Bibliothèque ukrainienne épisode 4

Près de neuf mois après le début de la guerre, 221 bibliothèques ukrainiennes ont été endommagées et 100 complètement détruites. 101 bibliothèques ont perdu une partie importante de leurs collections et 21 bibliothèques n’ont conservé aucun document. Selon le ministère ukrainien de la culture, 33% des bibliothèques atteintes sont situées dans la région de Donetsk, 24% dans celle de Kiev et 9% dans celles de Mykolaiv et Kharkiv.


Le 10 octobre 2022, les forces russes ont détruit le bâtiment principal de l’Université nationale de la construction navale de Mykolaiv. Les locaux de la bibliothèque scientifique de l’institution ont subi des destructions importantes. Pour autant, la bibliothèque continue de fonctionner et les employés donnent des cours aux étudiants de première année et tous les services en ligne, les abonnements et les salles de lecture des autres bâtiments fonctionnent. Partout sur le sol ukrainien, militaires et civils s’activent pour sauver les livres et les bibliothèques. A Tulchyn dans la région de Vinnytsia, des bibliothèques ont disposé 165 livres d’enfants dans le square à la mémoire des enfants tués durant la guerre .

Bibliothèque de Borodianka

A Borodianka au nord-ouest de Kiev où des crimes de guerre ont été commis au printemps 2022, la bibliothèque et la maison de la culture ont été complètement détruites.

Pour en savoir plus sur les dégâts causés aux bibliothèques ukrainiennes :
https://rubryka.com/en/article/save-libraries-ukraine/

Bibliothèque ukrainienne tient également à rendre hommage à tous ces artistes et intellectuels tués pendant le conflit. Parmi eux, citons  Max Levin, journaliste, photojournaliste, co-auteur du livre-album photo « Indépendants », mort près de Kiev dans l’exercice de son métier.

Mykola Kravchenko, écrivain et historien de 38 ans qui rêvait de publier un livre de contes de fées avec les illustrations de sa femme, mort en défendant la région de Kiev. Un recueil de poèmes d’Oleksandr Berezhny, 57 ans, qu’il a écrits sous le feu de l’ennemi, sera publié à titre posthume.

Deux bibliothèques ont également trouvé la mort lors du bombardement de la gare de Kramatorsk par l’armée russe le 8 avril 2022. Cette attaque a causé la mort de 57 personnes et fait 109 blessés.

Soutenir l’Ukraine, sa littérature et sa culture, c’est aussi parler de livres écrits par elle, pour elle. Ainsi le festival Week-end à l’Est du 23 au 28 novembre 2022 à Paris aura comme thématique la ville mythique d’Odessa et accueillera notamment l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan.

« Les livres sont des arches de survie, par lesquelles les textes survivent et triomphent toujours »

Dans son nouveau roman, L’Archiviste (Aux forges de Vulcain), Alexandra Koszelyk aborde la question de la destruction de l’héritage ukrainien par une force d’occupation. Dans une ville occupée par les Russes, une archiviste dénommée K est contrainte de détruire l’héritage culturel ukrainien pour sauver sa mère malade. Devant ce cas de conscience, celle qui est la gardienne de ce patrimoine entre alors en résistance.

Comment est née l’idée de ce livre ?

D’une urgence. Celle de résister, à ma manière, face à ces terribles images que je voyais à la télé et sur les réseaux. Quand l’annonce de l’invasion a eu lieu, j’ai complètement arrêté d’écrire le texte que j’avais en cours, et qui m’apparaissait soudain futile au regard de la réalité. Je me devais d’être au plus près de mes origines. En parler, alors que des bombes et une armée tentent de les détruire, est vite devenu une évidence.

Ce sont tout d’abord « des voix ukrainiennes » qui sont arrivées, comme des fantômes qui servent de refuge, quand on tente de trouver des réponses. K, l’archiviste, est venue par la suite. C’est une protectrice, une vestale du feu sacré.

Vous insistez fortement sur l’importance de la préservation de l’héritage culturel comme composant de la construction d’une nation. Pourquoi ?

Je me souviens, au tout début de la guerre, les pronostics n’étaient pas bons. Puis, quand on s’est aperçu que l’Ukraine résistait, et surtout qu’elle allait au-delà des attentes, on a commencé à s’étonner.

J’ai toujours su que l’Ukraine se battrait comme elle le fait. Tout simplement parce que cela a été le fruit de mon éducation, et cela fait aussi partie de ce peuple. Si l’on regarde son histoire, on se rend très vite compte que cette invasion n’est pas la première.

Face à ces nombreuses invasions, à ces changements de frontières, il était important de se rallier derrière une Histoire commune, avec ses héros, ses légendes, ses poètes aussi. Ainsi, les générations d’ukrainiens apprennent par cœur les vers de Taras Chevtchenko. Chacun a en soi ses écrits qui disent qu’un jour la vérité et la liberté reviendront. C’est cette culture-là qui a permis au peuple ukrainien d’avoir du courage et de l’audace, puisque des artistes par le passé s’étaient déjà battus pour être ou rester libres. Les grecs appelaient ce sentiment « le thumos », une ardeur collective qui se manifeste par du courage. Et c’est exactement ce qui s’est passé.

Votre héroïne est confrontée un terrible dilemme, sacrifier l’une de ses deux mères : biologique et symbolique. Comment choisir ?

Lorsque l’Homme au chapeau débarque dans la bibliothèque de K, elle s’occupe déjà de sa mère qui est mourante. Je voulais en effet établir un parallèle entre les deux mères de mon personnage. Celle qui relève de l’intime, l’autre de la sphère publique. Au début de la narration, les deux semblent aller de pair, puisque la mère de K a une attaque le jour même de l’invasion.

