui « le
soir, attirés par les feux de camp des chasseurs, (…) s’asseyaient en cercle dans la pénombre des sous-bois
comme des anciens réunis pour fumer ».

A travers la figure d’Abel, indien navajo revenu de la guerre, se
déploie toute la dichotomie entre la folie des hommes et l’ordre
naturel de la nature. Ode à une vie ancestrale menacée, la grande
force de la prose mystique de Momaday est d’inscrire des mots sur
ces ambiances et ces sentiments qui se passent justement de mots.
Du pueblo et de ces rites animistes tolérant le christianisme à
l’hostilité de la ville coure Abel, le héros du livre, fuyant le
déracinement, la sauvagerie des hommes et sa propre violence
intérieure d’une vie privée de repères. Chant d’un monde recouvert
d’une nuit de plus en plus longue, Une maison faite d’aube traversée
de pollen, de pluie et de merveilles n’a rien perdu de sa magie, bien
au contraire.

A lire également le très beau Crazy Brave (Globe) de Joy Harjo,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nelcya Delanoë et Joëlle Rostkowski.

Par Laurent Pfaadt

N.Scott Momaday, Une maison faite d’aube,
Chez Albin Michel, 288 p.

Pacifique

Un homme monte dans un avion. Il
sait qu’il va mourir. Pour son pays.
Pour son empereur. Pour son
honneur. Dans ce roman intense,
l’écrivaine Stéphanie Hochet nous
embarque dans les chasseurs Zéro
en compagnie de ces kamikazes qui
jetèrent leurs avions sur les porte-
avions et destroyers américains
lors de la guerre du Pacifique. Dans
cet océan de fanatisme, le jeune
soldat Kaneda s’est perdu. Mais le
Pacifique recèle bien des mystères
et des poches de salut. A travers la figure de ce soldat, Stéphanie Hochet interroge les notions de
sacrifice, celui où l’homme n’existe plus par lui-même mais comme
simple poussière d’une histoire, d’une tradition prête à voler, comme
ces avions de mort, pour satisfaire des rêves périmés et des illusions
passées, corsetées, ainsi que celle du libre-arbitre, garant de
l’humanité de chacun.

Par Laurent Pfaadt

Stéphanie Hochet, Pacifique,
Rivages, 141 p
.

Le cri du Moloch

Olrik est de retour ! Voilà sept
ans qu’on avait perdu sa trace.
Un ancien ministre des affaires
étrangères avait même écrit,
sans son accord, sa biographie
en forme d’épitaphe littéraire.
Mais voilà que l’on retrouve sa
trace dans un asile
psychiatrique londonien. Et
l’ancien ennemi de Philip
Mortimer va très vite
reprendre du service pour, une
fois n’est pas coutume, jouer les
héros et empêcher l’invasion de Londres par un alien fou, le fameux Moloch.

Avec Jean Dufaux au scénario – déjà auteur de L’Onde Septimus dont
le cri du Moloch constitue la suite – les aventures de Blake et
Mortimer basculent à nouveau avec bonheur dans cette science-
fiction, fidèles à la Marque jaune d’Edgar P. Jacobs. Aidé par
l’historique Etienne Schréder (La Malédiction des trente deniers, L’onde
Septimus
et Le bâton de Plutarque), le duo est rejoint par un petit
nouveau, Christian Caillaux. Ce trio a construit un album une
nouvelle fois palpitant où se retrouvent les principaux personnages
de L’Onde Septimus (les professeurs Scaramian et Evangely ou Lady
Rowana). Sous la figure tutélaire de Churchill, nos deux aventuriers
vont ainsi devoir déjouer une invasion extraterrestre, aidé d’un Olrik
qui n’a rien perdu de sa superbe et de son machiavélisme…

Par Laurent Pfaadt

Dufaux, Schréder, Caillaux, Le cri du Moloch,
éditions Blake et Mortimer, 56 p
.