Bibliothèque ukrainienne, épisode 3

Le troisième épisode de notre série s’attache d’abord à rendre hommage aux femmes et aux hommesde lettres ukrainiens disparus durant le conflit :

Yuri Ruf, poète, écrivain, professeur et fondateur du mouvement littéraire « Esprit de la nation », auteur du recueil Vanille ou acier, mort dans la région de Luhansk (41 ans)

Dmitry Yevdokimov, scientifique, historien, écrivain, co-auteur d’un livre scientifique et populaire pour les parents et les enfants : Votre manuel de citoyenneté publié par la maison d’édition de littérature pour enfants Matin, tué en défendant Kyiv (25 ans)

Nadiya Agafonova, poète, écrivaine, personnalité publique de Mykolaïv, membre de l’Union nationale des écrivains d’Ukraine, auteure du livre de poèmes Poy la pluie d’Ossanu et lauréate de nombreux prix littéraires, morte lors d’une fusillade à Mykolaev (42 ans)

Ensuite, ce troisième épisode souhaite relayer le message de la Fondation Library Country Charitable qui organise une collecte de fonds à destination des bibliothécaires ukrainiens. Cette fondation, en partenariat avec l’association des bibliothèques ukrainiennes, a crée un fond pour venir en aide aux bibliothécaires qui rencontrent des difficultés notamment dans les régions touchées de plein fouet par les combats. La Fondation a déjà recueilli près de 9000 euros de dons répartis auprès de 125 bibliothécaires.

Si vous souhaitez contribuer à ce fond, vous pouvez envoyer votre don aux coordonnées suivantes : http://livelibrary.com.ua/news/financial-support/

Enfin, vous trouverez dans cet article, les photos de la bibliothèque centrale de Borodyanka, ville située au nord-ouest de Kiev.


Ce mois-ci, dans notre bibliothèque ukrainienne, nous vous conseillons :

Marie Moutier-Bitan, Les champs de la Shoah, l’extermination des Juifs en Union Soviétique occupée 1941-1944, Passés composés, 480 p.

Dans ce livre qui fait déjà office de référence et qui nécessita dix années de recherches, l’historienne Marie Moutier-Bitan nous conduit dans ces plaines et ces forêts de l’ancienne URSS où dès juin 1941, les Einsatzgruppen perpétrèrent ce que l’on a appelé la Shoah par balles. De la Transnistrie aux franges occidentales de la Russie et des pays baltes à la Biélorussie, elle revient pour Hebdoscope sur la spécificité de la Shoah sur le territoire ukrainien.

– Comment qualifieriez-vous la Shoah sur le territoire ukrainien ?

La Shoah en Ukraine débuta de manière brutale et immédiate par l’Opération Barbarossa, lancée le 22 juin 1941. Plus d’un million de Juifs furent assassinés en Ukraine. La plupart d’entre eux furent fusillés dans des fosses communes à l’orée de leur ville ou village. Contrairement au système des centres de mise à mort établis en Pologne, les bourreaux étaient mobiles, se rendant d’une localité à l’autre, traquant les Juifs, hommes, femmes, et enfants.

– Celle-ci a été marquée durant l’été 1941 par quelques massacres importants comme ceux de Lvov et surtout de Babi Yar. Ils se caractérisent par leurs ampleurs mais également par l’hétérogénéité de leurs participants ainsi que par la participation d’une partie de la population, non ?

Les Einsatzgruppen menèrent une première vague de tueries, traversant l’Ukraine d’ouest en est à la suite des troupes armées. Composés d’environ 3000 hommes, ils ne pouvaient assurer à eux seuls des fusillades de Juifs sur l’ensemble du territoire. Des bataillons de police allemande, des unités de la Waffen-SS, de la Wehrmacht, participèrent largement aux tueries. La police locale, composée de recrues parmi les habitants, épaula les bourreaux allemands. Connaissant les lieux, sachant où résidaient les Juifs, ils participèrent à toutes les étapes de leur extermination : arrestation, dénonciation, convoi des victimes jusqu’au site d’exécution, fusillade, pillage des biens. Des villageois furent réquisitionnés par l’administration ou par les unités allemandes pour les questions logistiques : creusement puis comblement de la fosse, convoi des victimes ou de leurs affaires dans des chariots.

– Peut-on diviser la Shoah en Ukraine en trois phases : extermination (1941), liquidation des ghettos et utilisation de main d’oeuvre (1942-1943), effacement des traces (1944) confiées notamment à Paul Blobel ?

