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Ce jour où Dieu a détourné son regard

La Shoah vue par un rabbin américain.
Un roman d’une profonde émotion.

Daniel Shapiro, rabbin de
New York engagé dans les
forces américaines en 1944,
ne s’attendait certainement
pas à assister à ce spectacle
en pénétrant sur le territoire
allemand. Venu pour
apporter secours et repos
aux vivants et aux morts
parmi les soldats juifs, il avait
entendu parler de
persécutions juives. Il avait
laissé à New York, sa femme
angoissée et amoureuse, et
sa petite fille née après son départ car il fallait qu’il soit là. Dieu lui
commandait de faire cela.

C’était avant Buchenwald. En compagnie de son chauffeur, de
l’officier et de l’enfant qui l’accompagnent, Daniel s’enfonce alors
dans une nuit qui le transformera à jamais. Car il a rencontré dans
un autre camp, celui d’Ohrdruf, cet enfant mutique dont il s’est mis
en tête de retrouver les parents. Aidé de cette torche et de cet
espoir, il pénètre dans cet endroit qui dépasse tout entendement,
dans ce lieu où l’injustice côtoie la folie et la violence avec pour
seul arbitre une mort qui n’a pas fui le camp avec ses anciens
maîtres. L’ouvrage magnifiquement écrit atteint alors dans ces
instants quelque chose de paroxystique en matière d’émotion.
Avec ses cadavres, ses odeurs, ses regards, Laurent Sagalovitsch
nous prend par la main et nous force à regarder. Et au fur et à
mesure que la lecture pénètre dans ces ténèbres qui font vaciller
la torche de Daniel, on prie pour que l’auteur ne nous lâche pas la
main.

Ce livre est véritablement un escalier que l’on descend lentement,
à pas mesuré mais où chaque marche semble insurmontable.
Tenant sa conscience religieuse à bout de bras comme une
lanterne, Daniel arpente ces abysses. Mais, bientôt, cette lanterne
ne parvient plus à éclairer son chemin. Jusqu’à s’éteindre. Jusqu’à
la nuit totale. Celle dans laquelle est tombée l’humanité. Celle
d’Elie Wiesel. Sa croyance et son engagement ont été dévorés par
les démons du bien-fondé de son action et sa propre culpabilité.
Qu’a-t-il fait, lui le serviteur de Dieu ? « Je ne sus que répondre, rien
d’autre qu’un silence qui était comme le début d’un aveu »
lance-t-il.
Dieu a détourné son regard et lui, Daniel, son rabbin, a été le
complice de ce meurtre divin, de la lâcheté de celui qui était leur
Père. Le cœur de l’ouvrage est bien là : ici par milliers résident ces
hommes, ces femmes, ces vieillards, ces enfants de Buchenwald et
d’ailleurs devenus soudainement et sans raison, orphelins de Dieu.
Et les phrases, les mots de l’auteur pareils à des cris étouffés qui
jamais, ne sont parvenus au ciel, surgissent comme autant de
rappels à l’ordre pour ne pas oublier, pour ne pas banaliser cette
tragédie. La mémoire se nourrit de pourriture. La mémoire
s’entretient avec les braises encore chaudes des fours crématoires
nous dit Sagalovitsch et il a raison.

« A chacun son dû » proclame l’entrée du camp de Buchenwald.
Pour les juifs. Pour les hommes. Pour l’humanité. Lorsque Saul,
aveuglé par la lumière de Dieu sur le chemin de Damas, entendit
ce dernier lui dire : « pourquoi me persécutes-tu ? », il devint Paul.
Et lorsque Daniel, dans les ténèbres du camp s’exclama : «
pourquoi n’as-tu rien fait ? », il n’obtint aucune réponse. Rien que le
silence.

Par Laurent Pfaadt

Laurent Sagalovitsch, Le temps des orphelins,
coll. Qui-Vive, , 224 p. 2019.