Archives par mot-clé : Laurent Pfaadt

Elliot Carter

L’année 2018 est
riche en
commémorations.
Après Bernstein et
Stockhausen
notamment, le
110e anniversaire
de la naissance de
l’un des plus
grands
compositeurs
américains du 20e
siècle, Eliott Carter
est l’occasion de
réécouter ses œuvres en particulier les plus tardives qui ne sont
pas forcément les plus connues.

Une sélection de pièces notamment pour piano s’étalant de 2003
à 2012 permet ainsi de saisir l’art de Carter qui mêle angoisse
existentielle et frénésie notamment dans Dialogues II (2010). A
l’instar de cette pièce, une grande partie de ces pièces sont
d’ailleurs enregistrées pour la première fois conférant ainsi à cet
enregistrement un caractère plus que fondamental. Le pianiste
français Pierre-Laurent Aimard, grand spécialiste de musique
contemporaine conduit ce formidable hommage. Il nous laisse
découvrir la vision angoissée du compositeur. Il est rejoint par le
grand percussionniste de la musique de Steve Reich, Colin Currie
dans ce concerto pour percussions, piano et orchestre de chambre
de toute beauté (Two contreversies and a conversation) puis par le
violon d’Isabelle Faust et le violoncelle de Jean-Guihen Queyras
dans Epigrams (2012), ce trio pour piano tout en ruptures.

Par Laurent Pfaadt

Late works, Chez Ondine

Pina Napolitano

Brahms fut-il un
progressiste ? C’est
en substance ce
que nous demande
la pianiste
italienne Pina
Napolitano devant
son clavier. Et il
faut bien
reconnaître que
sous ses doigts, le
compositeur
allemand prend
une toute autre
allure car Pina Napolitano, en excellente interprète de la seconde
école de Vienne, a su parfaitement faire le parallèle musical de
celui qui personnifia le romantisme viennois avec Anton Webern
et Alban Berg.

Le jeu aérien de Pina Napolitano, surtout perceptible dans la
sonate n°1 de Berg, fait des merveilles. Meme si on la sent très à
l’aise avec Webern et Berg (tout comme Schönberg dans un album
précédent), le Klavierstücke de Brahms, avec ses rythmes
maîtrisés et où la fluidité toute romantique laisse parfois place à
des ruptures, l’interprétation de la pianiste annonce parfaitement
les révolutions musicales à venir et tisse un lien intéressant entre
eux. Ce disque permet de dire à la pianiste que le passé ne meurt
jamais. Et on ne peut qu’être d’accord avec une telle analyse
musicale.

Par Laurent Pfaadt

Brahms, the Progressive,
Brahms, Webern, Berg

Chez Obradek

Le livre qui bouleversa le monde

La Bible de Gutenberg © Taschen

Une magnifique
édition de la Bible
de Gutenberg
permet de revenir
à la source de cet
évènement majeur
de l’histoire de
l’humanité

Le jeune Johannes
Gutenberg se
doutait-il que ses premiers travaux sur l’imprimerie dans un
atelier d’orfèvrerie allaient le conduire à l’immortalité, son nom
rejoignant celui d’Hammourabi ? Certainement pas. Et pourtant,
l’invention de caractères typographiques et de presses
xylographiques pour réaliser des impressions sur vélin puis, par
souci d’économies sur papier, allait révolutionner l’écrit et sa
diffusion.

En 1454, Gutenberg a une cinquantaine d’années. L’Eglise,
contestée, a besoin de diffuser ses écrits et sa pensée dans une
Europe en proie à des turbulences. A partir du texte de la Vulgate,
la Bible traduite en latin par Saint Jérôme au IVe siècle, Gutenberg
réalisa la fameuse B42, cette Bible aux quarante-deux lignes
devenue aujourd’hui mythique et reproduit par Taschen dans son
format initial c’est-à-dire en deux volumes in-folio de 324 et 319
feuillets constituant 1286 pages ainsi que dans sa version
liturgique originale.

