Archives par mot-clé : Drago Jancar

L’amour au temps de la peste brune

Jancar © Jože Suhadolnik/Delo

Quand l’amour défie
l’histoire. Un grand
roman de Drago
Jancar.

Drago Jancar est un
conteur né. Après les
magnifiques Cette
nuit-là, je l’ai vue
et Six
mois dans la vie de
Ciril
, tous publiés
chez Phébus, le grand écrivain, digne représentant, avec Boris Pahor,
des lettres slovènes, nous revient avec un grand roman qui plonge
dans les affres de la seconde guerre mondiale.

Maribor 1944. La ville slovène, autrefois partie de l’empire austro-
hongrois et peuplée en grande majorité de germanophones, a été
intégrée en 1919 au nouveau royaume de Yougoslavie. Ressemblant
à sa cousine Trieste, elle est imprégnée de ce multiculturalisme où
germanophones et slaves ont su vivre ensemble tant bien que mal.
Mais l’invasion nazie a bouleversé tout cela. De nombreux
groupuscules luttent contre l’occupant allemand, aidé par ces
populations germanophones qui ont acclamé les troupes du
Troisième Reich lorsque ces dernières pénétrèrent dans la ville et
s’emparèrent des postes clés en 1941

Certains comme Ludek vont trouver dans le basculement de
l’histoire matière à leurs revanches personnelles. Ludek est devenu
Ludwig, un haut gradé SS qui règne en maître sur son ancienne ville
natale et ne jure que par la pureté de la langue allemande. Il a le
pouvoir mais pas l’amour. Or, celui-ci vient à passer à sa portée, non
pas directement mais par le biais d’une ancienne connaissance,
Sonja, venue quémander à l’officier nazi, une grâce pour son
amoureux Valentin, un maquisard arrêté quelques mois plus tôt.
Sonja ne sait pas encore que cette rencontre allait marquer à jamais
leurs destins.

Une nouvelle fois, Jancar nous accompagne dans les rues de sa chère
Maribor, un peu à la manière d’un Claudio Magris. Le lecteur voyage
tantôt au bord de la Drave, tantôt dans les vallées de la Prohorje, ces
montagnes où nos amoureux se récitaient des poèmes bucoliques,
tantôt enfin dans ces cafés qui sont autant de ruines fumantes d’une
Mitteleuropa à jamais disparue et où se noue le destin funeste de
Sonja. A travers ces lieux et ses personnages, Jancar nous rappelle
avec la beauté de son écriture que la langue conduit toujours au
nationalisme lorsqu’elle se veut exclusive, lorsqu’elle se revendique
comme unique dépositaire d’une identité.

De cette domination linguistique naît alors la domination politique,
celle des êtres. Le geste de Sonja, écrit à l’encre de la poésie, aura un
goût amer. Jusqu’où est-on capable d’aller par amour ? Celui-ci a-t-il
besoin d’être sans cesse entretenu, de vivre par-dessus tout, malgré
tout ? Ou comme le dit Jancar, a-t-il lui aussi besoin de repos ? Sonja
devait se brûler en tentant de se résoudre ce dilemme, marquée
dans sa chair et son esprit par le fer de l’oppresseur. Et si la liberté,
surtout pendant cette période tragique où nos héros voyagèrent
parmi les ombres de Dachau, Buchenwald et Ravensbrück et
côtoyèrent la mort à tous les coins de rues de Maribor, n’était pas la
chose la plus importante au monde, celle qui vaut tous les sacrifices
y compris celui de l’amour ? C’est à travers ce prisme que le roman
de Jancar devient limpide. C’est avec un fusil dans le maquis que
Valentin défendit sa liberté tandis que Sonja choisit la liberté de son
cœur.

A travers les histoires de Sonja, Ludwig et Valentin, Drago Jancar
tire une réflexion sur les rapports géopolitiques qui ont ensanglanté
l’Europe au 20e siècle et dont les résurgences plus à l’Est font
toujours craindre le pire.

Par Laurent Pfaadt

Drago Jancar, Et l’amour aussi a besoin de repos, Phébus, 350 p.