Un vieillard revient sur sa vie passée. Il a du sang sur les mains. Et pour cause : il a été le principal marchand d’armes du début du 20e siècle. A travers ce livre où la fiction côtoie la réalité, un peu comme l’avait fait Stephen Marlowe avec les mémoires de Christophe Colomb, Jennifer Richard, auteure du très beau Il est à toi ce beau pays, trace le portait en clair-obscur de Basil Zaharoff, ce « marchand de mort » comme le qualifia Romain Gary.
Voyageant en sa compagnie ainsi qu’avec sa femme Pilar, princesse espagnole méprisable à souhait – car derrière tout grand homme, il y a une femme et celle-ci est à la mesure de son double masculin c’est- à-dire détestable – Jennifer Richard nous embarque dans un tourbillon d’aventures aux quatre coins du globe avec quelques scènes d’anthologie comme cette visite à Saint Pétersbourg en compagnie de l’inventeur de la mitrailleuse Maxim qui faucha tant de soldats durant le premier conflit mondial et que Zaharoff vendit aux deux camps. Jamais d’empathie pour son personnage, pour cet homme malgré ses doutes, sur le sens qu’il peine à donner à sa vie. Juste une introspection au scalpel à l’heure où le puissant est ramené à sa dimension humaine débarrassé de ses oripeaux.
Archétype de l’opportuniste sans scrupules, Zaharoff ne recula devant aucune compromission pour parvenir à ses fins : violence, esclavagisme, meurtre, corruption. Au fil des pages, on se demande finalement quel but poursuivit Zaharoff : enrichissement personnel ? Quête de notabilité pour cet enfant des bas-fonds de Constantinople ou reconnaissance tant recherchée d’un homme voué à détruire les autres ? Le lecteur n’obtiendra pas de réponses car il n’y en a jamais pour les hommes sans morale nous dit l’auteure.
Et à l’instar de ces traces du désert algérien dans lequel Zaharoff chercha l’or noir, sa mémoire vint à s’effacer. Zaharoff assista ainsi, de son vivant, à son propre supplice, celui de tomber dans l’oubli. Car le temps est le plus intraitable des marchands de mort. Il ne négocie jamais et ses règles ne se discutent pas.
Celui qui a trahi tant de nations finit par être trahi par les siens. La grande leçon de ce livre est là : le cynisme finit toujours par consumer celui qui le manie. Zaharoff aurait aimé laissé une trace dans l’histoire. Aujourd’hui qui se souvient encore de celui qui se prit pour « Dieu » ? Personne. Ce livre magnifique, finaliste du Prix RTL- Lire 2021, achève d’abattre un mythe construit sur des crânes. Avec une plume.
Par Laurent Pfaadt
Jennifer Richard, Le diable parle toutes les langues, Chez Albin Michel, 432 p.
Dès 1948 et l’exposition « Französische abstrakte Malerei » qui tournera pendant un an, l’Allemagne saura mettre en avant l’originalité et le talent du peintre, même pas trentenaire, né à Rodez. Le Dr Dominick, initiateur de l’évènement, choisira même une de ses toiles pour l’affiche. Suivront des invitations aux trois premières éditions de la documenta à Kassel et c’est à Hanovre qu’a lieu sa première rétrospective dès 1960. Celle du Museum Frieder Burda qui rassemble une soixantaine d’œuvres fait suite à celle organisée l’an passé au Louvre à l’occasion du centenaire de l’artiste.
Brou de noix, ce presque noir, organique et naturel
Le corps de l’artiste – une énergie que prolonge le bras, la main, le pinceau, l’outil – et cette couleur sombre et végétale s’approprie le support – toile, papier, panneau de bois. Par le geste se cristallise un intense surgissement. Une concentration qui confine au tellurique. Essentiel : Soulages n’aime guère le mot abstrait – abstraire c’est enlever… Lui ajoute, construit, fabrique.
