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Napoléon Bonaparte, quel héritage ?

Il y a deux siècles disparaissait Napoléon Bonaparte, celui qui,
« vivant, (il) a manqué le monde ; mort, il le possède » selon les mots
de Chateaubriand. Depuis 1821 – et même déjà avant – les
publications célébrant l’Empereur n’ont eu de cesse de se multiplier.
Un engouement qui ne s’est pas tari. Sa jeunesse, son ascension, son
mariage, sa famille, ses conquêtes, ses victoires, ses exils et même sa
mort mystérieuse ont suscité commentaires, livres et exégèses en
tout genre jusqu’à aborder des thématiques inattendues telles que
Napoléon et Jésus, l’avènement d’un Messie (Cerf, 2021) ou Les
goûts de Napoléon (Grasset, 2021).

Aujourd’hui, Napoléon continue à fasciner. Pourquoi ? Et possède-t-
il toujours autant le monde ? Oui, car il demeure cet homme de la
petite bourgeoisie corse qui tint tête aux puissants de son époque
jusqu’au pape. Car il est celui qui instaura certaines institutions
comme la Banque de France, le Code civil ou le Conseil d’Etat qui
continuent à régir nos vies. Car il est enfin celui qui comprit, bien
avant tout le monde, l’importance de la propagande et de la mise en
scène de ses actions. « Son héritage, français et européen, est encore
bien vivant chez les peuples qu’il a gouvernés ou combattus. Il
touche même à notre intimité par les règles politiques,
institutionnelles et sociales qu’il a laissées » estime ainsi Thierry
Lentz, président de la fondation Napoléon et auteur d’un récent
plaidoyer en faveur de l’Empereur. Même son de cloche chez Charles
Zorgbibe, professeur émérite de droit public et auteur de plusieurs
ouvrages sur la période napoléonienne (éditions de Fallois) : « Il y a
un côté « Mahomet de l’Occident » dans l’épopée napoléonienne.
Lorsque Napoléon entre en Russie à la tête de 400.000 hommes, il
commande une armée multinationale, composée de Français,
d’Allemands, de Polonais etc… L’engouement n’est pas seulement
français. »

Et si on sortait un peu du prisme franco-français pour prendre un
peu de hauteur ? Si les Anglais se sont évertués dès le vivant de
l’Empereur à dépeindre une légende noire de l’Aigle et que les cours
européennes ont mal vécu le fait que celui qu’elles considéraient
comme un parvenu installa sur leurs trônes les membres de sa
famille, Napoléon demeure néanmoins celui qui a tout de même
laissé sur les champs de bataille, des centaines de milliers de soldats.
Il est celui qui a rétabli l’esclavage et qui, pour reprendre les mots de
l’écrivain autrichien Joseph Roth, introduisit la peste nationale dans
le corps européen. Pour autant, « les vues me semblent assez
équilibrées aujourd’hui. Jacques Bainville, en conclusion de sa
biographie de Napoléon hésite : il admire l’homme et se demande si
son bilan n’est pas finalement négatif » poursuit Charles Zorgbibe.

Il n’en demeure pas moins que cette période historique, l’Empire,
coincée entre le feu de la Révolution et la pâle Restauration et
inscrite dans le marbre de notre histoire par les romantiques, et son
héros, ont suscité depuis deux siècles nombre d’histoires et de
romans. « Napoléon est au cœur du roman classique français depuis
les années 1820. Stendhal, Vigny, Balzac, Hugo et des dizaines
d’autres se sont servis de son mythe, de sa légende, mais aussi de ses
hauts faits pour le faire apparaître, au premier comme au second
plan, de leurs œuvres. Aujourd’hui encore, la veine continue d’être
exploitée et à avoir du succès. Il n’est qu’à voir le succès des
ouvrages de Patrick Rambaud ou de Jean-Marie Rouart, dans
lesquels Napoléon est toujours quelque part » rappelle Thierry
Lentz. Une affirmation que ne conteste pas Jean Dufaux, auteur avec
le dessinateur Martin Jamar de la formidable série de bande-
dessinée Double masque, dont l’intégrale est republiée à l’occasion
de ce bicentenaire : « Au-delà des rappels historiques, le personnage
de Bonaparte se détache très vite pour vivre sa vie de fiction ».

« Quel roman que ma vie » reconnaissait Napoléon dans le Mémorial
de Saint-Hélène. Le pouvoir qu’il exerce sur l’imaginaire collectif,
celui des écrivains, des scénaristes est ainsi demeuré intact (lire
également l’interview de Jean Dufaux). Et même dans l’esprit des
citoyens – si on en croit les polémiques nées avec cet anniversaire –
qui se demandent s’il faut célébrer la mort de l’empereur. A l’heure
de Blacklivesmatter, certains contestent en effet ce choix, voyant
dans Napoléon l’artisan des maux du 20 siècle. Mais derrière la
cancel culture qui a tendance à vouloir gommer les aspérités de
l’histoire, de nombreux historiens appellent à replacer l’épopée
napoléonienne dans son époque. Car il s’agit là peut-être de la
meilleure manière de pérenniser le mythe, celui ne pas tomber dans la caricature. Preuve que Napoléon, deux siècles après sa mort,
continue toujours à posséder le monde.