Aujourd’hui, à l’occasion du 550e anniversaire de la mort de
Gutenberg, l’examen de ce qu’il est convenu d’appeler un trésor de
l’humanité permet d’admirer l’extraordinaire composition de
l’ouvrage. Grâce à un appareil critique mené par Stephan Füssel,
directeur de l’Institut des sciences du livre de la Johannes-
Gutenberg-Universität de Mayence où il est titulaire de la chaire
Gutenberg, cette Bible B42, présentée dans sa version de
l’université de Göttingen est décortiquée. Caractéristiques
techniques, composition de l’encre, papier utilisé, corrections à la
main, reliure reproduite pour la première fois, rien n’est oublié de
cet exemplaire inscrit au patrimoine documentaire de l’UNESCO.
Et surtout pas les fabuleuses enluminures reproduisant bestiaires
ou éléments végétaux tirées du livre de modèles de Göttingen,
sorte de dictionnaire pour tout enlumineur qui se respecte, que
l’appareil critique reproduit judicieusement. Même si l’atelier de
Gutenberg permit de gagner dix fois plus de temps qu’un moine
copiste du Moyen-Age, on mesure tout de même tout le travail
préparatoire.

Comme toute œuvre révolutionnaire, l’invention de Gutenberg ne
remporta un succès qu’après la mort de ce dernier, ruiné et oublié
de tous. Sa Bible B42 ne fut tirée qu’à 180 exemplaires,
essentiellement achetés par des monastères, et dont il n’en
subsiste aujourd’hui que 49. Mais la portée de la B42 fut
considérable. L’imprimerie qui devait répandre les idées de l’Eglise
se retourna contre elle et un demi-siècle après la mort de
Gutenberg, la Réforme, le plus grand mouvement de contestation
de l’Eglise catholique, réussit en grande partie sa mission grâce à
l’imprimerie. Révolutions, propagande, connaissance ou plaisir de
la lecture, l’imprimerie, a transformé l’humanité à tout jamais.
Cette Bible B42 devint tantôt en moyen d’élever les hommes,
tantôt une arme pour les contrôler, faisant ainsi de Gutenberg,
selon les mots de Stephan Füssel, « le père de la communication de
masse ».
Rien ne devait plus arrêter cette invention et aujourd’hui,
la multitude de livres et de magazines imprimés sur la planète
doivent en grande partie payer leur tribut à ce livre qui bouleversa
le monde et qu’il est enfin possible de retrouver, d’admirer et
surtout de posséder dans toute bibliothèque qui se respecte
même si cela ne vous dispense pas de vous rendre à Paris,
New York, Burgos ou Cambridge pour en admirer une.

Par Laurent Pfaadt

La Bible de Gutenberg de 1454, Stephan Füssel,
Chez Taschen.

Une caméra pour défier le monde

Costa-Gavras © Hervé Boutet

Le réalisateur Costa-
Gavras se raconte dans un
livre magnifique

Sa vie a quelque chose d’un
film ou en tout cas d’un
scénario que tout
producteur, de surcroît
américain, friand de
success-stories, rêverait
d’adapter. Celui d’un jeune
homme sans le sou arrivant
dans un pays étranger et ne
connaissant que peu de
monde, qui allait devenir
l’un des plus grands réalisateurs français et surtout lui, l’étranger,
le parangon de ce que la France est réellement : un phare dans la
nuit de l’humanité. Telle fut la vie de Costa-Gavras. Avec ce titre
emprunté à l’écrivain Kazantzakis, le réalisateur de films
désormais cultes comme Z, l’Aveu, Missing (Palme d’or à Cannes en
1982), Music-Box ou Amen, est allé là où il est impossible,
théoriquement, d’aller et où l’on ressort à chaque fois changé : le
pouvoir, la finance, l’âme humaine, la mémoire ou l’injustice.