Outrenoir
La série Outrenoir (qui suggère cet autre bout du monde, mais aussi son autre versant) va aller au bout de ce noir (cette non-couleur), va chercher cet au-delà. Soulages réduit cette distance démesurée et ramène sous les yeux du visiteur la quintessence du noir. Car s’il a peu à peu réduit sa palette, il a densifié la matière : une épaisseur exigeante, délicate et obstinée, tendue de stries verticales, horizontales, obliques, rompues quelquefois, selon les toiles. Un noir qui désormais couvre tout le support, se suffit à lui-même et capte la lumière (même celle discrète de cet octobre pluvieux) transmuant ce noir en une luxuriante palette. Moirures, irisations, arêtes éclatantes, vif argent par endroits. C’est encore plus saisissant sur ces grands panneaux suspendus : des « murs de lumière » irréels comme une galaxie dont les visiteurs seraient les satellites. Outrenoir, entamée en 1979 – des grands formats dont trois peintures verticales de quatre mètres de haut exposées l’an passé au Louvre (ses derniers tableaux datés de 2019) –, accueille le visiteur dans la grande salle du rez-de-chaussée.
Le voyage remonte le temps (et les étages)
Les toiles des années soixante et soixante-dix se permettent encore d’autres couleurs, creusent le rouille, le rouge, le bleu, des couleurs dont l’affleurement est d’autant plus cinglant qu’elles sont colonisées par le noir. Et puis ces blancs, ces lacunes concédées au papier, au tissu, au bois brut qu’enlumine, non pas des dorures imagées, mais ce noir toujours qui capte la lumière et désavoue le noir qui n’est jamais obscurité, mais vibration polychrome. Il y a une ivresse du geste et cette omniprésence de la matière noire avec ce jeu sur le support : la coulure, la craquelure – ce jeu sur le temps qui passe et magnifie, le pari de la chimie qui transmue la liquide peinture en solide pigment telle cette matière croûteuse des libations versées sur les idoles africaines. Le jeu de la légèreté et de la masse, la spatule qui lisse ou racle, la brosse qui zèbre ou le couteau qui affouille. La tache, l’aplat, la traîne, le large, le généreux, le délicat, le fibreux, le ferme et le trouble. Et la vibration de tout ça qui projette dans l‘œil le blanc, le bois, la respiration du support. Avec la signature discrète au bas de la toile vivante.
C’est une remontée vers les origines, pas seulement vers les premières années du peintre, mais aussi celui de la matière. L’huile des Outrenoir brillante, épaisse, dense confrontée à ce lavis végétal (cette brou de noix entre 1946 et 1954) appliqué en légèreté laissant apparaître par transparence le grain du support. Ou d’autres pistes : le goudron sur du verre… Et ce changement d’échelle comme si le noir était à l’étroit dans les petits formats du début, souvent du papier, et exigeait ces formats gigantesques, presque en lévitation. Remarquable constance de l’artiste qui, du noir au noir, sait se renouveler, inventer en creusant opiniâtrement le même sillon.
Retour à l’enfance aussi. Alfred Pacquement, ami du peintre et commissaire aux côtés d’Udo Kittelmann, raconte cette belle anecdote. Enfant, Soulages traçait de grandes lignes noires – déjà ! – sur une feuille blanche et avec une telle concentration qu’un adulte lui a demandé ce qu’il peignait ainsi. Il a levé les yeux et a dit : je peins la neige.
« Un roman qui nous touche par le dilemme de ses personnages si différents et pourtant si liés. »
Le 9 décembre dernier, le Prix Femina des lycéens 2020 a été décerné à Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin (Manufacture de livres). Hebdoscope a rencontré quelques jurys du prix, les élèves de la classe de 1ère 6 de Marie-Emma Dionne, professeure de lettres au Lycée Val de Seine, un lycée de la banlieue rouennaise, qui expliquent leur choix.
