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Les espions sortent de l’ombre

Entre mythes et
réalités, plusieurs
ouvrages rappellent
le pouvoir fascinant
des espions

Pour eux l’anonymat
est une qualité. N’être
connu que de
quelques-uns un
exploit ; de personne
confère à la légende
comme Markus Wolf,
ancien chef des services secrets est-allemands dont il ne subsista qu’une unique
photo prise à Stockholm. Mais à l’heure des réseaux sociaux, de la
cybercriminalité et de l’omniprésence des caméras, les temps ont
changé. Ainsi « le BND – Bundesnachritendienst -, le service allemand de
renseignement extérieur, s’est récemment converti aux vertus de la
communication et a produit une petite vidéo pour expliquer son action »

assurent Pierre Gastineau et Philippe Vasset dans Conversations
secrètes
, livre extrêmement instructif et didactique qui réalise le tour
de force de faire un état des lieux de l’espionnage mondial en moins
de 200 pages à travers les voix de leurs principaux responsables.

L’ouvrage évoque ainsi les services d’espionnage des grandes
puissances et de quelques autres nations notamment un chapitre
passionnant sur l’Algérie, qualifiée de « pays où les espions ont
été rois ». Avec ses airs d’atlas mêlant cartes, schémas et même
suggestions littéraires et télévisuels, Conversations secrètes convie
ainsi son lecteur à une plongée dans l’histoire de la seconde guerre
mondiale et bien entendu de la guerre froide, âge d’or de
l’espionnage magnifié par le cinéma et John Le Carré même si la
réalité demeure nettement plus banale. Il aborde également les
grands défis auxquels est confronté notre monde et dans lequel les
espions se retrouvent souvent en première ligne. Rapports de
défiance avec les politiques en Allemagne, importance de la 5G pour
les services secrets chinois ou répercussions du Brexit sur le MI6
sont ainsi quelques-uns des dossiers brûlants évoqués dans le livre.

Et si le temps vient à manquer à nos maître-espions, ces derniers
trouveront toujours un public fasciné par leurs exploits et ceux de
leurs aînés. Ils pourront compter sur d’autres maître-espions,
littéraires, prêts à révéler leur identité à la postérité. Ainsi, après
Oleg Gordievsky dans son best-seller précédent (L’Espion et le Traître,
éditions de Fallois, 2018), Ben Macintyre revient avec l’histoire
d’Ursula Kuckzinski, le fameux agent Sonya qui transmit,
notamment via le scientifique Klaus Fuchs, des centaines de
documents permettant à l’URSS de concevoir sa bombe nucléaire.

Débutant sa carrière dans les années 30, Sonya – qui doit son nom
au fameux Richard Sorge, le maître-espion soviétique qu’elle
rencontra à Shanghai et dont elle fut l’amant – constitua en Grande-
Bretagne, un réseau tentaculaire d’espionnage à la solde de Staline,
envoyant à ce dernier informations militaires, scientifiques et
politiques de premier ordre.

Avec son style très enlevé et très anglo-saxon, Ben Macintyre nous
fait revivre la destinée incroyable d’Ursula Kuckzinski, devenue
colonel du GRU. Le livre se mue parfois en roman d’espionnage. Ainsi
c’est une autre femme, Milicent Bagot, fin limier du MI5, qui allait
démasquer Sonya car, écrit Ben Macintyre, « seule une femme aurait
pu percer Ursula à jour. La branche contre-espionnage du MI5 disposait
d’une telle femme. Et elle avait Ursula dans le collimateur »
. Les pages
qui suivent semblent alors tout droit sorties d’un roman de John Le
Carré comme lorsque les interrogateurs du MI5 tentent de
déstabiliser Sonya, chez elle, autour d’un thé ou devant ses rosiers.
Mais l’espionne résista et parvint à s’enfuir vers l’Allemagne de l’Est
où elle devint, sous le nom de Ruth Werner, une romancière à
succès. Comme John Le Carré. Façon de dire avec ces deux ouvrages
passionnants que les espions n’ont rien perdu de leur pouvoir de
séduction sur notre imaginaire collectif. Anonymes ou pas.

Par Laurent Pfaadt

Pierre Gastineau et Philippe Vasset dans Conversations secrètes,
Fayard/France Culture, 192 p.