Dans ce livre passionnant, on traverse plus d’un demi-siècle de
cinéma, de la France aux Etats-Unis passant de villas
hollywoodiennes en appartements exigus. On suit avec
fascination la fabrication de ses films, le choix de ses acteurs, les
décors improbables réalisés à la hâte, les scènes qu’il faut
improviser comme ces cadavres sur le plafond de verre dans
Missing. Mais il y a aussi ces films qui ne se font pas, les
propositions qu’il faut refuser, les considérations extérieures. On
y découvre cette passionnante énergie créatrice qui part de la
lecture d’un livre et devient, après moult péripéties, un film. Et
cette vie d’aventures cinématographiques et devrait-on dire
politiques ne serait rien sans ces anecdotes incroyables, de la
proposition d’adapter le Parrain au manuscrit de Soljenitsyne qui
lui arrive dans les mains à Vienne en passant par cette tentation
de devenir président de la République de Grèce. Enfin, il y a ces
moments qui vous marque à jamais et qui vont bien au-delà du
cinéma, comme cette incroyable scène du visionnage de l’Aveu par
un Arthur London figé par l’émotion. « Je n’ai jamais eu de meilleure
récompense que cette étreinte, que ce baiser un peu mouillé par ses
larmes qui coulaient le long de sa joue »
écrit à ce sujet Costa-Gavras.

Les mémoires de Costa-Gavras dressent également une
incroyable galerie de portraits. Bien entendu le triumvirat
Montand, acteurs des débuts, Signoret qui plus qu’aucune autre,
accompagna ses premiers pas depuis le Jour et l’heure de René
Clément en 1962 dont il fut l’assistant et Jorge Semprun, le grand
écrivain, scénariste de Z et de l’Aveu, domine l’ouvrage. Mais il y a
aussi ces figures qui traversent cette vie : Garcia-Marquez à
Mexico avec qui il fête la victoire de Mitterrand en 1981,
Alexandre Dubcek, Robert Redford, Salvador Allende, Romain
Gary rencontré chez Lipp ou Chris Marker, l’infatigable
compagnon de route. Derrière ces statues désormais de marbre,
apparaît régulièrement la femme aimée, Michèle, qui trace dans
ce miroir de la vie, de l’autre côté de la caméra lorsque celle-ci est
posée, le portrait d’un jeune homme sensible qui manque parfois
de confiance en lui, puis d’un homme soucieux des autres. Elle
donna à notre Persée ce bouclier dans lequel il vit les nombreuses
méduses qui ne manquèrent pas d’accompagner sa notoriété
grandissante.

S’il est théoriquement impossible d’aller là sans changer pour
reprendre le mot de Kazantzakis, non seulement Costa-Gavras y
parvint mais mieux encore, il nous a, avec ses films, changé aussi
bien à titre individuel que collectivement. Car, sa vie et son œuvre
prouvent qu’il faut toujours croire en ses rêves mais que ces
derniers peuvent également devenir utopies. Il n’y avait qu’un
immigré grec pour nous dire une telle chose. Finalement, il n’y a
jamais de hasard.

Par Laurent Pfaadt

Costa-Gavras, Va où il est impossible d’aller,
Seuil, 400p.

Le vivre-ensemble, notre bien le plus cher

© Ludovic Marin/AFP

Après les terribles
attentats de
Carcassonne et de
Trèbes et à l’heure où
notre nation, toutes
sensibilités
idéologiques et
religieuses
confondues, rend
l’hommage mérité au
héros national que
fut le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, il convient de garder son
sang-froid, de prendre un peu de recul et de préserver ce qui fait
notre bien le plus cher : le vivre-ensemble.

