Archives par mot-clé : Albin Michel

#Lecturesconfinement : Nickel Boys de Colson Whitehead par Jean-Michel Guenassia

Nickel Boys de Colson Whitehead
est le meilleur roman que j’ai lu
cette année. Colson Whitehead
nous raconte l’histoire d’Elwood,
un jeune afro-américain, volontaire
et doué, qui va entrer à l’université
et dont l’avenir s’annonce radieux,
mais qu’un caprice du destin va
faire basculer dans l’enfer d’une
maison de redressement. Car nous
sommes en Floride au début des
années 60. Un autre monde, une
autre époque.

Le grand mérite de Colson Whitehead est de nous raconter cette
histoire sans pathos,  ni effets, et cette narration au plus près des
personnages est d’une redoutable efficacité. On est embarqué et
captivé de bout en bout. Mais l’immense talent de cet auteur est
d’avoir osé et réussi, dans la dernière partie du texte, un coup de
théâtre exceptionnel, un de ces fameux twists si rares dans les
romans français, et qui va nous emporter au-delà de la simple
lecture d’un bon roman et donner à Nickel Boys une dimension
mythique qui bouleversera le lecteur. Colson Whitehead avait
obtenu le prix Pulitzer pour son précédent roman, Underground
Railroad
, et il a obtenu un deuxième Pulitzer pour Nickel Boys, tout
aussi mérité.
Jean-Michel Guenassia est écrivain. Son roman Le Club des
incorrigibles optimistes
 a obtenu le prix Goncourt des lycéens en
2009. Dernier ouvrage paru : De l’influence de David Bowie sur la
destinée des jeunes filles
 (Albin Michel, 2017)
Nickel Boys de Colson Whitehead (Albin Michel)
par Jean-Michel Guenassia

#Lecturesconfinement – Mon père, ce nazi

Philippe Sands

Avec La Filière, Philippe
Sands poursuit sa
chasse aux fantômes
dans cette Lemberg
vidée de ses juifs.

Dans Retour à Lemberg, il
était resté dans l’ombre.
Dans celle de Hans
Frank, le gouverneur
général de la Pologne
occupée. Dans celle de
la mort qu’il servit. Dans
celle de l’histoire enfin
qu’il tenta de fuir, désespérément.

Otto Wächter a longtemps cru qu’il passerait entre les mailles du
filet. Ce nazi autrichien ayant joué un rôle important dans
l’assassinat du chancelier Dollfus qui permit aux sbires d’Hitler –
Seyss-Inquart et Kaltenbrunner, tous deux condamnés à mort et
exécutés à Nuremberg – de nazifier l’Autriche, devenu gouverneur
de Cracovie puis de Lemberg avec l’invasion nazie du territoire
ukrainien en juin 1941, fut l’un des rouages essentiels de
l’extermination des juifs soviétiques et de la mort de millions de
personnes. Jusqu’à son décès en 1949 dans un hôpital romain, il a
cru sa mémoire préservée y compris par un de ses enfants, Horst,
l’un des personnages principaux de La Filière.

Remontant les pages du journal de Charlotte Wächter, la femme
d’Otto, comme on remonte le temps, Philippe Sands a ainsi
reconstitué presque quotidiennement la vie du nazi, de ses jeunes
années à l’Italie où il trouva refuge après la guerre en passant par
Berlin où cet aigle atteignit les sommets et Lemberg où il se mua en
vautour se repaissant des cadavres des juifs. Dans La Filière, l’auteur,
comme à son habitude, met à nu la barbarie d’un homme en
confondant le négationnisme de sa femme et de son fils. On se
demande souvent, devant l’évidence des faits, comment le fils peut
encore croire à l’innocence de son père.

Les visites de Sands au château du fils de Wächter et sa rencontre
avec de stupéfiants documents ont permis à l’auteur d’approfondir
son enquête comme on creuse une immense tombe pour y exhumer
la vérité. Le lecteur est ainsi embarqué dans un va-et-vient littéraire,
entre passé et présent, entre les actes abominables de Wächter et
les dénégations de son fils. On touche là au point central de
l’ouvrage, celui du travail de mémoire, d’une famille et à travers elle,
d’un pays face à ses démons. Horst Wächter ne parvint jamais à
accomplir ce dur voyage, dissociant en permanence le crime effectif
pour minorer celui de son père qui l’ordonna pourtant.