« Ce qu’il faut de nuit, le roman élu par les lycéens lors du vote du Prix Femina des Lycéens 2020, est un roman touchant traitant d’un sujet d’actualité avec beaucoup de force. Un roman qui nous touche par le dilemme de ses personnages si différents et pourtant si liés. L’auteur met en avant deux personnages aux idées fortes, mais contraires, un père et son fils, de deux tendances politiques différentes. Le développement de la distance entre ces deux protagonistes est intéressant, le cheminement des idées est bien construit et développé, les rebondissements s’enchaînent et surprennent. L’auteur laisse planer le doute quant à la fin du roman, et les interprétations des dernières pages ont été différentes pour chacun d’entre nous. Ce qu’il faut de nuit est un roman bien écrit, qui laisse place à l’imagination et au débat suite à sa lecture. » (Mylène Morisse)
« J’ai été touché par le désir du père comme du fils de continuer à essayer de communiquer et de s’aimer malgré toutes leurs différences. Leurs tentatives de se montrer leur affection sont parfois maladroites. Les problèmes qu’ils rencontrent ne se limitent pas à un conflit autour d’idées politiques, mais peuvent être généralisés à une relation compliquée entre parents et enfants. Ici, le père a du mal à accepter les idées extrémistes de son fils, le fils a du mal à trouver sa place et à parler de lui, mais il n’est pas question de prendre parti pour l’un ou pour l’autre, juste question de donner à voir la difficulté des relations familiales et aussi les conséquences d’actes que l’on ne maîtrise pas toujours au sein de la famille, et qui peuvent nous séparer, malgré l’amour que nous nous portons les uns aux autres. « (Marwan Dehbi)
« J’avoue que le début du livre n’a pas été facile à comprendre pour moi, mais la rencontre physique avec l’auteur qui est venu au Lycée dans le cadre du Prix Femina des Lycéens m’a éclairée. J’ai bien aimé l’humour de l’auteur et son approche concrète de nos questions. Je me suis remise à lire le livre grâce aux réponses qui m’avaient été apportées. J’ai trouvé l’histoire touchante, j’ai beaucoup aimé les liens très forts qui unissent les deux frères, car je suis issue d’une famille nombreuse, avec sept soeurs, alors je connais bien ce lien. » (Sarah Murlin)
« Lire un livre et rencontrer l’auteur qui l’a écrit a été pour nous un véritable plaisir. Il nous a écoutés, a su nous mettre à l’aise et a éclairé des zones d’ombre de son livre, tout en nous laissant libres d’interpréter la fin. Nous avons dans la classe des interprétations différentes de certains passages du livre, en fonction de nos personnalités, ce qui nous a permis de discuter littérature, ce qui était assez nouveau pour nous. « (Chloé Sauvage)
« Ce qu’il faut de nuit est un roman accessible à tout lecteur. Il se déroule dans un cadre réaliste, et aborde de nombreux sujets, par petites touches. Laurent Petitmangin lors de la rencontre a été ouvert et nous a permis d’aborder toutes sortes de sujets, y compris dans le domaine de la lecture et de l’écriture, ce qui était très motivant. « (Manon Nowaczyk- Lola Rosay- Mathéo Modard- Enzo Leconte-Agathe Morainville)
« Ce qu’il faut de nuit est un livre très touchant, non seulement grâce à la relation père-fils qui nous est présentée, mais aussi parce qu’il nous aide à comprendre l’état d’esprit du père, qui essaie malgré la maladie et la mort de sa femme, de rester fort et présent pour ses deux fils. Après la rencontre avec Laurent Petitmangin, nous nous sommes mieux rendus compte de la sincérité de l’auteur et nous avons vu que cette histoire lui tenait à cœur. Il nous a dit que dès le départ, il voulait que son roman soit centré sur la relation père-fils, une relation marquée par la tragédie mais une relation aimante. La lettre finale de Füss m’a personnellement beaucoup touchée. Ce qu’il faut de nuit est un roman qui présente des personnages auxquels on peut s’identifier, l’histoire est captivante et centrée autour du thème de l’amour. « (Djoys Lukuku)
