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#Lecturesconfinement – Okuribi, Renvoyer les morts

Echappe-t-on réellement à la
société dans laquelle nous vivons
et qui vous transforme jusqu’à faire
de vous une bête ? C’est la question
qui anime en permanence le
lecteur dans ce roman qui suit ce
jeune collégien Ayumu, arrivé dans
un collège rural. Là, un groupe
d’élèves mené par Akira se livre à
des jeux de plus en plus violents à
l’encontre de l’un de ses membres,
devenu leur bouc-émissaire. Dans
ces rites de passage et cette construction identitaire propre à
tout adolescent s’affrontent apprentissage de la violence et
culpabilité. Hiroki Takahashi introduit avec un talent littéraire
certain qui lui valut d’ailleurs le prestigieux prix Akutagawa,
inscrivant ainsi ses pas dans ceux de Yasushi Inoue ou Kenzaburō
Ōe, prix Nobel de littérature (1994), une dimension inconsciente
qui fait toute la force du livre.

La servitude volontaire, celle qui vous conduit à privilégier
l’appartenance au groupe au détriment de la justice, de l’humanité
que tous les régimes autoritaires notamment celui du Japon de
l’entre deux-guerres poussèrent à leur paroxysme, traverse ce
court et puissant roman. Le lecteur est très vite conduit à
s’identifier à Ayumu, spectateur devenu complice des tortures
physiques et psychologiques d’Akira. Entre crainte d’être la
prochaine victime et volonté annihilée de se rebeller, le lecteur
avance en plein réalisme magique qui n’est pas sans rappeler
Murakami, dans cet obscur tunnel où les démons ne sont pas
uniquement ceux qui peuplent les montagnes environnantes.

Jusqu’où est-on prêt à aller pour assurer sa propre survie ? Au-
delà du dilemme qui anime la conscience de chacun, Hiroki
Takahashi pose également la question de notre propre liberté au
sein de nos civilisations modernes. Existe-t-elle encore ?

Par Laurent Pfaadt

Hiroki Takahashi, Okuribi, Renvoyer les morts,
Chez Belfond, 128 p.

 

Tout sur mon arrière-grand-mère

A travers le récit d’une famille
algérienne, Hajar Bali nous
offre une magnifique réflexion
sur la construction d’une
nation et sur la place des
femmes.

Baya, quatre-vingt-quinze ans
raconte sa vie et celle de sa
famille. Autour d’elle, Nour, son
arrière-petit-fils, étudiant en
mathématiques, écoute, ainsi
que sa mère et sa grand-mère.
Lentement dans un va-et-vient
narratif, le jeune homme est plongé dans l’histoire de « ses trois
mères », ces femmes qui ont régi et régissent encore sa vie.

Très vite, l’histoire de la famille de Baya se confond avec celle de
l’Algérie, de la période coloniale aux ravages de l’islamisme en
passant par les évènements de Sétif et l’indépendance. Mais
Ecorces est d’abord une histoire de femmes. La prose d’Hajar Bali
célèbre leur lucidité, leur courage et ce pragmatisme mis au seul
service de leur amour indéfectible pour leur sang quand les
hommes ne se soucient que de l’image qu’ils peuvent offrir d’eux-
mêmes au monde. Les passages de la quête de Baya pour son fils
Haroun sont certainement parmi les plus beaux du livre. Mais en
même temps, nous dit l’écrivain, ne pas partager cette obsession
revient à s’exclure de la communauté. Une nouvelle fois, durant un
bref instant les frontières publiques et privées du récit se
brouillent avant de revenir dans le giron de Baya et de se teindre
de cette affection propre à la culture maghrébine qui place
l’enfance au-dessus de tout. « Tout est permis à l’enfant chéri » écrit
ainsi Hajar Bali. Comprendre cela c’est comprendre les femmes,
c’est comprendre le Maghreb, c’est comprendre le combat de
Baya.