Le livre ne serait qu’une enquête supplémentaire si la mort
mystérieuse, à quarante-huit ans, d’Otto Wächter, n’avait pas
alimenté un certain nombre de doutes sur un éventuel assassinat.
L’ouvrage se mue alors en thriller géopolitique dans cette Italie
d’après-guerre où se côtoient communistes, prélats pronazis et
espions de tous bords. S’entourant d’une pléiade d’universitaires
jusqu’au maître de l’espionnage, John Le Carré, Sands nous
embarque dans les eaux troubles de ce fleuve naissant que fut la
guerre froide. Ironie du destin, celui qui vola avec les aigles du
Troisième Reich périt d’une maladie contractée dans le Tibre, cet
autre fleuve où l’on jetait sous l’Antiquité les cadavres des
empereurs assassinés, ces aigles déchus.

Par Laurent Pfaadt

Philippe Sands, La Filière,
Chez Albin Michel, 496 p.

Ici n’est plus ici

Tommy Orange, Ici n’est plus ici

Un livre coup de poing
assurément. De celui que l’on
assène dans le visage de la bonne conscience. Avec un coup de
poing américain…ou plutôt
amérindien. Car il s’agit bel et
bien d’Indiens mais pas de ceux
de Danse avec les loups ou des
héros magnifiques de Louise
Erdrich. Non, chez Tommy
Orange, que ce premier roman a
propulsé au sommet des prix
littéraires américains, ces Indiens ont troqué leurs chevaux pour
des voitures customisées, leurs fusils pour un 357 Magnum et ne
fument pas le calumet de la paix mais, bien au contraire, le crack
de la déchéance et de la violence.

A travers une galerie de portraits aussi fascinants qu’effrayants et
splendides, l’auteur nous offre un roman en forme de
documentaire un peu à la manière de Dene Oxendene, ce
personnage qui souhaite réaliser des interviews de membres de la
communauté indienne d’Oakland en Californie. Alcool, drogue,
obésité, violence intrafamiliale, échec scolaire, discrimination,
tout y passe et tout converge dans ce roman à l’architecture
millimétrée, vers le brasier final qui prend l’aspect d’une danse
macabre. Avec une langue qui sent le métal, parfois chauffée à
blanc, Orange ravive des cendres que l’on croyait éteintes. Ce
roman, appelé à faire date constitue à n’en point douter, la pierre
manquante de l’envers du rêve américain et le jalon
supplémentaire qu’un génocide qui ne s’est jamais arrêté mais a
revêtu, en ce 21e siècle, ses habits les plus sournois.

 

Chez Albin Michel, 352 p.

Interview Francis Geffard

Francis Geffard
© Jean-Luc Bertini

« On ne comprend pas l’Amérique si on ne
s’intéresse pas à la question
indienne »

L’éditeur Francis Geffard
dirige depuis près de vingt-
trois ans la collection Terres
d’Amérique chez Albin
Michel. Editeur de plusieurs
Prix Pullitzer comme Colson
Whitehead, Anthony Doerr
ou Adam Johnson, il a
également permis aux
lecteurs français de découvrir
des auteurs tels que Louise Erdrich, Donald Ray Pollock ou Joseph
Boyden. Pour Hebdoscope, il revient sur sa vision de la littérature
américaine et nous dévoile la prochaine rentrée littéraire.

Comment qualifierez-vous la littérature américaine ?

Personne en France n’est à même de traiter de la littérature
américaine dans son intégralité. C’est pour cela qu’il y a autant
d’auteurs américains dans les catalogues de toutes les maisons
d’édition. La littérature américaine est une des rares littératures
universalistes du monde. N’importe qui peut devenir un écrivain
américain. Il suffit d’émigrer, de devenir américain et d’utiliser la
langue anglaise. Elle n’est finalement que le creuset dans lequel
toutes les littératures du monde se sont mêlées. Car à part les
Indiens, les Américains sont tous venus d’ailleurs, emportant avec
eux leur histoire, leur culture, leur vision, leur ADN. Tout cela s’est
fondu dans un nouvel espace et c’est peut-être ce qui donne à la
littérature américaine cette énergie, cette fluidité et cette
capacité à être, quatre siècles plus tard, une littérature
d’immigrants.