En revanche, cet Homme au chapeau tient notre personnage, puisqu’il détient la sœur de K, une autre figure féminine, pratiquement le double de K. Mila est sa jumelle. Et là, le dilemme est quasiment insoluble, il est cornélien. C’est justement là que l’héroïne se révèle. A cette peur, elle aussi répondra par de l’audace et osera se soustraire à cette mission terrifiante. Comme elle ne plie pas, K ne cesse de dire au lecteur qu’il est urgent de continuer.

Dans L’archiviste, la bibliothèque est plus qu’un temple du savoir. C’est un refuge pour toute une nation. Comment percevez-vous la destruction systématique des bibliothèques ukrainiennes ?

La perte est significative, ce sont parfois des œuvres d’art que nous ne retrouverons jamais, mais aussi des manuscrits uniques. L’anéantissement de l’autre, son avilissement nécessite cette destruction culturelle. La lutte idéologique passe par tous ces ravages. Toutefois, on peut détruire un livre, mais le texte – lui – survivra. Aucun autodafé n’a rempli la mission terrible que les assassins de la pensée lui donnaient. Les livres sont des arches de survie, par lesquelles les textes survivent et triomphent toujours.

Mykhaïlo Kotsioubynsky, Les chevaux de feu, Editions Noir sur Blanc, 96 p.

D’héritage culturel, littéraire, il en est question avec Les chevaux de feu de Mykhaïlo Kotsioubynsky Chef d’œuvre de la littérature symboliste ukrainienne, épigone ukrainien du Romeo et Juliette de Shakespeare, le livre conte l’amour impossible d’Ivan et Maritchka dans ces Carpates ukrainiennes où Jésus côtoie les démons et les sorciers. Avec sa prose pleine de poésie notamment dans cette glorification de la nature, Kotsioubynsky nous entraîne dans un récit entre rêve et réalité, entre légendes et cruauté des hommes.  Une très belle découverte.

Serhiy Jadan, L’Internat, Editions Noir sur Blanc, 272 p.

D’une époque à l’autre et d’une guerre à l’autre, il n’y a qu’un pas qu’il est possible de franchir comme on change de trottoir ou de rue. C’est ce que nous raconte dans son nouveau livre, l’Internat, Serhiy Jadan, l’un des écrivains ukrainiens les plus talentueux qui vient de recevoir le Prix de la paix des libraires allemands à la foire du livre de Francfort. Nous sommes en 2015 dans le Donbass. Pacha doit chercher son neveu à son internat. Mais la guerre et le chaos viennent subitement tout ravager. Tandis qu’il traverse la ville, Pacha découvre un paysage apocalyptique : maisons éventrées, cadavres de chiens, habitants hagards. Il ne reconnaît plus rien. Sa vie d’avant a disparu. Les pages de Jadan sentent la mort et le lecteur est pris aux tripes.

Roman d’une terrible actualité, époustouflant, vertigineux, L’Internat est une tempête littéraire, une tempête qui peut en quelques minutes faire voler en éclats votre quotidien, comme celle qui a surpris les Ukrainiens le matin du 24 février 2022. Un livre qui montre que rien n’est jamais acquis et que toute votre vie peut être balayée en quelques instants.

Julian Semenov, Opération Barbarossa, 10/18, 384 p.

Pour reprendre le titre de l’un des derniers livres de John Le Carré, l’héritage des espions, à qui Julian Semenov peut être aisément comparé, l’œuvre de ce dernier évoque à travers les aventures de son personnage, Maxim Issaïev alias Max von Stierlitz, espion soviétique infiltré au sein du Troisième Reich, les champs de bataille de la seconde guerre mondiale et notamment l’Ukraine.

Dans cet opus, notre espion a eu vent de l’invasion du territoire soviétique par la Wehrmacht en juin 1941. Il est envoyé sur place en Ukraine et élabore un stratagème machiavélique en infiltrant les ennemis de Staline pour ralentir l’avancée des troupes allemandes. Progressant entre les cadavres qui jonchent les plaines noires d’Ukraine et manipulant les bourreaux, Opération Barbarossa est un petit bijou de roman d’espionnage d’un auteur demeuré longtemps inconnu à l’ouest et qui possède son musée en Crimée.

Anna Colin Lebedev, Jamais frères, une tragédie postsoviétique, Seuil, 224 p.

Enfin, lorsqu’on parle d’héritage, il convient d’évoquer l’héritage soviétique qui pendant longtemps tenta d’unir les destinées de l’Ukraine et de la Russie avant de les dissocier irrémédiablement. C’est ce que montre Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique dans cet essai pertinent. Analysant les trajectoires des sociétés des deux pays de la chute de l’URSS au début des années 1990 à nos jours, elle montre les chemins distincts pris par les deux nations qui mettent à mal aujourd’hui le discours poutinien de peuples frères. Du regard de l’étranger à la construction d’une mémoire historique basée sur le passé soviétique, la seconde guerre mondiale et la Shoah, en passant par le contrat social qui régit les relations entre les citoyens et l’Etat et le rapport à la violence, Anna Colin Lebedev constate avec intelligence la fracture durable entre Russie et Ukraine scellée par la guerre.

« Aujourd’hui, le Russe devient un Autre, d’autant plus hostile qu’il se cache derrière une apparence fraternelle » écrit l’auteur. Un livre salutaire donc qui déconstruit intelligemment les stéréotypes que quelques démagogues et fous de guerre souhaitent nous imposer.

Par Laurent Pfaadt