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De fougue et de feu

Itmahrag d’Olivier Dubois

Olivier Dubois partage depuis longtemps sa vie entre Paris et Le
Caire. Pour sa nouvelle création, il s’est approprié le Mahraganat 
(« festivals » en arabe) qui a émergé dans l’ère post-Moubarak : le
corps et la voix de la jeunesse égyptienne qui s’invite aussi bien dans
les fêtes branchées que dans les mariages de quartiers. Avec force
haut-parleurs !

Un électro chaâbi (c’est-à-dire populaire) signé François Caffenne et
Ali elCaptin qui alterne les passages rythmés et énergiques et
d’autres plus planants, mais entêtants et répétitifs. Si un oud instille
par moments un parfum oriental, l’inspiration est plutôt occidentale.
Le dress code est très street. La fête est suggérée par une grande roue
avec les lignes des rayons, des diamètres, des cordes qui s’allument,
s’éteignent, clignotent, changent de couleur, quelquefois avec un
tempo de boîte de nuit.

Scandés – en arabe, mais on perçoit de l’anglais, du français (il n’y a
pas de sous-titres) –, des échanges corporellement plus statiques
assurent le passage d’un tableau à l’autre.

Ils sont sept, trois plutôt chanteurs, quatre plutôt danseurs. Tous ont
moins de 25 ans : une jeunesse vérité. De jeunes coqs qui se défient, se
jaugent, se liguent, font bandes (par moments on pense aux
affrontements de West Side Story). C’est festif et joyeux ou tendu (ces
pieds de micro qui deviennent des armes) avec une montée en
énergie et en spectaculaire jusqu’au final rougeoyant nimbé de
fumées où les percussions prennent la main car le feu et la fureur
évacuent la parole.

photo-François Stemmer, Mohamed Saleh

Si les chorégraphies d’Olivier Dubois sont habituellement plus
articulées, ces jeunes Égyptiens débordent d’énergie et
d’enthousiasme. Le projet a été monté en partenariat avec B’sarya for
Arts, Alexandrie, qui accompagne la jeune création égyptienne.
Plusieurs mois de formation (entre autres à la danse contemporaine)
ont permis à ces jeunes performeurs de passer de la rue à la scène.

La captation à la Filature date du 28 janvier et a été diffusée en ligne
le lendemain en clôture des Vagamondes 2021. 

avec Ali Abdelfattah, Mohand Qader, Moustafa Jimmy, Mohamed
Toto (danse),
Ali elCaptin, Ibrahim X, Shobra Elgeneral (musique live, chant)

direction artistique, scénographie, chorégraphie Olivier Dubois,
composition musicale François Caffenne, Ali elCaptin,
lumières Emmanuel Gary, Olivier Dubois


Par Luc Maechel

Destins fragmentés

Sous un ciel bas de Waël Ali

Le spectacle a été filmé à la Filature devant quelques rares invités.
Les comédiens intègrent ce dispositif dans leurs marges
d’improvisation et jouent des regards caméra. C’est en cohérence
avec la forme, puisque la commande et la fabrication de la pièce sont évoquées dans le texte (créé en 2019).

Deux parois en équerre ferment l’espace de jeu. Celle à jardin est
nue pour les projections – souvent en noir et blanc, toujours
muettes, les comédiens assurant le doublage en direct au besoin.
Une fenêtre perce celle à cour où se dresse une grande étagère
encombrée d’accessoires datés. Sur le plateau, deux chaises et une
cantine contenant d’autres souvenirs. Les indices du temps d’avant…
Car le temps hante l’exil de Jamal, un documentariste syrien. Il est
installé dans une petite ville en France et on ne le verra pas : un
troisième personnage en creux, mais omniprésent. Ses amis, en
l’occurrence les deux comédiens, l’évoquent. C’est leur rôle !
Surgissent le réel et leur propre exil : celui de Nanda au Caire et celui
de Sharif en Belgique.

D’emblée l’Histoire s’invite dans ces destinées. Cet accord verbal
mais fondateur : la cession de Mossoul à la Grande-Bretagne par
Clemenceau le 1er décembre 1918 qui amende l’accord Sykes –
Picot (1916). Et ce livre Sur les routes de Syrie (1927) du comte Roger
de Gontaut-Biron qui sert de fil conducteur avec cette question :
est-ce que la Syrie a un avenir ?
Ainsi se complote le destin des hommes, des femmes, du pays.
Les images, les sons surgissent : films d’archives, prises de vues de
Jamal – ses parents, ses lieux –, photos punaisées au mur, fragments
de conversation, de lettres et ce répondeur où les questions se
heurtent à l’absence de Jamal.
Des fragments pour un pays fragmenté.