Et quelle la place de la littérature indienne là-dedans ?

C’est LA littérature américaine par excellence parce que cela fait
des générations et des générations que les hommes habitent cet
espace, l’ont mis en mots dans des poèmes, dans des chants, dans
des rites et dans des histoires. Leur littérature se fait ainsi l’écho
de cela même si l’oralité y tient une place prépondérante. Faulkner
disait qu’on ne comprend pas l’Amérique si on ne s’intéresse pas à
la question indienne. C’est la base de ma relation à l’Amérique. S’il
n’y avait pas les Indiens et les Noirs, l’Amérique serait
insupportable.

Donc plus qu’aucune autre, la littérature indienne est une
littérature de l’oralité

Oui, c’est vrai. Le monde indien est fondé essentiellement sur
l’oralité. Il y a aux Etats-Unis un auteur assez emblématique à ce
sujet : Sherman Alexie qui dit préférer avoir dix lecteurs blancs
que dix lecteurs indiens car les dix lecteurs blancs vont chacun
acheter un livre alors que chez les lecteurs indiens, un seul va
l’acheter et va le raconter aux neuf autres. La spécificité de mon
travail, ici, chez Albin Michel, est d’avoir rassemblé dans une
maison d’édition la quasi-totalité des écrivains de ce monde-là que
ce soit James Welch, Leslie Silko, Scott Momaday, Louise Erdrich,
David Treuer, Joseph Boyden, Sherman Alexie ou Tommy Orange.

Pensez-vous que la littérature américaine a imposé ses codes au
monde entier ?

Je ne pense que pas que le goût de la littérature américaine soit la
résultante d’un impérialisme culturel. Simplement, l’Amérique,
depuis qu’elle existe, fait rêver l’Europe. On l’associe au
dynamisme, à la liberté, à la vitalité, à l’égalité, à l’idée que tout est
possible. Je ne sais pas ce que le monde serait devenu si
l’Amérique n’avait jamais existé. Elle a constitué un sacré souffle
dans l’histoire humaine.

Cette littérature est également marquée par l’influence de la
terre et des morts

La capacité qu’ont eue les écrivains américains à s’enraciner dans
un lieu comme les Indiens et à être en total osmose avec ce qui les
entoure, les paysages, la nature, constitue un élément important
de cette littérature traversée par l’opposition entre la civilisation
et la sauvagerie. Et puis, en Europe, les auteurs appartiennent aux
élites alors qu’aux Etats-Unis, ils sont toujours à la périphérie de la
société et se réservent le droit d’être en désaccord avec elle.

Comment faites-vous vos choix éditoriaux ?

Je crois qu’on reçoit ici 500 à 600 manuscrits étrangers
anglophones. Il y a d’abord des affinités avec des éditeurs
étrangers. Et puis, je ne me pose jamais la question de savoir si un
livre va avoir du succès car honnêtement on ne le sait jamais. Il
faut que l’écriture transporte quelque chose. Je suis assez sensible
à la voix, à l’écriture et à l’univers. Je préfère une voix pas tout à
fait aboutie mais qui a un véritable univers et au service d’une
intention plutôt que quelqu’un de très bien sur le plan technique
mais où il ne se passe pas grand-chose. Et puis, on ne peut pas être
l’éditeur de tout. Il faut donner une coloration à ce que l’on fait. Je
suis avant tout un lecteur comme les autres avec cette possibilité
de transformer ma lecture en proposition de lecture aux autres.

Parlez-nous de vos futurs choix, de l’ovni Tommy Orange ? Et à
quoi peut-on s’attendre dans les mois à venir ? 