La plupart des grands massacres en Ukraine se déroulèrent en 1941, comme à Kamianets-Podilskyï les 27-29 août 1941 (23 600 victimes juives), à Babi Yar les 29-30 septembre 1941 (33 771 victimes juives). Plus de 40 000 Juifs, dont beaucoup étaient originaires d’Odessa, furent exécutés à Bogdanivka, en territoire sous contrôle roumain, en décembre 1941 et janvier 1942. Des ghettos subsistèrent essentiellement dans l’ouest de l’Ukraine jusqu’en 1943. A partir de janvier 1942, Paul Blobel, ancien chef d’un commando de l’Einsatzgruppe C, reçut pour mission d’effacer les traces des crimes commis sur les territoires de l’Est : l’Opération 1005. Il s’agissait d’ouvrir les fosses communes, d’en extraire les corps et de les brûler sur d’immenses bûchers. Par manque de temps face au retour de l’Armée rouge, et face à la multiplicité des sites d’exécution, les nazis ne parvinrent pas au terme de leur projet.

– L’organisation de la Shoah en Ukraine a été pilotée par un Reichskommissariat. Quel était sa fonction ?

Le Reichskommissariat Ukraine désigne l’administration civile gouvernant une large partie du territoire de l’Ukraine. Le Reichskommissar, Erich Koch, dépendait du Ministère des Territoires occupés de l’Est. En dehors des tâches administratives habituelles, le Reichskommissariat Ukraine supervisait l’exploitation économique, mais aussi participait à l’extermination des Juifs dans sa zone, à partir du 1er septembre 1941, date de sa création. L’est de l’Ukraine était géré par l’administration militaire, et l’ouest relevait du Gouvernement général de Pologne, dirigé par Hans Frank.

– Que vous inspire, en tant qu’historienne, les mots de Vladimir Poutine, lorsqu’il affirme vouloir « dénazifier l’Ukraine ».

L’emploi du terme de « dénazification » illustre à quel point les mémoires de la Seconde Guerre mondiale sont vives en ex-Union soviétique. Elle invite plus que jamais les historiennes et les historiens à diffuser leurs travaux, à établir les faits, multiplier les analyses, afin que les politiques ne puissent s’emparer de ces termes pour appuyer ou justifier leur idéologie.

Ilya Kaminsky, République sourde, édition bilingue traduit de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh, éditions Christian Bourgois, 140 p.

Le meurtre d’un enfant entraîne la surdité de toute une ville. Pour y faire face, les habitants s’organisent en inventant une langue des signes autour d’un théâtre de marionnettes. Dans ce court récit poétique qui rappelle un peu L’Aveuglement de José Saramago, Ilya Kaminsky, auteur ukrainien vivant aux Etats-Unis convie le lecteur à s’interroger sur les silences que nous nous imposons, au libre-arbitre auquel nous renonçons chaque jour, quitte à devenir les marionnettes de l’opinion ou de notre propre égoïsme. « Le silence est l’invention des entendants » dit l’un des personnages. A méditer assurément.

Mark Aldanov, Suicide, traduit du russe par Jean-Christophe Peuch, éditions des Syrtes, 660 p.

Première traduction en français du dernier livre de cet auteur ukrainien né à Kiev en 1886 et que le prix Nobel Ivan Bounine tenta de promouvoir pour un Nobel, Suicide de Mark Aldanov revient les évènements qui ont conduit à la prise de pouvoir des bolcheviks en Russie en 1917. Embrassant près de vingt ans de l’histoire russe et bolchévique, entre 1903 et 1924, Suicide conte l’histoire tragique des époux Lastotchkine. Magnifique roman dans la grande tradition littéraire russe avec sa fresque familiale et le choc entre la petite et la grande Histoire, Suicide fait cohabiter des personnages fictifs et réels notamment Lénine pour montrer les dérives d’une utopie. Un grand écrivain ukrainien à découvrir de toute urgence.

Serhiy Jadan, La route du Donbass, éditions Noir sur Blanc, 368 p. et Anarchy in the UKR suivi de Journal de Louhansk, éditions Noir sur Blanc 224 p. traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn

Prendre la route du Donbass, c’est suivre Serhiy Jadan, l’un des écrivains ukrainiens les plus populaires aujourd’hui qui se bat contre les Russes à Kharkov. Dans ses romans parus aux éditions Noir sur Blanc, le tragique côtoie en permanence l’absurde à travers quelques personnages décalés, comme Guerman « l’Allemand » dans la Route du Donbass ou lorsqu’il évoque ses propres pérégrinations en bus, en train ou en stop dans Anarchy in the UKR. Dans Journal de Louhansk, l’écrivain nous conte son voyage dans le Donbass au lendemain de la révolution de Maidan en 2014.

Pour tous ceux qui voudront poursuivre cette route du Donbass, on ne saurait trop leur conseiller le film Donbass (2018) du réalisateur Sergei Loznitsa. Le film fut récompensé par le Prix de la mise en scène dans la section Un certain regard du festival de Cannes 2018.

Par Laurent Pfaadt