Ces derniers jours, l’attention s’est focalisée non pas sur l’Islam mais
sur une idéologie tirée de cette religion : le salafisme. S’il est vrai
qu’elle gagne l’esprit de certains musulmans qui ne constituent pas,
rappelons-le, la majorité de nos concitoyens français dont les aïeuls
ont contribué à libérer à Verdun, au chemin des Dames ou à
Strasbourg, le territoire d’un péril autrement plus mortel que le
salafisme, il faut réaffirmer que la très grande majorité des
musulmans de France aspire à vivre en paix, à être considéré comme
des citoyens à part entière et à inscrire leurs enfants dans notre
histoire commune afin qu’ils deviennent, sans renier leurs héritages
qu’ils soient cultuels ou culturels ou qu’ils aient opéré, de génération
en génération cette mutation, ces acteurs qui contribueront à faire
de notre pays une nation admirée et respectée pour l’histoire et le
message qu’elle a su porter et qu’elle portera, à n’en point douter,
dans les décennies et les siècles à venir.

A l’heure où bien souvent il est aisé de fustiger ce qui va mal, il
convient de regarder vers ce qui fait sens, vers ce qui fait société.
L’Islam, disons-le clairement, n’est pas une menace pour les sociétés
européennes. Bien au contraire. Cette religion peut être un atout
car il existe des lignes de convergence entre des points de vue qu’il
est dangereux d’opposer, au risque d’arborer le masque de celui que
l’on vilipende. J’en veux pour preuve le soufisme, approche
spirituelle et mystique de l’Islam qui se situe à l’opposé du salafisme
et qui place l’amour au cœur de son message. Nous devrions, tous, et
en premier lieu ceux qui agissent sur l’opinion publique, utiliser cette
arme idéologique, indépendamment de tous les instruments que
l’Etat met à notre disposition, pour lutter contre cette idéologie
islamique mortifère.

Le don de soi est une qualité devenue tellement rare en ces temps
d’individualisme effréné pour que le geste du lieutenant-colonel
Beltrame soit glorifié à sa juste valeur. Peu importe finalement que
ce geste ait été dicté par humanisme, conviction religieuse, sens du
devoir ou altruisme profond, il porte en lui un message éternel
relayé par ces hommes qui presque jour pour jour, il y a un siècle,
tombaient par milliers sur les champs de bataille de l’offensive du
printemps 1918 : ensemble nous serons toujours plus fort.

« Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore. C’est le passage
dont il est question dans les livres, l’ancien chemin obstrué, celui dont le
prince, harassé de fatigue, n’a pu trouver l’entrée »
écrivit dans le Grand
Meaulnes
, Alain-Fournier, mort au combat le 22 septembre 1914. Le
lieutenant-colonel Beltrame nous a montré l’entrée. A nous de nous
y engouffrer.

Laurent Pfaadt, écrivain

CD du mois d’avril

Ophélie Gaillard,
Richard Strauss,
Don Quixote et cello
works (Romanze,
Cello sonatas,
Morgen), Aparté

Ophélie Gaillard est
certainement l’une
des violoncellistes
les plus talentueuses
de sa génération.
Cofondatrice avec sa
sœur de l’ensemble
Amarillis qui sort ces derniers jours un magnifique album consacré à
Haendel, l’ancienne révélation des Victoires de la musique n’hésite
pas à s’aventurer sur des sentiers peu empruntés comme en
témoigne son précédent album, Exils où elle s’emparait des
influences hébraïques d’un Bloch, Korngold ou Prokofiev.

Ce nouveau disque est consacré au Don Quixote, ce poème
symphonique relativement peu connu pour violoncelle, alto et grand
orchestre de Richard Strauss. Elle est magnifiquement
accompagnée par l’alto de Dov Scheindlin qui tient le rôle de Sancho
Panza. Quant à l’orchestre, il arbore parfaitement son costume
straussien, tantôt puissant, tantôt espiègle. Dans les variations, le
violoncelle est à l’aise, complice d’un orchestre qui ne joue pas, au
contraire, la surenchère. On revient alors à sa platine et on met la
version Rostropovitch avec Koch et Karajan et on se rend compte
que l’élève touche du doigt le maître…