« Je considère comme une chance et une fierté le fait d’avoir été élue pour représenter la classe au Prix Femina des Lycéens. Tous les livres de la sélection m’ont apporté quelque chose, et aucun d’entre eux n’était indigne d’avoir le prix. Ce qu’il faut de nuit garde une place spéciale dans le palmarès des romans dont nous nous souviendrons. « (Cléliah Boucand)
« La rencontre avec l’auteur nous a donné envie de lire le livre. L’histoire n’est pas toute rose, mais il est facile de s’identifier aux personnages et l’histoire est pleine de rebondissements. La relation fusionnelle qui unit les membres de la famille rend la fin du roman encore plus surprenante. » (Jade Yaya-Yvenislove Vincent- Ambre Koué Bi Seri)
« Dans Ce qu’il faut de nuit, Laurent Petitmangin ne raconte pas seulement une relation père-fils fusionnelle, mais l’histoire d’un père qui fait face aux choix de son ainé, à des choix contraires à l’éducation qu’il lui a donnée. Comment accepter de voir son enfant s’approprier des valeurs politiques opposées à ses idéaux? Comment accepter le jugement, la culpabilité qui en résulte lorsque son enfant passe au tribunal pour avoir commis un crime? Laurent Petitmangin nous laisse, nous lecteurs, libres de choisir l’interprétation du dénouement de ce roman bouleversant. » (Charlotte Leduc, Nelson Pirès)M
Merci à tous et à leurs professeurs Marie-Emma Dionne et Hélène Legodecainsi qu’à Evelyne Bloch-Dano
La Filature et Benoît André, son nouveau directeur, tenaient à préserver cette 9e édition du festival. Numérique mais sans frontière – pandémie et restrictions obligent –, c’est du 12 au 31 janvier en ligne : https://www.lafilature.org/spectacle/les-vagamondes-2021/
Un programme touffu et ambitieux (arts visuels, théâtre, danse, musique, rencontres) en résonance avec cette époque de barrières, car Vagamondes cultive le lien ! Liens entre les rives, les civilisations, les cultures, les genres.
Le festival vient d’entamer sa seconde semaine. Toutes les propositions sont accessibles en direct et la plupart le restent en replay jusqu’au 31 janvier. Beau cadeau à son public : c’est entièrement gratuit et l’accès ne nécessite aucune identification. Click and show !
« Notre société hédoniste verra
se multiplier des activités de loisirs
engendrant, entre autres, de la part
des pays émergents, un flux
touristique grandissant, à travers le
monde.
Les derniers grands espaces
deviendront des boulevards
ludiques et balisés.
Une passions de l’Homme étant de
collectionner et de conserver les
objets et les sites, témoins de sa grandeur, mais aussi de sa
mégalomanie, le dernier et le plus grand des musées sera celui de la «
Nature » dont les prémices sont d’ores et déjà réunis dans notre
langage et dans les faits : « préservation de la biodiversité », « sites
identifiés », « protection maximale des sites », « centre d’initiation à
la nature », « réserves naturelles », « parc nationaux », etc.
L’homme pourra enfin se comporter vis-à-vis de la Nature, non plus
comme un marcheur parcourant un espace, dont jusqu’à présent il
n’était que l’hôte, mais comme un propriétaire gérant son
environnement à sa guise.
De cette tragédie est née l’idée du « Musée de la Nature » qui se
concrétisera par un bâtiment en forme de papallélépipède, où, à
travers une série de volumes comprenant en leur intérieur un extrait
d’espèces naturelles, faune ou flore « muséifiée », qui se reflétera à
l’infini grâce à un jeu de miroirs, réveillant en nous le souvenir des
grands espaces disparus, inscrits dans notre mémoire.
Homme lyrique et romantique aux fleurs, aux prairies et à l’espace
naturel dont la disparition est programmée, ce projet donnera la
vraie dimension de l’Homme c’est-à-dire, petit, petit et encore
petit ».
Impossible de
terminer cette année
2020 sans dire
quelques mots du M,
l’enfant du siècle
d’Antonio Scurati,
l’un des meilleurs
livres d’histoire de
l’année. Mais est-ce bien un livre d’histoire ou un roman historique ? Peut-être un peu
des deux.
Il ne s’agit pas d’une énième biographie du Duce mais bel et bien de
la vie d’un aventurier qui s’est fait journaliste, écrivain, qui a adopté
toutes les idéologies naissantes du 20e siècle et ne recula devant
rien, absolument rien, pour satisfaire une ambition dévorante.