Car Baya, vieille reine qui porte en elle la mémoire du monde,
reste sur ses gardes. Elle n’a été qu’un ventre, qu’une esclave,
qu’une moins que rien. Mais avec ses nattes rousses, telle une
amazone, elle a fait face à ses tyrans : belle-famille, colons
esclavagistes et fanatiques en tout genre. Elle a revêtu diverses
armures pour mieux gagner sa liberté et protéger ceux qu’elle
aime. Mais elle n’a pas vu venir Mounia, cette autre fille, ce double
déboulant dans la vie de Nour et qui réclame vengeance. Derrière
le rideau familial se découvre tous ces enfants venus demander
des comptes à leur pays, à leurs mères, pour leurs erreurs passées,
pour leurs errements, pour ces compromissions nécessaires à leur
liberté et à la construction d’un avenir fragile. La plume d’Hajar
Bali perce à merveille les fragilités des êtres et leurs contorsions
pour se conformer aux codes sociaux de cette société figée dont
ils voudraient s’extirper ainsi que cette l’intimité des corps et des
sentiments.

La littérature demeurera toujours le plus puissant juge de paix.
Imprescriptible, souvent impitoyable, elle libère êtres et nations
de leurs oripeaux, qu’ils soient sociaux ou idéologiques et les met
à nu devant l’histoire et les hommes. Avec l’histoire de Baya et des
siens, Hajar Bali redonne vie à ceux qui ont certes commis des
erreurs mais ont tenté de faire triompher la liberté et l’amour.
Puisant dans les larmes d’une nation, sa plume révèle de la plus
belle des manières les véritables héros d’un pays tourmenté.

Par Laurent Pfaadt

Hajar Bali, Ecorces,
Chez Belfond, collection Pointillés, 304 p.

Propriétés privées

Le nom de Lionel Shriver s’est
imposé sur la scène littéraire
mondiale depuis l’adaptation
magistrale de son non moins
magistral roman, Il faut qu’on parle
de Kevin
(Belfond, 2006). A suivi
entre autres, la fascinante dystopie
familiale des Mandible (Belfond,
2017). Dans ces deux novella et ces
dix nouvelles baptisées Propriétés
privées
, Lionel Shriver montre cette
incroyable emprise qu’ont les
objets sur nous, sur nos relations
sociales et sur notre
comportement envers les autres.

Avec son style percutant si agréable à lire et si rythmé, Lionel
Shriver martèle nouvelle après nouvelle que ces propriétés
privées qu’elles soient objets de consommation, fabriquées
comme cet incroyable lustre en pied qui résume
métaphoriquement un personnage de sa naissance à sa mort, ou
de simples plantes définissent, psychologiquement et
physiquement ce que nous sommes. Témoignages tantôt
admirables, tantôt pathétiques de nos êtres dévorés par la
possession et le narcissisme, ces objets sont les marqueurs de
notre société en même temps que nos miroirs. Sans savoir que
nous ne sommes que les prisonniers pathétiques de cette société
de consommation. Et leurs reflets ne sont pas toujours agréables à
contempler. Mais que voulez-vous c’est le devoir d’un grand
écrivain…

Par Laurent Pfaadt

Lionel Shriver, Propriétés privées,
Chez Belfond, 456 p.

Deux cœurs à l’unisson

Seiji Ozawa

Quand deux géants
de la création se
rencontrent et
échangent.
Magnifique.

Ils sont des maîtres
de la création
artistique, des génies
dans leurs domaines
respectifs ayant
inspiré des générations entières de musiciens et d’écrivains. On ne
les présente plus et pourtant, connaît-on réellement Haruki
Marukami, l’auteur de 1Q84 ou plus récemment du Meurtre du
commandeur
, plusieurs fois cité pour le prix Nobel de littérature et
Seiji Ozawa, l’un des chefs d’orchestre les plus prestigieux, ayant
notamment fait les grandes heures du Boston Symphony Orchestra
et de l’Orchestre de Paris ?

A l’occasion de la convalescence de ce dernier, Murakami, ayant
assisté en mélomane et néophyte aux Etats-Unis et au Japon, aux
différents concerts du maestro a eu l’idée de ces conversations
autour de la musique. L’écrivain s’est ainsi présenté humblement,
armé de tout son savoir, face au chef qui a lui-aussi, en toute
humilité, accueilli ce prestigieux visiteur.