Par Laurent Pfaadt

A voir, à partir du 28 mai, à la Grande Halle de La Villette, l’exposition Napoléon

A lire quelques ouvrages anciens ou récents :

Thierry Lentz, Pour Napoléon,
Chez Perrin, 2021, 200p.
– Charles Zorgbibe,
Le Choc des Empires, Napoléon et le tsar Alexandre
Aux éditions de Fallois, 2012, 400p.
– Jacques Bainville,
Napoléon, Texto,
Chez Tallandier, 2020, 528p.
– Jean Dufaux, Martin Jamar,
Double masque l’intégrale,
Editions Dargaud, 2021, 312 p.
– Patrick Rambaud,
La Bataille, Prix Goncourt 1997,
Chez Grasset et Livre de poche
– Charles-Eloi Vial, Histoire des Cent-jours,
Editions mai-novembre 1815, 2021, 672 p.


#Lecturesconfinement – Interview

« L’éminence grise classique peut
vraiment être définie comme le
double du monarque ou du
président »

Tous les livres de Charles
Zorgbibe, professeur émérite de
relations internationales,
foisonnent d’érudition et de
détails. Son nouvel ouvrage sur
les éminences grises qu’il a croisé
dans ses ouvrages précédents
(Guillaume II,  Metternich ou
l’Imbroglio, tous édités chez De
Fallois), n’y fait pas exception. Pour Hebdoscope, il revient sur ces
personnages à la fois fascinants et redoutés. 

 A vous lire, l’éminence grise telle que l’histoire la fantasme
n’existe, en réalité, pas. Il faudrait plutôt parler d’éminences grises
au pluriel

Il existe tout de même une figure centrale, l’éminence grise «
classique », qui apparaît avec le Père Joseph, qu’on retrouve aux
Etats-Unis avec le colonel House auprès de Woodrow Wilson, avec
Harry Hopkins auprès de Franklin Roosevelt, et plus récemment
avec Foccart auprès de de Gaulle. On peut y ajouter, dans l’ombre de
Metternich, Friedrich Gentz, l’architecte du fameux Congrès de
Vienne en 1814-1815… L’éminence grise « classique » peut vraiment
être définie comme le « double » du monarque ou du président : c’est
un vrai partage des servitudes du pouvoir.

On découvre aussi des éminences grises faiseurs de paix comme
Monnet ou Gide qui déconstruisent un peu le mythe d’un
conseiller servant de noirs desseins

On prête pourtant de noirs desseins à Monnet puisque tout un
courant complotiste l’érige en porte-parole diabolique des
puissances souterraines, particulièrement financières, qui
dirigeraient le monde ! Le mystère Monnet est dans l’aisance avec
laquelle cet homme qui n’a jamais été élu, qui n’a même pas d’intérêt
évident pour le combat politique, électoral, parvient à vendre, clés
en mains, une nouvelle organisation « supranationale » aux
dirigeants établis, aux gouvernants qui ont reçu l’onction
démocratique. Gide ne fait qu’une incursion, comme éminence grise
« pour l’Afrique », sous la Troisième République puis il semble pris de
court par le retentissement que provoque sa mission et il préfère
s’effacer… C’est une éminence grise dans un rôle « humanitaire ».

Parmi ceux que vous avez choisis figurent plusieurs écrivains. Est-
ce à dire qu’il y a une fascination des hommes de pouvoir pour les
hommes de lettres et inversement un intérêt des écrivains pour le
secret, l’ombre ?

Une fascination réciproque des hommes de lettres et de pouvoir :
incontestablement. Elle remonte, me semble-t-il, au Premier
Empire. Rappelons-nous le fameux dialogue de Napoléon avec l’élite
des écrivains allemands, qu’il appelle « les idéologues », lorsqu’il
séjourne à Erfurt, à l’occasion de sa rencontre avec le tsar… Mais
cette fascination ne se transforme pas en une véritable
collaboration. Lorsque les écrivains s’adonnent à la politique, c’est
plutôt en s’adressant à l’opinion publique, c’est une politique de
tribune.

La figure d’Harry Hopkins, conseiller de Roosevelt, demeure-t-elle
à part puisqu’il fut l’un des rares à passer de l’ombre à la lumière ?

Il ne fut pas le seul ! L’éminence grise qui réussit passe à la lumière.
Le colonel House, quand il se déplace en Europe pendant la
première guerre mondiale, donne des conférences de presse (où il
s’évertue à ne rien dire, c’est sa grande plaisanterie) et fait les grands
titres des quotidiens français, anglais, italiens… Le Père Joseph
devient célèbre lorsque Richelieu l’envoie comme observateur à la
Diète de Ratisbonne, la réunion « au Sommet » du Saint-Empire. Les
passants le reconnaissent dans les rues, les colporteurs diffusent
des pamphlets contre lui… Et Kissinger, n’aura été qu’un temps le
conseiller de l’ombre de Nixon, avant de se placer en pleine lumière !

