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L’aventure d’une vie

© Bernard Allemane / INA
© Bernard Allemane / INA

Magnifique ouvrage retraçant l’incroyable vie de l’écrivain Joseph Kessel

« Ces yeux-là ont tout vu : la beauté et l’horreur, la misère, la mort (…) Voilà soixante-dix ans qu’ils regardent le monde tel qu’il est, mais on y lit encore l’attente d’un nouveau visage ou d’un nouveau récit » écrit ainsi l’auteur en ouverture de son dernier chapitre. Résumer la vie de Joseph Kessel en quelques lignes s’apparente à l’impossible. Et pourtant, celui que tout le monde appelait « Jef » fut l’écrivain de l’impossible, celui des causes perdues, des traditions oubliées ou des idéaux qui ne meurent jamais. Grâce au très bel ouvrage d’Alexandre Boussageon, grand reporter et modeste héritier du grand Kessel, il nous est ait permis de suivre et de vivre par procuration cette traversée du vingtième siècle, de la Syrie à la Birmanie, en passant par l’Allemagne ou Vladivostock en compagnie du lion des lettres françaises.

Enfant d’une famille de Russes blancs installés en France, Joseph Kessel a très vite eu en lui, comme Hemingway au demeurant – les deux hommes n’ont que dix-huit mois d’écart – ce désir d’aventure, d’engagement, de voir ce monde de 1914 qui changeait sous leurs yeux. Engagé comme brancardier pendant la Première guerre mondiale, Kessel rejoint le Journal des Débats dès 1915. C’est le début d’une carrière de journaliste, de reporter qui ne devait s’interrompre que plus de soixante ans plus tard. Il est de tous les conflits, de toutes les grandes aventures : au milieu des affrontements en Irlande en 1920, avec les pionniers de l’aéropostale, à la table du négus d’Ethiopie, dans les faubourgs de Barcelone au début de la guerre civile ou dans les bas-fonds de Berlin en compagnie de la pègre allemande. Grâce à un récit vivant, rythmé et ponctué de citations où la perspective géopolitique côtoie l’anecdote – comme cette rencontre avec Jean Mermoz dans un restaurant du 15e arrondissement de Paris en juillet 1930 – l’aventure se lit à chaque page où l’on goute à l’exotisme des aventures de notre héros, non sans danger. « Je vivais dans cette atmosphère de risque, d’imprévu, de conspiration et de courage avec une intensité qui m’enivrait un peu » écrit ainsi Kessel en Irlande.

Ayant vu la fin d’un monde,  Kessel accompagne à partir de la seconde guerre mondiale, la naissance d’une nouvelle ère, celle issue de la résistance, de la décolonisation et de l’inévitable victoire de la modernité. C’est l’aventure du France-Soir de Pierre Lazareff avec lequel il couvrit le procès Pétain, celui de Nuremberg, ce « crépuscule des demi-dieux », entra en Israël avec le premier visa et partit sur la trace du lion en Afrique.

Et puis il y a les livres, sans lesquels Kessel n’aurait pas été Kessel. Les magnifiques photos restituent bien le goût de l’aventure et forment les décors de ses romans inoubliables. Ainsi ce cockpit d’avion permet une plongée dans l’Equipage ou le site de Mogok sert de toile de fond à la vallée des rubis. Alexandre Boussageon nous emmène également dans les secrets de la création. Car le récit était dans l’esprit de Kessel, qui écrivait le plus souvent de mémoire, sans notes ni documentation, déjà achevé car nourri des bordels, des bars mal famés, des fumeries d’opium, d’attelages improbables, de la sueur et du sang des hommes et des femmes qu’il avait rencontré. Puis venait le temps de la gestation. « Capable de produire un roman en trois semaines (Fortune carrée), il sait aussi oublier une histoire dans les tréfonds de sa mémoire et laisser cette dernière en jachère, à charge pour le temps de faire œuvre » écrit ainsi l’auteur. Des jonques aux boutres en passant par les jeeps et les dromadaires, cela donna des récits immortels comme le Lion, les Cavaliers ou l’Armée des ombres.

Avec cet ouvrage, on comprend alors mieux pourquoi Joseph Kessel fut au 20e siècle avec Ernest Hemingway, le  grand écrivain non pas de l’aventure mais de l’Histoire.

Alexandre Boussageon, Joseph Kessel, écrivain de l’aventure,
Paulsen, 2015

Laurent Pfaadt