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Les ombres de la Pax Americana

Plusieurs ouvrages reviennent sur les déboires et les perspectives de la politique étrangère américaine.

obama

Un uppercut. C’est ce que l’on ressent à la lecture de cette nouvelle enquête extrêmement fouillée, ce livre coup de poing de Jérémy Scahill, journaliste qui nous avait déjà impressionné avec son ouvrage sur la société de sécurité Blackwater.

Avec Scahill, le lecteur est embarqué dans un voyage vertigineux, du sommet à la base de cette politique étrangère américaine, du Proche-Orient aux capitales occidentales, des ruelles mortelles de Badgad ou de Sanaa aux salons feutrés du Pentagone, avec ses répercussions mondiales sur l’ensemble des sociétés. Cet extraordinaire travail d’investigation nous emmène de la décision à l’exécution, des plans d’élimination aux voyages en drone. Les enquêtes parfois périlleuses de Scahill sur le terrain permettent de comprendre comment l’idéologie se traduit à tort ou à raison en meurtres, en éliminations et souvent en bavures.

Le journaliste de The Nation donne ainsi la parole à ces hommes, ces femmes que l’on range souvent dans la case « dommages collatéraux », ces victimes innocentes d’une guerre qui n’est pas la leur mais qui la devienne malgré eux et en fait des combattants redoutables et des terroristes convaincus.

Petit à petit, comme dans un thriller, les pièces disparates d’un conflit planétaire et au demeurant sans rapport entre elles s’assemblent pour devenir les rouages d’une seule et même mécanique, d’un unique engrenage concerté et décidé.

Evidemment, la critique des années Bush (2001-2009) est omniprésente avec les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak et son imposition stupide de la démocratie au Moyen-Orient. Mais Jérémy Schahill éreinte également son successeur Barack Obama. « Au moment où Obama rentre d’Oslo avec son prix Nobel en poche, son administration s’apprête à lancer une nouvelle guerre secrète et à inaugurer une nouvelle ère de la politique étrangère américaine, fondée sur l’expansion de son programme planétaire d’assassinats ciblés » écrit ainsi Jérémy Scahill.

L’ouvrage dresse également une formidable galerie de portraits de responsables politiques et militaires ou de terroristes (le général Stanley Mc Chrystal surnommé le « Pape », le terroriste Anwar Al-Awlaki, ou Raymond Davis dont l’affaire en 2011 marqua l’actualité) permettant de les restituer dans ce vaste contexte entourant cette guerre contre le terrorisme.

Du terrain à la mise en perspective, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement Robert D. Kaplan, journaliste américain spécialisé en géopolitique et théoricien conservateur dans la Revanche de la géographie. Avec ce premier ouvrage traduit en français, le public découvre enfin ce journaliste iconoclaste dont les thèses sur le conflit yougoslave, la démocratie européenne ou l’affrontement avec la Chine ont suscité des débats passionnés.

Et il faut dire que les choses ne traînent pas. Après quelques chapitres historiques où Kaplan revient sur les grands maîtres à penser de la géopolitique et la géostratégie que sont Halford Mackinder et Karl Haushofer, qui influença Hitler, la Revanche de la géographie met en pièces la politique étrangère américaine de ces quarante dernières années.

S’appuyant sur les cartes à la manière d’une émission bien connue, Robert Kaplan avance certaines théories concernant les conflits à venir dans les vingt prochaines années. Le Moyen-Orient, l’Inde, l’Union Européenne, le Mexique et la Chine sont ainsi passés au crible.

Concernant cette dernière, Robert Kaplan reste convaincu que la Chine représente une menace mais qu’elle « est trop puissante pour être combattue ». Selon lui, sa politique d’armement active et l’accroissement de son budget militaire est avant tout dissuasif. Il revient également sur le rôle que les Etats-Unis sera appelé à jouer dans les prochaines années. Un chapitre très important est consacré à l’Iran dont il pense à juste titre – cette analyse étant d’ailleurs partagé par de nombreux spécialistes – que son réveil et sa domination du Moyen-Orient n’est maintenant plus qu’une question de temps car l’histoire a prouvé par le passé que les différentes civilisations qui se sont succédées sur cette terre ont bâti des empires durables et redoutables.

L’ouvrage pêche parfois par des références trop orientés à droite, trop marquées par une idéologie influencée par des néo-conservateurs comme Jakub J. Grygiel ou le célèbre auteur du Choc des civilisations, Samuel Huntington. A ce titre, l’ancien secrétaire d’Etat américain Henry Kisssinger y a apporté toute sa caution morale. La Revanche de la géographie n’en demeure pas moins intéressante car elle permet une mise en perspective de la marche du monde, ce qui fait parfois cruellement défaut à nos dirigeants.

Jérémy Scahill, Dirty Wars : Le nouvel art de la guerre, Lux Editeur, 2014

Robert D. Kaplan, La Revanche de la Géographie : Ce que les cartes nous disent des conflits à venir, Edition du Toucan, 2014

Par Laurent Pfaadt
Edition hebdoscope 1009, juillet 2014