Ben Macintyre, Agent Sonya, la plus grande espionne soviétique,
éditions de Fallois, 416 p.

A lire également : 

Julian Semenov, La taupe rouge, 10/18, 408 p.

Lee Child, Formation d’élite, Livre de poche, 480 p.

Lecturesconfiement : Les éminences grises de Charles Zorgbibe par Laurent Pfaadt

C’est à un voyage dans l’histoire et
les arcanes du pouvoir que nous
convie Charles Zorgbibe, éminent
spécialiste des relations
internationales et auteur des
biographies de référence de
Metternich, Guillaume II ou
Kissinger (de Fallois). L’éminence
grise est ainsi ce conseiller qui se
tient dans l’ombre de l’homme de
pouvoir pour lui dicter bonnes ou
mauvaises décisions. Notre cher
Alain Rey aurait certainement
précisé qu’éminence, au figuré,
voulait dire, au XVIe siècle, haut degré, excellence et que grise
renvoyait à la robe de capucin du Père Joseph, conseiller de
Richelieu qui joua un rôle fondamental lors des négociations des
traités de Westphalie en 1648 qui redessinèrent la carte de l’Europe
au profit de la France.

C’est d’ailleurs lui qui nous ouvre les portes de ce livre plein
d’érudition (comme à chaque fois avec Charles Zorgbibe) et nous
emmène dans toutes les époques et sur tous les continents à la
rencontre de personnages connus comme Jean Monnet ou Jacques
Foccart et d’autres restés dans l’ombre de l’histoire qu’ils ont
souhaité opaque pour eux-mêmes tel le baron Holstein, enfermé
dans son minuscule bureau de la Wilhelmstrasse qui conseilla le
Kaiser Guillaume II et obtint la tête de l’homme le plus puissant de
son époque, le célèbre Bismarck. Mais c’était sans compter le
projecteur littéraire de notre auteur, toujours prompt à nous
révéler, les côtés obscurs des hommes de pouvoir.

Les éminences grises
de Charles Zorgbibe (éditions de Fallois)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement – Interview

« L’éminence grise classique peut
vraiment être définie comme le
double du monarque ou du
président »

Tous les livres de Charles
Zorgbibe, professeur émérite de
relations internationales,
foisonnent d’érudition et de
détails. Son nouvel ouvrage sur
les éminences grises qu’il a croisé
dans ses ouvrages précédents
(Guillaume II,  Metternich ou
l’Imbroglio, tous édités chez De
Fallois), n’y fait pas exception. Pour Hebdoscope, il revient sur ces
personnages à la fois fascinants et redoutés. 

 A vous lire, l’éminence grise telle que l’histoire la fantasme
n’existe, en réalité, pas. Il faudrait plutôt parler d’éminences grises
au pluriel

Il existe tout de même une figure centrale, l’éminence grise «
classique », qui apparaît avec le Père Joseph, qu’on retrouve aux
Etats-Unis avec le colonel House auprès de Woodrow Wilson, avec
Harry Hopkins auprès de Franklin Roosevelt, et plus récemment
avec Foccart auprès de de Gaulle. On peut y ajouter, dans l’ombre de
Metternich, Friedrich Gentz, l’architecte du fameux Congrès de
Vienne en 1814-1815… L’éminence grise « classique » peut vraiment
être définie comme le « double » du monarque ou du président : c’est
un vrai partage des servitudes du pouvoir.

On découvre aussi des éminences grises faiseurs de paix comme
Monnet ou Gide qui déconstruisent un peu le mythe d’un
conseiller servant de noirs desseins

On prête pourtant de noirs desseins à Monnet puisque tout un
courant complotiste l’érige en porte-parole diabolique des
puissances souterraines, particulièrement financières, qui
dirigeraient le monde ! Le mystère Monnet est dans l’aisance avec
laquelle cet homme qui n’a jamais été élu, qui n’a même pas d’intérêt
évident pour le combat politique, électoral, parvient à vendre, clés
en mains, une nouvelle organisation « supranationale » aux
dirigeants établis, aux gouvernants qui ont reçu l’onction
démocratique. Gide ne fait qu’une incursion, comme éminence grise
« pour l’Afrique », sous la Troisième République puis il semble pris de
court par le retentissement que provoque sa mission et il préfère
s’effacer… C’est une éminence grise dans un rôle « humanitaire ».