Par Laurent Pfaadt

CD du mois d’avril

Mahler 4, Orchestre philharmonique du Luxembourg,
Miah Persson dir. Gustavo Gimeno
Pentatone

Lentement mais sûrement, l’Orchestre philharmonique du
Luxembourg poursuit son ascension dans les hautes sphères
musicales européennes comme en témoigne ce nouveau disque
consacré à la quatrième symphonie de Mahler. Celle-ci est ici
interprétée avec une ferveur communicative mais également avec
une certaine maturité qui fait plaisir à entendre. La brillance de
l’orchestration mahlérienne n’est jamais aveuglante et
l’interprétation ne verse jamais dans la démonstration.

Le chef et son orchestre évitent ainsi parfaitement le piège d’une
succession d’effets sonores dans cette symphonie surreprésentée
par les bois et les cuivres. Au contraire, les équilibres sonores sont
respectés et la musique gagne en fraîcheur. Dans le troisième
mouvement, le souffle mahlérien oscille merveilleusement entre
murmure et plainte. Et même si la voix de Miah Persson dans ce
quatrième mouvement qui clôt la symphonie est assez éloignée du
chant d’enfant voulu par Mahler, l’ensemble est incontestablement
une réussite.

Anne Nivat, un continent derrière Poutine ?

A l’heure où le président russe
Vladimir Poutine a été réélu pour
un nouveau mandat, Anne Nivat,
spécialiste de la Russie, a parcouru
le pays le plus étendu de la planète,
de Saint-Pétersbourg à
Vladivostok en passant par
Irkoutsk ou Petrouchovo pour
savoir ce qu’en pensent les Russes.
Le récit qu’elle livre, combiné à un
documentaire diffusé sur France 5
le 18 mars dernier, est riche
d’enseignements et se résument à
peu près à cela : « les Russes sont
habitués à dramatiser : ils accusent les plus hautes instances, puis
haussent les épaules ».
Et tous, bon gré mal gré, se satisfont de
Poutine.

Après la fin de l’URSS et les humiliations subies par l’Occident, les
Russes qui se succèdent au fil des pages veulent être rassurés et se
sentir respectés. Et Vladimir Poutine leur apporte cela : une fierté
retrouvée et une stabilité même si cette dernière est toute relative
dans un pays où 1% de la population détient 75% des richesses et où
le dépeuplement et le déclassement sont des fléaux permanents.
Qu’il s’agisse de cet oligarque d’Irkoutsk qui voit Poutine en rempart
contre l’invasion chinoise ou de ce couple de Birobidjian, Lioudmila
et Serguei, notables ayant tout perdu lors de la crise de 2008, ils
restent lucides sur le régime mais le tolèrent. Jusqu’à quand ?

Par Laurent Pfaadt

Chez Seuil, 192p

Rastignac à Venise

Tintoret
© Philadelphia Museum of Art

A l’occasion du cinq
centième anniversaire de sa
naissance, le musée du
Luxembourg revient sur les
jeunes années du Tintoret.