Dictateur fantasque, clown facétieux, Rastignac de bas étage, Benito
Mussolini avait tout du personnage de roman. Il n’en fallait pas
moins pour qu’Antonio Scurati en fasse ce personnage perdu dans
une histoire véridique, celle du fascisme, celle du totalitarisme à
l’italienne. Mais surtout, dans sa propre histoire. Dans ce livre qui a
remporté le prix Strega, l’équivalent du Goncourt italien, celui qui a
régné sur une Italie qu’il a contribué à mettre à genoux devant un
Adolf Hitler qui l’admira à ses débuts, apparaît nu, sans ce mythe
historique qui a fait de lui ce qu’il n’était pas en réalité. Ici M, tel que
le baptise l’auteur, est avant tout un génie de la communication
dénué de tout scrupule. Adepte de la violence verbale et physique
plutôt que de la vérité dont il a, le premier, compris qu’elle ne servait
à rien, Mussolini apparaît comme un manipulateur et un assassin
notamment celui du député socialiste Matteotti, dont la mort
constitue l’un des grands moments du livre. Grace à une plongée
dans la tête du Duce, Scurati le suit. On est à côté de lui durant ces
meetings où il assène électrochocs et fake news ou lors de la
fameuse marche sur Rome, le 28 octobre 1922. Populisme,
antisystème, anti-élitisme lui servent de boussoles. Dans nos oreilles
résonnent ses mots. Une petite bande originale scande les épisodes.
Elle ressemble un peu à celle d’enquête sur un citoyen au-dessus de
tout soupçon d’Ennio Morricone.
Storyteller de sa propre histoire, Mussolini s’est vu, avec ce livre,
appliquer le jugement de la littérature. Et il est, comme toujours,
implacable. Surtout pour un dictateur. Scurati l’a ainsi emprisonné
dans son propre roman pour l’examiner comme un rat de
laboratoire, finalement pathétique, et en révéler toute la vacuité.
Avec ce subtil collage de réflexions de Mussolini, de ses proches et
de ses ennemis, d’articles de journaux, de comptes rendus de police,
de journaux intimes ou de correspondances, Scurati propulse son
lecteur dans un tourbillon psychologique.
Parvenu à la fin du livre, le lecteur est KO debout, la boule au ventre
et furieux. Mais comment un type comme lui a-t-il pu réussir ?
Comment une époque privée de repères a-t-elle permis l’ascension
d’un gars comme lui, avançant jusqu’au sommet du pouvoir sans
rencontrer d’obstacles, avec la complicité de ces hommes tellement
brillants et avec l’aide de ces voyous ? L’histoire s’arrête pour
l’instant à la fin de l’année 1924, soit avant la mise en place de la
dictature fasciste. Mais les autres volumes arrivent et avec eux de
nombreux uppercuts historiques…
Par Laurent Pfaadt
Antonion Scurati, M, L’enfant du siècle, Les Arènes, 868 p.
Le dixième roman de Florian Ferrier
explore une facette quelque peu
méconnue du Troisième Reich, celle
des femmes instruites. Cantonnées à
leurs rôles de mères et d’agents de
perpétuation de la race aryenne
véhiculés par Hitler et Himmler, il n’y
eut que peu de place pour celles qui
effectuèrent des études et tentèrent
de construire leur propre vie.
Attendant son procès dans la prison
d’Hamelin où se trouvent
emprisonnés quelques criminels de guerre, Elektra Winter, walkyriedes bibliothèques, se remémore ses
actions passées au service du Troisième Reich. Elle a été chargée de
purger bibliothèques et archives de l’Europe entière, de Paris aux
territoires de l’Est. Mais quel crime a-t-elle commis ? se demande le
lecteur dans ce roman très réussi. Celui d’avoir servi d’agent de
nazification des consciences ? Certainement. Celui d’avoir permis la
spoliation d’œuvres d’art littéraires pour le compte du
Reichsmarschall Goering ? Assurément. Ou celui, finalement, d’avoir
satisfait une ambition professionnelle quitte à pactiser avec le
diable ? D’avoir saisi cette liberté professionnelle, mais aussi
sexuelle avec Madeleine, son grand amour, durant cette époque
troublée où ces libertés étaient toutes refusées aux femmes. Car la
guerre a permis cela. Le meilleur comme le pire. Avec Elektra, Déjà
l’air fraîchit nous emmène dans un voyage passionnant des Deux-
Magots à la Shoah au cours duquel le lecteur se demandera en
permanence où se situe la frontière entre ambition et
compromission, entre liberté et asservissement.
Par Laurent Pfaadt
Florian Ferrier, Déjà l’air fraîchit,
Chez Plon, 672 p.