Ici n’est plus ici de Tommy Orange qui collectionne les prix se situe
dans la droite ligne des auteurs que j’ai cité sauf que ce roman se
passe dans les villes. On associe souvent les Indiens à la nature, à
leurs réserves. Aujourd’hui 60% des Indiens vivent pourtant dans
les villes, là où il y a du travail. On parle légitimement de la
question noire aux Etats-Unis mais la question indienne reste le
péché originel de ce pays. Les différents personnages de Tommy
Orange, dealers, rappeurs reflètent la violence, la maltraitance, la
dépossession, le mensonge et la guerre dont furent victimes les
Indiens. Et cette violence émane également des Indiens eux-
mêmes. Ces gens n’ont toujours eu que le pire du rêve américain.
Sinon, il y aura également Les patriotes de Sana Krasikov, une
histoire familiale sur trois générations de refuzniks entre Etats-
Unis et URSS, une nouvelle traduction de La maison de l’aube de
Scott Momaday, l’une des grandes voix de la littérature indienne
ou un formidable écrivain canadien à découvrir, Michael Christie.

Par Laurent Pfaadt

Tous les auteurs cités sont à découvrir chez Albin Michel

Livre du mois

Eric Puchner,
Dernière journée sur terre

Révélé au public français avec sa
Famille modèle, Eric Puchner
revient avec une série de neuf
nouvelles aussi truculentes les
unes que les autres. Le style
toujours aussi décapant de
Puchner y explose véritablement.
A mi-chemin entre une triste
réalité et un futur réel ou envisagé,
ses héros se débattent avec leurs quotidiens souvent ennuyeux et rêvent d’un autre monde, pas forcément meilleur mais différent. Car
si les personnages de Puchner, de jeunes adolescents ou pré-
adolescents souvent introvertis et traversés par une quête
amoureuse dont ils sont les victimes ou l’injustice sont différents,
c’est d’abord parce qu’ils refusent de rentrer dans le moule de cette
standardisation imposée.

Il en résulte des histoires décalées où l’humour cache en réalité une
volonté farouche de trouver sa place dans cette société
contemporaine vidée de sens que Puchner caricature à dessein
comme dans cette nouvelle où un adolescent est persuadé que sa
mère est un robot. Ses archétypes dotés d’un langage propre comme
celui d’une tribu qui ne veut pas être exterminée cherchent leurs
vies dans cette société qu’ils ne comprennent pas et qui cherche à
les atomiser.

Par Laurent Pfaadt

Chez Albin Michel, 288 p.

Livre du mois

Alan Hollinghurst,
L’Affaire Sparsholt,

Chez Albin Michel,
608 p.

Oxford 1940 :
plusieurs jeunes gens
cultivés observent
depuis leur fenêtre le beau David Sparsholt. De ce fantasme allait
naître l’affaire Sparsholt qui structure sans être le point central le
nouveau roman d’Alan Hollinghurst, révélé au public français avec
l’enfant de l’étranger.

Car ce nouveau roman ressemble à plus d’un titre à son illustre aîné.
Fresques s’étalant sur le 20e siècle, ils abordent la question de
l’évolution de la société britannique, et notammen la question de
l’homosexualité tantôt dévoilée, tantôt cachée selon les époques.
Porté par une magnifique plume qui plonge dans l’encre du 19e
siècle pour sculpter ces personnages du 20e, L’Affaire Sparsholt est
une succession de tableaux au propre comme au figuré dans
lesquels David Sparsholt, son fils Johnny et ceux qui regardaient par
cette fenêtre n’auront de cesse de se questionner et de questionner
leur époque et leur pays. Avec ses vapeurs d’affaire Profumo, on se
rend très vite compte que cette affaire n’est qu’un prétexte. Un état
de secret donc plus qu’un secret d’Etat.

Par Laurent Pfaadt

Les étoiles noires

Voyage dans
l’aéronautique nazie.

Michel Heurtault
signe une fresque
épique réussie

Un roman comme une
fusée. Une ambition
presque démesurée. Un rêve inatteignable. Dépasser le genre humain.
Voilà à quoi pourrait se résumer les desseins de l’auteur et de ses
personnages. Car lorsque l’on entreprend un tel voyage, personne ne sait
où il mènera. Et il faut dire qu’à l’instar de ses personnages, le voyage
littéraire que nous propose le nouveau roman de Michel Heurtault va
bien au-delà de ses buts initiaux. Cette épopée spatiale et humaine
propulse ainsi son lecteur dans une contemplation stratosphérique de
l’Histoire, bien au-delà de la surface de la terre, bien plus haut que ces A2,
prototypes d’une mort à venir, qui s’élevèrent dans le ciel de Frise durant
ces années 30 sous les regards admiratifs d’un aréopage assoiffé de
vengeance sans savoir que les rêves de quelques-uns allaient devenir,
quelques années plus tard, les cauchemars de millions d’autres. Parmi
l’assistance où les masques dessinés par Michel Heurtault ne sont pas
encore tombés, se cachent les futurs traîtres, héros et criminels. Seuls
quelques-uns savent qu’il faudra choisir son camp. 