Il fut un jeune loup de la
peinture, celui qui, en
peignant portraits et scènes
religieuses, aurait pu dire :
« Venise me voilà ! ». Et
pourtant, rien ne fut aisé
pour Jacopo Robusti dit
Tintoretto, fils de ce
teinturier qui, d’une certaine
manière, traça son destin. Car naître en 1518 alors que la
Renaissance voit briller ses derniers feux et que le Baroque n’est pas
encore né, et gravir les échelons de la vie picturale vénitienne à
l’ombre du grand Titien étaient plutôt prompts à vous condamner à
l’oubli. Mais c’était mal connaître le jeune Jacopo. Très influencé par
le Titien, il s’éleva à l’ombre de ce dernier comme en témoigne ses
personnages de dos et ses coloris vert, rose et orangé tirés par
exemple de l’Adoration des mages du musée du Prado et qui renvoient
immédiatement au géniteur de l’Aretin. Mais le Tintoret y ajouta
cette audace, cette impertinence propre à la jeunesse comme avec
cet Adam du Péché originel (1551-1552) où le premier homme
apparaît la nuque hâlée c’est-à-dire dévêtu et non nu, ou dans cet autoportrait de 1547 qui ouvre l’exposition et où on découvre un
jeune homme sûr de lui, prêt à tout. Et son ambition ne connut pas
de limites. Le Tintoret usa de tous les moyens pour parvenir à ses
fins : réseaux d’influences, stratégies commerciales et esthétiques. «
S’il continua à faire parler de lui, c’est qu’il l’avait voulu et calculé : avec
ses fresques murales des débuts, couvrant souvent à peine ses frais, à des
croisées de chemins stratégiquement efficaces (…) ou avec ses « joker »
dans les célèbres églises du diocèse, il fit sensation et se fit un nom, n’en
déplût à ceux qui l’enviaient »
écrit ainsi Erasmus Weddigen, l’un des
grands spécialistes du Tintoret. Ce dernier n’hésita d’ailleurs pas à condamner à l’oubli certains talents prometteurs qu’il tua dans l’œuf,
celui-là même avec lequel il confectionnait ses pigments, tels
Giovanni Galizzi à qui l’exposition rend justice. Vaincu, ce dernier se
résolut à plagier le maître. Triste destin.

Il n’empêche que tout cela ne fut possible sans le génie. Et du génie,
le Tintoret en avait à revendre comme en témoigne ses fabuleuses
toiles de la conversion de Saint Paul (1538-1539) pleine de bruit et de
fureur ou de l’enlèvement du corps de Saint Marc (1545) avec son sens
incroyable de la mise en scène. L’exposition s’aventure d’ailleurs
astucieusement dans la fabrication de l’œuvre du maître en
montrant son utilisation répétée de dessins de tête comme par
exemple celle d’Alvise Mocenigo ou ce partage d’un même modèle
avec d’autres peintres (Paris Bordone).

Devenu populaire et riche, il mène grand train. Toute la bonne
société vénitienne se presse chez le Tintoret pour avoir « son »
portrait. Cela donne les magnifiques Andrea Calmo, d’une
incroyable modernité expressionniste ou l’homme à la barbe blanche
(1545). Mais Tintoret, conscient de peintre sa légende, ne se livre
pas à la facilité. Bien au contraire. Sa conception picturale de la
femme, pleine d’empathie, éclate sur la toile. Il n’y a qu’à voir
l’incroyable puissance du Péché originel et de cette Eve qui capte
littéralement le regard. Près d’un demi-siècle avant le Caravage,
l’égalitarisme qu’il défendit en traitant sur le même plan princesses
et prostitués le rend profondément avant-gardiste.

En 1555, date à laquelle l’exposition prend fin, Le Tintoret, trente-
sept ans, est parvenu au faîte de sa gloire. Il ne lui restait plus qu’à
conquérir l’immortalité même si, comme cette exposition le montre
magnifiquement, Rastignac en avait déjà poussé la porte.

Par Laurent Pfaadt

Tintoret, naissance d’un génie,
Au Musée du Luxembourg, jusqu’au 1er juillet 2018

Le goulag de l’archipel

Toer
© Hogupplost pressbild

A l’occasion de la sortie du
troisième tome de son Buru
Quartet, retour sur la grande
œuvre de Pramoedya Ananta
Toer