La vie, une vie peut-elle surgir de ces fragments ?
Les ruines aussi sont des fragments…

avec Sharif Andoura, Nanda Mohammad

© Salvatore Pastore

texte & mise en scène Waël Ali
scénographie & costumes Bissane Al Charif
lumières Camille Mauplot
vidéo Ghazi Frini, Bissane Al Charif
musique & son Yazan Charif, Akkad Nizam Edine, Basile Pflug

Par Luc Maechel

Dessein d’exil

Ma chambre syrienne, documentaire d’Hazem Alhamwi

À la renverse, comme cette tortue mise sur le dos. Et qui se débat, se
débat…

Alors le cadre se concentre sur les très gros plans : l’œil de l’animal
ou des témoins, les rescapés des geôles des Assad. Le réalisateur
laisse les ruines et la tragédie syrienne hors-champ et traque ces
minuscules éclats de vie.

Quand il l’élargit, il montre les décombres ou les images de
propagande, l’endoctrinement des enfants dans les écoles ou cette
maîtresse à la retraite qui veut se laver des mots sales (selon le mot
de Christian Bobin). Très sales !

Autre mise à distance : les dessins de l’auteur. Des dessins à l’origine
du documentaire et qu’il a filmés avant de dévoiler le réel derrière
les dessins. Beaucoup sont à la plume : la pudeur du noir et blanc
pour éviter le rouge du sang ? Des dessins politiques, des masques
dessinés (avec la vibration de la palette graphique) sur les visages
des témoins qui souhaitent rester anonymes. Et en écho, ces paroles
qui racontent l’insoutenable.

Un ami le regarde finir une planche et lui demande : Où sont les
humains ? Il n’y en a pas. L’auteur lève les yeux et répond : Si, sous les
décombres…

Le regard du réalisateur prolonge celui du peintre et nous offre de
beaux plans emblématiques : ces oiseaux mécaniques attachés qui
battent des ailes sans parvenir à s’envoler, à accéder à l’espace et au
ciel, ces ralentis de plantes qui restituent ce temps long, cette
patience subie pour survivre sous ce régime ou nécessaire pour
endurer l’exil.

Le geste de dessiner, de filmer comme un refuge contre la répression
et la barbarie.

Documentaire d’Hazem Alhamwi réalisé en et 2014, diffusé par arte 
après Sous un ciel bas

Par Luc Maechel

La mer est ma nation

La mer est ma nation
©Joseph Banderet

Territoire en détresse

Un abri de fortune sur pilotis et un couple. L’homme, tyran
domestique maniaque, ordonnance ce minuscule territoire de
dénuement : un dépotoir pas loin de la mer. La femme exécute ses
directives qui préservent un semblant de civilité. Ils évoquent les
déchets alentour – mais le public ne verra qu’une nappe de fumée
stagnant en permanence sur le plateau – et les étrangers qui rôdent.
Contre l’invasion des premiers, ils sont impuissants, contre les
seconds, ils installent une clôture de barbelés…

Surgissent deux femmes, une mère et sa grande fille. Elles sont à la
fois des intruses et une socialité possible. Elles fuient une misère
encore plus grande : une fatalité qui pousse, pour survivre, à
s’approprier la barbarie des bourreaux (récit glaçant de Murielle
Colvez). Au bout : la folie. Une folie ordonnée qui amplifie la
barbarie !

Reste la mer, l’espoir d’un ailleurs, qui devient une quête de soi avec
au bout un possible chez soi. Seule la plus jeune s’y accroche, rêvant
d’échapper à la fois à la misère et au poids de la tradition.

Le bruissement du noir installe lentement chaque scène, fait
émerger les corps mangés par cette vapeur et leurs voix faites chair.
Ces fumées ont une odeur, une moiteur et cette palpitation de la
pénombre immerge le spectateur dans un séduisant espace théâtral.

Deux belles options de mise en scène qui font mesurer la distance
entre le spectacle vivant et sa captation (respectueuse du projet au
demeurant) filmée sur le plateau de la Filature avant la mise en ligne
pour les festivaliers.

avec Soleïma Arabi, Murielle Colvez, Marianne Deshayes,
Miglen Mirtchev
texte : Hala Moughanie
mise en scène : Imad Assaf
scénographie & costumes : Manon Grandmontagne
lumières : Vivien Niderkorn
son : Didier Léglise

La Filature / Les Vagamondes 2021, captation accessible
gratuitement jusqu’au 31/01 :
https://www.youtube.com/watch?v=XkOGQ56UKcY&feature=emb_logo