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La prison, miroir de notre société

© THOMAS SAMSON / AFP

Etude monumentale
sur les prisons
françaises. Edifiant

Dans ses Souvenirs de
la maison des morts
,
Fiodor Dostoïevski
écrivait que « nous ne
pouvons juger du
degré de civilisation
d’une nation qu’en visitant ses prisons »
. Et c’est bien à travers ce
prisme que le lecteur doit aborder cet ouvrage d’une densité
incroyable appelé à faire date. L’auteur, Farhad Khosrokhavar,
directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales,
qui s’est imposé depuis plusieurs années comme l’un de nos plus
éminents spécialistes du djihadisme et des phénomènes de
radicalisation, s’est littéralement immergé dans l’univers carcéral de
quatre prisons : Fleury-Mérogis, Fresnes, Lille-Sequedin et Saint-
Maur. Il y a mené de nombreux entretiens avec des détenus mais
également avec le personnel carcéral. Et les conclusions qu’il en a
tirées sont proprement stupéfiantes.

Aujourd’hui, la population carcérale est estimée à 70 000 détenus
environ et malgré l’absence de statistiques officielles, certains
indicateurs laissent à penser qu’il y a entre 40% et 60% de détenus
musulmans. A l’intérieur de cette microsociété codifiée par des
règles définies qui permettent d’identifier la place de chacun,
l’auteur nous rappelle qu’il existe aussi l’appréciation de ces mêmes
règles en fonction de considérations ethniques, religieuses, de
charisme ou parfois de notoriété. Le propos de Khosrokhavar va
donc bien au-delà de la simple dichotomie entre détenus et
surveillants. Sous ses mots, on comprend que la prison est un huis
clos permanent où l’opacité est la règle et où chacun échafaude sa
stratégie de survie en se plaçant sous la tutelle d’une puissance,
religieuse ou physique. Pire encore, l’auteur montre que la prison
agit comme un miroir inversé de la société où les victimes
deviennent tortionnaires. Ainsi, chacun cherche sa place, en se
plaçant sous une protection ou en devenant quelqu’un de
respectable.

Au regard de l’actualité récente, les pages consacrées aux détenus
radicalisés étaient pour le moins attendues. Et il faut dire que l’on
n’a pas été déçu. L’auteur rappelle d’emblée que « la prison est
seulement un moment dans le dispositif global de radicalisation »
et
pointe du doigt les réseaux de radicalisation à l’œuvre à l’extérieur.
Mais surtout, il estime que se radicaliser ne fait pas de vous un
djihadiste. Distinguant plusieurs catégories de radicalisés en prison
(le radicalisé sans fard, le radicalisé dissimulateur et le radicalisable),
Farhad Khosrokhavar dissocie intelligemment le processus de
radicalisation et son motif qui est selon lui plus souvent guidé par
une soif de vengeance que par une conviction religieuse. Enfin, la
prison n’est pas l’école de la radicalisation car tous les musulmans
qui vont en prison ne se radicalisent pas.

Ce constat où certains a priori sont, à juste titre battus en brèche,
permet ensuite à l’auteur de tirer quelques leçons à destination des
pouvoirs publics. A l’heure où la France a été frappée par les
attentats les plus sanglants de son histoire, Farhad Khosrokhavar
prévient que l’emprisonnement de centaines de jeunes radicalisés
entre 17 et 30 ans constitue autant de cocottes minute prêtes à
exploser. Or, aujourd’hui rien n’est fait pour préparer leur
réinsertion dans la société car selon l’auteur « on ne s’améliore pas en
prison, on se déshumanise ».

Dostoïevski donc.

Laurent Pfaadt

Farhad Khosrokhavar,
Prisons de France. Violence, Radicalisation, Déshumanisation : quand les surveillants et les détenus parlent,
Chez Robert Laffont, 2016.