Anton, lui, perçoit le danger à venir grâce notamment à la
clairvoyance d’une femme, Hanne. Notre héros ne rêvait que de
voyage interstellaire et d’étoiles. Il récolta massacres et têtes de
mort. Ses rencontres, d’abord avec le petit génie d’un Troisième
Reich soucieux de contourner le traité de Versailles en matière de
réarmement, Wernher von Braun, le futur architecte des missiles
V2, et surtout avec deux femmes, Hanne et son caractère d’airain
qu’il n’aura de cesse de vouloir séduire, et la belle Adriane vont
décider de son destin.

Grâce à une construction narrative en tout point maîtrisée qui allie
avec bonheur érudition et suspense, l’ouvrage de Michel Heurtault
se lit d’une traite malgré ses quelques sept cent pages. Cette fresque
épique construit une tension qui suit intelligemment la montée des
périls en Europe et déroule sa dramaturgie sur les ravages et la
barbarie de la guerre, bien aidée par une galerie de personnages qui
se complètent à merveille. Il permet surtout au lecteur d’observer
ces hommes et ces femmes se débattre, parfois en vain, avec leurs
idéaux, leurs engagements et surtout leurs consciences.

De l’euphorie berlinoise à l’atroce bombardement de Dresde en
passant par les exactions des SS sur le front russe, Anton va
comprendre, parfois à ses dépens, que des idéaux placés dans de
mauvaises mains, peuvent s’avérer des armes redoutables. Ce cœur
qui haïssait la guerre
, pour emprunter ces vers à Robert Desnos, va
très vite comprendre que ses fusées et ses utopies de jeunesse,
ayant pénétré les orages d’acier qui recouvrent l’Allemagne et
l’Europe, sont devenues des machines de mort. Rongé par la
culpabilité, il n’aura de cesse de vouloir détruire cet énième épigone
de Frankenstein. Mais le mal était fait…

Par Laurent Pfaadt

 Michel Heurtault,
Ce cœur qui haïssait la guerre,
Chez Albin Michel, 687 p.

Le livre à emmener à la plage

Matthew Neill Null, Le miel du lion

Des pionniers à la solde d’une
compagnie industrielle
déboisent des forêts
inhospitalières de Virginie-
Occidentale au début du siècle
dernier. Parmi eux, ceux que l’on
surnomme très vite « les Loups
de la forêt » s’organisent en vue
de commettre des actes violents
(grèves, attentats, sabotages).

Le premier ouvrage de Matthew Neill Null est un condensé de
violence, envers l’environnement mais surtout entre les êtres
engagés dans une lutte à mort. Il y a assurément du Ron Rash dans
ces pages et certaines scènes font penser au Serena de ce dernier.
Neill Null montre ces hommes refusant cette nouvelle mutation
du capitalisme qui s’apparente dans ces paysages presque
apocalyptiques à une nouvelle forme de servitude. Sorte d’énième
roman sur les bannis de la terre où seule la révolte violente peut
leur permettre de sortir de leur condition d’humilié et de leur
misère sociale, le livre de Neill Null est également un combat sans
cesse renouvelé contre sa propre conscience. La liberté se gagne,
se mérite semble dire l’auteur, y compris en bravant sa conscience
et en transgressant les lois. Dans le miel du lion, tous n’auront pas
le courage de se salir les mains.

Par Laurent Pfaadt

Chez Albin Michel, 432 p.

Livre du mois

David Szalay, Ce qu’est l’homme, Albin Michel, 560 p.