Aujourd’hui N.S. Momaday
demeure le seul écrivain
amérindien récompensé par le Prix
Pulitzer. C’était en 1969 avec son
ouvrage majeur, Une maison faite
d’aube. La nouvelle traduction
réalisée par Joëlle Rostkowski,
grande spécialiste de littérature
amérindienne, nous permet ainsi
d’apprécier toute la beauté de
cette prose qui plonge dans les
racines des pins de Californie ou
suit les traces de ces loups qui « le
soir, attirés par les feux de camp des chasseurs, (…) s’asseyaient en cercle dans la pénombre des sous-bois
comme des anciens réunis pour fumer ».
A travers la figure d’Abel, indien navajo revenu de la guerre, se
déploie toute la dichotomie entre la folie des hommes et l’ordre
naturel de la nature. Ode à une vie ancestrale menacée, la grande
force de la prose mystique de Momaday est d’inscrire des mots sur
ces ambiances et ces sentiments qui se passent justement de mots.
Du pueblo et de ces rites animistes tolérant le christianisme à
l’hostilité de la ville coure Abel, le héros du livre, fuyant le
déracinement, la sauvagerie des hommes et sa propre violence
intérieure d’une vie privée de repères. Chant d’un monde recouvert
d’une nuit de plus en plus longue, Une maison faite d’aube traversée
de pollen, de pluie et de merveilles n’a rien perdu de sa magie, bien
au contraire.
A lire également le très beau Crazy Brave (Globe) de Joy Harjo,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nelcya Delanoë et Joëlle Rostkowski.
Par Laurent Pfaadt
N.Scott Momaday, Une maison faite d’aube, Chez Albin Michel, 288 p.
Un homme monte dans un avion. Il
sait qu’il va mourir. Pour son pays.
Pour son empereur. Pour son
honneur. Dans ce roman intense,
l’écrivaine Stéphanie Hochet nous
embarque dans les chasseurs Zéro
en compagnie de ces kamikazes qui
jetèrent leurs avions sur les porte-
avions et destroyers américains
lors de la guerre du Pacifique. Dans
cet océan de fanatisme, le jeune
soldat Kaneda s’est perdu. Mais le
Pacifique recèle bien des mystères
et des poches de salut. A travers la figure de ce soldat, Stéphanie Hochet interroge les notions de
sacrifice, celui où l’homme n’existe plus par lui-même mais comme
simple poussière d’une histoire, d’une tradition prête à voler, comme
ces avions de mort, pour satisfaire des rêves périmés et des illusions
passées, corsetées, ainsi que celle du libre-arbitre, garant de
l’humanité de chacun.
Olrik est de retour ! Voilà sept
ans qu’on avait perdu sa trace.
Un ancien ministre des affaires
étrangères avait même écrit,
sans son accord, sa biographie
en forme d’épitaphe littéraire.
Mais voilà que l’on retrouve sa
trace dans un asile
psychiatrique londonien. Et
l’ancien ennemi de Philip
Mortimer va très vite
reprendre du service pour, une
fois n’est pas coutume, jouer les
héros et empêcher l’invasion de Londres par un alien fou, le fameux Moloch.
Avec Jean Dufaux au scénario – déjà auteur de L’Onde Septimus dont
le cri du Moloch constitue la suite – les aventures de Blake et
Mortimer basculent à nouveau avec bonheur dans cette science-
fiction, fidèles à la Marque jaune d’Edgar P. Jacobs. Aidé par
l’historique Etienne Schréder (LaMalédiction des trente deniers, L’onde
Septimus et Le bâton de Plutarque), le duo est rejoint par un petit
nouveau, Christian Caillaux. Ce trio a construit un album une
nouvelle fois palpitant où se retrouvent les principaux personnages
de L’Onde Septimus (les professeurs Scaramian et Evangely ou Lady
Rowana). Sous la figure tutélaire de Churchill, nos deux aventuriers
vont ainsi devoir déjouer une invasion extraterrestre, aidé d’un Olrik
qui n’a rien perdu de sa superbe et de son machiavélisme…
Par Laurent Pfaadt
Dufaux, Schréder, Caillaux, Le cri du Moloch,
éditions Blake et Mortimer, 56 p.