Parmi ceux que vous avez choisis figurent plusieurs écrivains. Est-
ce à dire qu’il y a une fascination des hommes de pouvoir pour les
hommes de lettres et inversement un intérêt des écrivains pour le
secret, l’ombre ?

Une fascination réciproque des hommes de lettres et de pouvoir :
incontestablement. Elle remonte, me semble-t-il, au Premier
Empire. Rappelons-nous le fameux dialogue de Napoléon avec l’élite
des écrivains allemands, qu’il appelle « les idéologues », lorsqu’il
séjourne à Erfurt, à l’occasion de sa rencontre avec le tsar… Mais
cette fascination ne se transforme pas en une véritable
collaboration. Lorsque les écrivains s’adonnent à la politique, c’est
plutôt en s’adressant à l’opinion publique, c’est une politique de
tribune.

La figure d’Harry Hopkins, conseiller de Roosevelt, demeure-t-elle
à part puisqu’il fut l’un des rares à passer de l’ombre à la lumière ?

Il ne fut pas le seul ! L’éminence grise qui réussit passe à la lumière.
Le colonel House, quand il se déplace en Europe pendant la
première guerre mondiale, donne des conférences de presse (où il
s’évertue à ne rien dire, c’est sa grande plaisanterie) et fait les grands
titres des quotidiens français, anglais, italiens… Le Père Joseph
devient célèbre lorsque Richelieu l’envoie comme observateur à la
Diète de Ratisbonne, la réunion « au Sommet » du Saint-Empire. Les
passants le reconnaissent dans les rues, les colporteurs diffusent
des pamphlets contre lui… Et Kissinger, n’aura été qu’un temps le
conseiller de l’ombre de Nixon, avant de se placer en pleine lumière !

Vous parlez de Foccart comme d’un Père Joseph contemporain.
Pourquoi ?

Il existe vraiment une ressemblance étonnante entre le conseiller de
Richelieu et celui de de Gaulle ! Dans les deux cas, la ligne politique
est fixée par « le prince », le conseiller n’est que l’exécutant. Mais il a
une autonomie extrêmement large dans l’exécution. Il peut d’ailleurs
être rabroué après coup par le prince quand son initiative est
désavouée : Richelieu « sanctionne » le Père Joseph pour les
concessions qu’il a acceptées au nom du royaume à Ratisbonne ; les
colères homériques de de Gaulle contre Foccart après tel coup
d’Etat manqué en Afrique sont célèbres…  Mais dans les deux cas, le
Père Joseph comme Foccart sont d’une loyauté totale envers
Richelieu et de Gaulle.

Par Laurent Pfaadt

Charles Zorgbibe, les Eminences grises, dans l’ombre des princes qui nous gouvernent
Aux éditions de Fallois, 496 p.

Le Tigre

L’auteur de La vérité sur l’affaire Harry
Québert
signe un petit conte
savoureux. Baptisé le Tigre, ce texte
écrit en 2004 alors qu’il n’a que dix-
neuf ans, est une sorte d’épigone
russe de la Bête du Gévaudan. Un
Tigre décime hommes et troupeaux
en Sibérie. La population effrayée
s’en remet à son tsar qui promet une
montagne d’or à celui qui lui
ramènera le tigre. Ivan, jeune
Pétersbourgeois qui rêve de fortune
et de gloire, part alors sur les traces du monstre.

La très belle narration ainsi que les illustrations de David de Las
Heras plongent immédiatement le lecteur dans cette atmosphère
russe qui n’est pas sans rappeler Gogol. Avec eux, la frontière avec le
fantastique qui sied si bien à ces histoires de monstres, de paysans
massacrés et de vastes étendues est toujours atteinte mais jamais
franchie. Mais très vite, la chasse laisse place à une quête, celle de
l’homme en proie à sa propre peur qui, tel le tigre, croit à mesure
qu’il prend conscience à de sa fragilité.

Par Laurent Pfaadt

Joel Dicker,
Le Tigre,
Aux Editions de Fallois, 64 p.