Exercice de style autant que réflexion profonde sur la condition
masculine, ce livre ne devrait laisser aucun lecteur insensible. A
travers la succession de ces neuf
hommes de 17 à 73 ans répartis
sur l’ensemble du continent
européen, l’auteur construit assez
intelligemment un portrait presque
type de l’homme moderne avec ses
forces mais surtout ses fêlures
dans cette société contemporaine
qui les atomise et qui les
dépossède d’eux-mêmes.

Dans un récit mené de main de
maître – et l’on ne peut qu’être
impressionné par sa construction
narrative – chaque histoire peut se lire indépendamment telle une
nouvelle mais mises bout à bout, elles forment un seul et unique
livre. A travers ce dernier, David Szalay pose et nous pose la
question essentielle : qu’est-ce que la vie et quel sens a-t-elle pour
nous, aujourd’hui ? Son livre permet surtout de nous comprendre,
nous les hommes, un peu mieux. N’est-ce pas là, la fonction d’un
grand écrivain ? Assurément.

Par Laurent Pfaadt

Descentes aux enfers

Canty
© Tom Bauer missoulian

Quand un accident
dans une mine met à
nu une société. Du
grand Kevin Canty 

En cette année 1972,
les Etats-Unis sont
au faîte de leur
puissance. Richard
Nixon n’a jamais été
aussi populaire et
l’économie
américaine grâce à l’extraction minière est florissante. Les mineurs
travaillent durs mais sont bien payés. Les samedis soir, tous se
retrouvent au bar et la révolution sexuelle bat son plein. Dans cette
région de l’Idaho, on pourrait croire que tout va bien. Et pourtant. A
l’image de ces hommes qui sentent la gerbe et de ces femmes qui
exhalent le shampoing bon marché, les descentes dans les
profondeurs ne sont pas qu’un métier, il s’agit d’un état d’esprit. Elles
sont permanentes nous dit Kevin Canty. C’est devenu un mode de
vie.

Les héros du nouveau roman de l’écrivain américain que l’on
compare déjà à Richard Ford ou à Ernest Hemingway sont jeunes
mais ils donnent l’impression d’avoir déjà vécu. Mariages ratés,
dépendance à l’alcool, stérilité ou règlements de comptes, ils sont
nombreux tels Ann ou David à vouloir autre chose, à souhaiter une
autre vie. Mais ce rêve s’arrête bien souvent à l’entrée de cette
maudite mine qui avale les hommes, sorte d’abîme mental dont on
ne sort jamais. Car passé ce bref espoir, la mine se rappelle à eux.
Même lorsqu’on n’y travaille pas. Encore et encore. Car derrière ces
montagnes, ils sont persuadés qu’il n’y a rien pour eux.

Il va falloir un accident où périrent 91 mineurs pour que tout cela
vole en éclat, pour que cette prison mentale ne s’effondre. « Tout a
commencé à changer – son père ivre mort comme jamais David ne l’a vu –
mais après ce moment, rien ne sera plus jamais pareil. Il y aura un avant
et un après »
écrit ainsi l’auteur. Avec ses phrases courtes,
tranchantes comme des lames de rasoirs, Kevin Canty nous dépeint
cette microsociété qui se fracture, se désagrège. On pourrait croire

à une caricature si on n’avait pas l’impression qu’elle nous ait
tellement familière d’avoir déjà vu telle bagarre pour un honneur
que l’on brandit quand on a plus rien ou tel ivrogne agressif parce
que sans perspectives. Dans cette déchéance collective où l’auteur
brosse quelques tableaux d’une incroyable beauté littéraire comme
ces scènes poignantes de l’incertitude qui précède l’annonce de la
mort des mineurs, il est aisé de conclure qu’il n’y a rien à faire, que la
fatalité a définitivement gagné.

Cependant, l’incroyable puissance du livre tient au message de
Canty. Il n’y a de salut que pour ceux qui traversent le purgatoire.
Qu’il faut endurer la perte, la douleur pour parvenir au bonheur et à
la liberté. David, Ann et Lyle l’apprendront à leurs dépens. Pour cela,
il leur faudra passer de l’autre côté des montagnes. Une vraie leçon
d’humanité.

Par Laurent Pfaadt

Kevin Canty,
De l’autre côté des montagnes,
chez Albin Michel, 272p.