Vous parlez de Foccart comme d’un Père Joseph contemporain.
Pourquoi ?

Il existe vraiment une ressemblance étonnante entre le conseiller de
Richelieu et celui de de Gaulle ! Dans les deux cas, la ligne politique
est fixée par « le prince », le conseiller n’est que l’exécutant. Mais il a
une autonomie extrêmement large dans l’exécution. Il peut d’ailleurs
être rabroué après coup par le prince quand son initiative est
désavouée : Richelieu « sanctionne » le Père Joseph pour les
concessions qu’il a acceptées au nom du royaume à Ratisbonne ; les
colères homériques de de Gaulle contre Foccart après tel coup
d’Etat manqué en Afrique sont célèbres…  Mais dans les deux cas, le
Père Joseph comme Foccart sont d’une loyauté totale envers
Richelieu et de Gaulle.

Par Laurent Pfaadt

Charles Zorgbibe, les Eminences grises, dans l’ombre des princes qui nous gouvernent
Aux éditions de Fallois, 496 p.

Machiavel à Washington

KissingerRemarquable biographie du conseiller de Richard Nixon.

L’histoire raconte que sa thèse sur le congrès de Vienne fut la plus longue de l’histoire universitaire d’Harvard. Cette anecdote, emblématique de la virtuosité intellectuelle du personnage, n’est que l’énième chapitre de la légende Henry Kissinger.

C’est à un personnage à la fois fascinant, brillant et détestable que s’est attaché l’un de nos plus grands noms de la géopolitique française, Charles Zorgbibe, professeur émérite à la Sorbonne pendant de longues années et auteur de remarquables biographies de Mirabeau et de Metternich parues chez de Fallois.

L’auteur nous emmène sur les traces de son sujet, dans cette Allemagne où Heinz Alfred devenu Henry Kissinger vit le jour avant de la quitter sous la menace des nazis en 1938. Brillant théoricien des relations internationales, Henry Kissinger, devenu professeur à Harvard, manifesta très vite son souhait de passer à la pratique et cultiva ses réseaux. C’est auprès du milliardaire Nelson Rockefeller, plusieurs fois candidat aux primaires républicaines qu’il pénétra les cercles restreints du pouvoir. Charles Zorgbibe rappelle d’ailleurs que, c’est en attendant un coup de fil de la Maison-Blanche pour proposer à Rockefeller un poste dans l’administration Nixon que Kissinger fut invité à rejoindre cette dernière !

L’élection de Richard Nixon en 1969 qu’il rencontra pour la première fois en 1967 va propulser Kissinger au cœur du pouvoir. Conseiller à la sécurité nationale, l’homme dont tout le monde reconnaît l’intelligence se révéla très vite indispensable au nouveau président. Au sein de ce « couple improbable » selon Zorgbibe, Kissinger « veillait à ce que nul ne puisse paraître plus proche du Président que lui, tout en s’assurant que nul ne puisse sembler le mépriser plus que lui » assure l’un de ses anciens conseillers.

Evidemment, l’ouvrage ne manque pas de relater les hauts faits de Kissinger : la visite secrète de Nixon en Chine que Kissinger prépara en secret, la guerre du Kippour ou les accords de Paris qui mirent fin à la guerre du Vietnam et lui valurent le prix Nobel de la paix. Mais également ses revers comme l’invasion du Timor Oriental, la chute de Saigon, la guerre civile en Angola ou le coup d’Etat au Chili. L’auteur relativise d’ailleurs l’implication de Kissinger et des Etats-Unis à ce sujet.

Devenu l’homme le plus puissant des Etats-Unis après le président, son aura fut tellement grande qu’il survécut au Watergate en intégrant comme secrétaire d’Etat l’administration Ford. De diplomate, Kissinger devint également une icône des médias. Charles Zorgbibe montre également comment l’homme a su bâtir sa légende à coup de mémoires et d’ouvrages de stratégie, le célèbre Diplomatie étant devenue la bible des diplomates. On le consulte tel l’oracle de Delphes comme les deux présidents Bush lors de leurs invasions respectives de l’Irak. A ce titre, le spécialiste des relations internationales qu’est Charles Zorgbibe nous montre comment Kissinger, ce réaliste s’est converti progressivement à l’interventionnisme néo-conservateur.

En même temps que d’être une histoire des relations internationales de la deuxième moitié du 20e siècle vue parfois depuis la coulisse, cette biographie de référence nous dresse le portrait de l’un des plus influents diplomates du siècle passé.

Charles Zorgbibe, Kissinger, éditions de Fallois, 2015

Laurent Pfaadt