Il en résulte une suite de conversations qu’on ne quitte, à vrai dire,
qu’à regret et où on regrette de ne pas avoir de platine CD à portée
de main pour écouter, disséquer et philosopher avec eux autour des
concertos pour piano de Brahms ou Beethoven, des symphonies de
Mahler ou de Brahms ou la musique française.

Bien entendu, le maestro, cet empereur de la musique classique,
revient sur son passé en tant qu’assistant de Leonard Bernstein qu’il
qualifie de génie mu par un instinct hors du commun, et d’un
Herbert von Karajan, cet autre monarque non éclairé pour le coup
qui ne laissait rien au hasard, et auprès duquel Ozawa s’imprégna de
cette musique allemande qu’il tenta d’insuffler à l’orchestre de
Boston et au Saito Kinen Orchestra créé avec d’autres musiciens en
l’honneur de son ancien maître. Le lecteur se plaît ainsi à croiser en
concert ou en privé les figures de Glenn Gould, de Carlos Kleiber ou
de Mitsuko Uchida et à comprendre un peu plus leurs approches de
la musique.

Les conversations prennent parfois l’aspect de masterclass et en
leur compagnie, on se plaît à parcourir les coulisses de la direction
d’orchestre, scruter les détails techniques et la fabrication de
nombreux mythes musicaux. Mais l’essentiel de l’ouvrage est
ailleurs. Elle réside dans la nature même de la musique, dans ce
qu’elle exige d’obstination et d’abnégation mais également dans ce
qu’elle n’est pas, à savoir les silences qu’elle impose à l’image du Ma
japonais. La musique que l’on produit comme la littérature que l’on
écrit, semble nous dire ces deux hommes, traduisent ce que nous
sommes en réalité et parfois nous dépasse. « Les personnes créatives
doivent fondamentalement être égoïstes. Tout travail créatif est donc
impossible pour ceux qui passent leur temps à regarder ce qui se passe
autour d’eux, essayent de ne pas faire de vagues et toujours à contenter
tout le monde, et ce quel que soit leur domaine »
écrit ainsi Murakami
dans l’introduction de cet ouvrage qui constitue probablement l’un
des plus beaux textes jamais écrits sur la musique et la création en
général.

A entendre Murakami et Ozawa, nous ne sommes que les
instruments de forces qui exigent de nous un sacrifice total et
souvent nous dépassent. L’humilité, la marque des plus grands.

Par Laurent Pfaadt

Haruki Murakami & Seiji Ozawa, De la musique,
Conversations
, Belfond.

Le livre à emmener à la plage

Timur Vermes, Il est de retour
Chez Belfond
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Et si Hitler revenait ? C’est l’hypothèse un peu folle de cet OVNI littéraire qui a déjà rencontré un grand succès outre-Rhin (1,5 millions d’exemplaires vendus). Après 70 ans de silence, le Führer se réveille en pleine Allemagne du XXIe siècle avec comble du malheur pour le dictateur le plus honni de l’histoire de l’humanité, une femme à la tête de sa belle patrie ! Passé le moment de surprise et le temps de réadaptation au monde moderne, Hitler, pris pour un imitateur, se lance une nouvelle fois à l’assaut du pouvoir.

Fable moderne, Il est de retour cultive le burlesque en même temps qu’il délivre des leçons sur la manipulation des masses via les médias. Car le Führer, qui contrôla à merveille entre 1933 et 1945 les journaux et instaura une propagande que d’autres copièrent, se coule parfaitement de ce nouveau monde de l’information, distillant entre conférences de presse et shows télévisés ses théories sous la forme d’un Mein Kampf interactif.

On rit à chaque page notamment lorsqu’Hitler caricaturé à souhait par l’auteur peste contre ses généraux, Goering surnommé « le Gros » ou contre Bormann son secrétaire. On rit moins devant la facilité de persuasion et de pénétration des idées du Führer. Arrivé à la fin de l’ouvrage, on se demande : « Et si cela recommençait ? ». Alors là, on ne rit plus.


Par Laurent Pfaadt
Edition hebdoscope 1009, juillet 2014