Le Buru Quartet, c’est
l’histoire de Minke, ce jeune
indigène indonésien entré
dans la propriété des Mellema,
industriels néerlandais,
comme on entre sans le faire
exprès dans l’Histoire avec un
grand H de ces Indes
néerlandaises de la fin du 19e
siècle. Intelligent, ayant fait des études, Minke est promis à un avenir
de bupati, sorte de préfet. Dans cet incroyable destin qui commence
comme un roman d’apprentissage et se poursuit sous la forme d’une
fresque politique où les destins de quelques-uns percutèrent celui
d’une nation en devenir, notre héros trouva sur sa route Ontosoroh,
sorte de féministe avant l’heure et amazone des temps modernes
vendue à Robert Mellema, l’homme fort de la région, par un père en
quête de reconnaissance sociale et prêt à tout pour s’élever. La
lâcheté du père n’aura d’égal que le courage de la fille, opposant ainsi
ceux qui composent, se compromettent avec le système colonial et
ceux qui veulent le changer, le briser.

La beauté de cette fresque qui déploie une galerie de personnages si
attachants, du peintre français Jean Marais, ancien mercenaire
ayant adopté la fille de son ennemie à Mei, cette activiste chinoise
dans une empreinte sur la terre en passant par Surati qui se mutila
pour préserver sa liberté, tient également à l‘absence de
manichéisme. Certes, les rôles de chacun sont codifiés mais cette
société coloniale laisse parfois quelques interstices de liberté qui
sont autant d’espoirs dans lesquels nos héros se glissèrent au fur et
à mesure du temps. De ces interstices, ils en firent des failles d’où
allait couler le fleuve de la liberté comme un barrage fissuré prêt à
exploser. Ontosoroh profita ainsi de la bonté de son maître et mari
pour acquérir non pas un statut social et familial qui lui fut refusé
par la loi mais une prédominance domestique. Malgré cela, Minke et
Ontosoroh perdirent tout mais se relevèrent. Toer nous montre
ainsi dans ces figures majestueuses la capacité de l’être humain à
pouvoir se reconstruire encore et encore même après avoir subi les
pires cruautés, les jalousies les plus iniques.

La réflexion sur la langue comme instrument de domination mais
également comme arme d’émancipation traverse de part en part le
Buru Quartet. Minke, devenu journaliste et écrivain à ses heures,
commença par écrire en néerlandais. Mais dans cette conscience
politique que l’on voit naître et croître tout au long de ces pages, il
n’eut de cesse d’être tiraillé entre ces lumières européennes qui
cachent ces ombres où sont rejetées tous les dominés et les
ténèbres d’une vie de luttes au bout desquelles brille la lueur de ce
mince espoir de liberté. A travers la langue et les mots qu’utilise
Minke, le lecteur est témoin de ce combat intérieur sans cesse
renouvelé. Ayant commencé par publier des nouvelles en
néerlandais, Minke allait fonder un journal indépendant en malais,
utilisant ainsi les chaînes de l’ennemi pour mieux s’en libérer.

Enfermé dans un bagne sur l’île de Buru pendant près de quatorze
ans pour son appartenance communiste et son opposition au
dictateur Suharto, Pramoedya Ananta Toer que l’on surnomma
affectueusement Pram raconta pendant des années l’histoire de
Minke à ses codétenus avant de la coucher sur le papier. Ode à la
liberté en même temps que manifeste contre les asservissements de
toutes sortes et confiance absolue dans la capacité de l’être humain
à transcender sa nature profonde, le Buru Quartet est aujourd’hui
devenu l’un des monuments de la littérature mondiale, traduit dans
le monde entier et aujourd’hui accessible au public français grâce à
Zulma et à son éditrice, Laure Leroy. Les grandes œuvres littéraires
naissent souvent des tragédies du monde. Il n’y a qu’à citer
Alexandre Soljenitsyne, Primo Levi ou Imre Kertesz. Certes. Mais
mon Dieu que c’est beau.

Par Laurent Pfaadt

Pramoedya Ananta Toer,
Une empreinte sur la terre, Zulma, 2018. 

A lire également les deux premiers tomes du Buru Quartet,
le Monde des hommes et Enfant de toutes les nations,
également disponible aux éditions Zulma.