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Interview Francis Geffard

Francis Geffard
© Jean-Luc Bertini

« On ne comprend pas l’Amérique si on ne
s’intéresse pas à la question
indienne »

L’éditeur Francis Geffard
dirige depuis près de vingt-
trois ans la collection Terres
d’Amérique chez Albin
Michel. Editeur de plusieurs
Prix Pullitzer comme Colson
Whitehead, Anthony Doerr
ou Adam Johnson, il a
également permis aux
lecteurs français de découvrir
des auteurs tels que Louise Erdrich, Donald Ray Pollock ou Joseph
Boyden. Pour Hebdoscope, il revient sur sa vision de la littérature
américaine et nous dévoile la prochaine rentrée littéraire.

Comment qualifierez-vous la littérature américaine ?

Personne en France n’est à même de traiter de la littérature
américaine dans son intégralité. C’est pour cela qu’il y a autant
d’auteurs américains dans les catalogues de toutes les maisons
d’édition. La littérature américaine est une des rares littératures
universalistes du monde. N’importe qui peut devenir un écrivain
américain. Il suffit d’émigrer, de devenir américain et d’utiliser la
langue anglaise. Elle n’est finalement que le creuset dans lequel
toutes les littératures du monde se sont mêlées. Car à part les
Indiens, les Américains sont tous venus d’ailleurs, emportant avec
eux leur histoire, leur culture, leur vision, leur ADN. Tout cela s’est
fondu dans un nouvel espace et c’est peut-être ce qui donne à la
littérature américaine cette énergie, cette fluidité et cette
capacité à être, quatre siècles plus tard, une littérature
d’immigrants.

Et quelle la place de la littérature indienne là-dedans ?

C’est LA littérature américaine par excellence parce que cela fait
des générations et des générations que les hommes habitent cet
espace, l’ont mis en mots dans des poèmes, dans des chants, dans
des rites et dans des histoires. Leur littérature se fait ainsi l’écho
de cela même si l’oralité y tient une place prépondérante. Faulkner
disait qu’on ne comprend pas l’Amérique si on ne s’intéresse pas à
la question indienne. C’est la base de ma relation à l’Amérique. S’il
n’y avait pas les Indiens et les Noirs, l’Amérique serait
insupportable.

Donc plus qu’aucune autre, la littérature indienne est une
littérature de l’oralité

Oui, c’est vrai. Le monde indien est fondé essentiellement sur
l’oralité. Il y a aux Etats-Unis un auteur assez emblématique à ce
sujet : Sherman Alexie qui dit préférer avoir dix lecteurs blancs
que dix lecteurs indiens car les dix lecteurs blancs vont chacun
acheter un livre alors que chez les lecteurs indiens, un seul va
l’acheter et va le raconter aux neuf autres. La spécificité de mon
travail, ici, chez Albin Michel, est d’avoir rassemblé dans une
maison d’édition la quasi-totalité des écrivains de ce monde-là que
ce soit James Welch, Leslie Silko, Scott Momaday, Louise Erdrich,
David Treuer, Joseph Boyden, Sherman Alexie ou Tommy Orange.

Pensez-vous que la littérature américaine a imposé ses codes au
monde entier ?

Je ne pense que pas que le goût de la littérature américaine soit la
résultante d’un impérialisme culturel. Simplement, l’Amérique,
depuis qu’elle existe, fait rêver l’Europe. On l’associe au
dynamisme, à la liberté, à la vitalité, à l’égalité, à l’idée que tout est
possible. Je ne sais pas ce que le monde serait devenu si
l’Amérique n’avait jamais existé. Elle a constitué un sacré souffle
dans l’histoire humaine.

Cette littérature est également marquée par l’influence de la
terre et des morts

La capacité qu’ont eue les écrivains américains à s’enraciner dans
un lieu comme les Indiens et à être en total osmose avec ce qui les
entoure, les paysages, la nature, constitue un élément important
de cette littérature traversée par l’opposition entre la civilisation
et la sauvagerie. Et puis, en Europe, les auteurs appartiennent aux
élites alors qu’aux Etats-Unis, ils sont toujours à la périphérie de la
société et se réservent le droit d’être en désaccord avec elle.

Comment faites-vous vos choix éditoriaux ?

Je crois qu’on reçoit ici 500 à 600 manuscrits étrangers
anglophones. Il y a d’abord des affinités avec des éditeurs
étrangers. Et puis, je ne me pose jamais la question de savoir si un
livre va avoir du succès car honnêtement on ne le sait jamais. Il
faut que l’écriture transporte quelque chose. Je suis assez sensible
à la voix, à l’écriture et à l’univers. Je préfère une voix pas tout à
fait aboutie mais qui a un véritable univers et au service d’une
intention plutôt que quelqu’un de très bien sur le plan technique
mais où il ne se passe pas grand-chose. Et puis, on ne peut pas être
l’éditeur de tout. Il faut donner une coloration à ce que l’on fait. Je
suis avant tout un lecteur comme les autres avec cette possibilité
de transformer ma lecture en proposition de lecture aux autres.

Parlez-nous de vos futurs choix, de l’ovni Tommy Orange ? Et à
quoi peut-on s’attendre dans les mois à venir ? 

Ici n’est plus ici de Tommy Orange qui collectionne les prix se situe
dans la droite ligne des auteurs que j’ai cité sauf que ce roman se
passe dans les villes. On associe souvent les Indiens à la nature, à
leurs réserves. Aujourd’hui 60% des Indiens vivent pourtant dans
les villes, là où il y a du travail. On parle légitimement de la
question noire aux Etats-Unis mais la question indienne reste le
péché originel de ce pays. Les différents personnages de Tommy
Orange, dealers, rappeurs reflètent la violence, la maltraitance, la
dépossession, le mensonge et la guerre dont furent victimes les
Indiens. Et cette violence émane également des Indiens eux-
mêmes. Ces gens n’ont toujours eu que le pire du rêve américain.
Sinon, il y aura également Les patriotes de Sana Krasikov, une
histoire familiale sur trois générations de refuzniks entre Etats-
Unis et URSS, une nouvelle traduction de La maison de l’aube de
Scott Momaday, l’une des grandes voix de la littérature indienne
ou un formidable écrivain canadien à découvrir, Michael Christie.

Par Laurent Pfaadt

Tous les auteurs cités sont à découvrir chez Albin Michel