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M, l’homme de la providence

Le train que nous propose de prendre l’écrivain italien est un express
filant à toute vitesse vers Milan Centrale, cette gare fasciste
inaugurée le 1 juillet 1931 en compagnie du Duce. Dans ce second
tome qui couvre la première décennie (1922-1932) du pouvoir de
Mussolini et du fascisme, Antonio Scurati mène, une fois de plus, son
récit, à tombeau ouvert. Celui où M s’attache les bonnes grâces de
Dieu et de l’Eglise avec les accords du Latran, le 11 février 1929,
devenant ainsi selon les mots du pape Pie XI, « l’homme de la
Providence ». Celui où il exécuta la démocratie d’une balle dans la
tête. Celui enfin où le pouvoir devint le plus puissant des
aphrodisiaques.

Alternant une fois de plus les voix et les formes narratives, l’auteur
bâtit ainsi une cathédrale noire dans laquelle M se prit pour Dieu, où
Hitler et Churchill vinrent y prier tandis que Mussolini entassait
dans la crypte toutes ses victimes. Et ce 11 février 1929, « il semble
faire nuit à midi et, devant la basilique de Saint-Jean-de-Latran, dans la
lumière pâle de l’hiver, brouillée par la puissance sentimentale du chant,
la frontière séparant la gloire terrestre de la gloire divine s’efface ».

Par Laurent Pfaadt

Antonio Scurati, M, l’homme de la providence, traduit de l’italien par Nathalie Bauer
Les Arènes, 660 p.

Dans le cerveau de Mussolini

Impossible de
terminer cette année
2020 sans dire
quelques mots du M,
l’enfant du siècle

d’Antonio Scurati,
l’un des meilleurs
livres d’histoire de
l’année. Mais est-ce bien un livre d’histoire ou un roman historique ? Peut-être un peu
des deux.

Il ne s’agit pas d’une énième biographie du Duce mais bel et bien de
la vie d’un aventurier qui s’est fait journaliste, écrivain, qui a adopté
toutes les idéologies naissantes du 20e siècle et ne recula devant
rien, absolument rien, pour satisfaire une ambition dévorante.

Dictateur fantasque, clown facétieux, Rastignac de bas étage, Benito
Mussolini avait tout du personnage de roman. Il n’en fallait pas
moins pour qu’Antonio Scurati en fasse ce personnage perdu dans
une histoire véridique, celle du fascisme, celle du totalitarisme à
l’italienne. Mais surtout, dans sa propre histoire. Dans ce livre qui a
remporté le prix Strega, l’équivalent du Goncourt italien, celui qui a
régné sur une Italie qu’il a contribué à mettre à genoux devant un
Adolf Hitler qui l’admira à ses débuts, apparaît nu, sans ce mythe
historique qui a fait de lui ce qu’il n’était pas en réalité. Ici M, tel que
le baptise l’auteur, est avant tout un génie de la communication
dénué de tout scrupule. Adepte de la violence verbale et physique
plutôt que de la vérité dont il a, le premier, compris qu’elle ne servait
à rien, Mussolini apparaît comme un manipulateur et un assassin
notamment celui du député socialiste Matteotti, dont la mort
constitue l’un des grands moments du livre. Grace à une plongée
dans la tête du Duce, Scurati le suit. On est à côté de lui durant ces
meetings où il assène électrochocs et fake news ou lors de la
fameuse marche sur Rome, le 28 octobre 1922. Populisme,
antisystème, anti-élitisme lui servent de boussoles. Dans nos oreilles
résonnent ses mots. Une petite bande originale scande les épisodes.
Elle ressemble un peu à celle d’enquête sur un citoyen au-dessus de
tout soupçon d’Ennio Morricone.

Storyteller de sa propre histoire, Mussolini s’est vu, avec ce livre,
appliquer le jugement de la littérature. Et il est, comme toujours,
implacable. Surtout pour un dictateur. Scurati l’a ainsi emprisonné
dans son propre roman pour l’examiner comme un rat de
laboratoire, finalement pathétique, et en révéler toute  la vacuité.
Avec ce subtil collage de réflexions de Mussolini, de ses proches et
de ses ennemis, d’articles de journaux, de comptes rendus de police,
de journaux intimes ou de correspondances, Scurati propulse son
lecteur dans un tourbillon psychologique.

Parvenu à la fin du livre, le lecteur est KO debout, la boule au ventre
et furieux. Mais comment un type comme lui a-t-il pu réussir ?
Comment une époque privée de repères a-t-elle permis l’ascension
d’un gars comme lui, avançant jusqu’au sommet du pouvoir sans
rencontrer d’obstacles, avec la complicité de ces hommes tellement
brillants et avec l’aide de ces voyous ? L’histoire s’arrête pour
l’instant à la fin de l’année 1924, soit avant la mise en place de la
dictature fasciste. Mais les autres volumes arrivent et avec eux de
nombreux uppercuts historiques…

Par Laurent Pfaadt

Antonion Scurati, M, L’enfant du siècle,
Les Arènes, 868 p.

#Lecturesconfinement : Les couleurs de nos campagnes de Jean-Marc Moriceau par Xavier Mauduit

Quelles étaient les couleurs de
nos campagnes ? Jean-Marc
Moriceau s’empare d’anciennes
photographies qui, colorisées,
offrent un nouveau regard sur
nos campagnes. Sans surprise,
l’herbe est toujours verte et le
ciel toujours bleu, mais sous nos
yeux reprennent vie les hommes
et les femmes qui travaillent dans
les champs, dans les vignobles,
dans les forêts. Des campagnes
d’hier aux couleurs de la
modernité, nous nous baladons
dans le monde paysan, celui de la vie d’avant, avec des gestes, des
postures, des tenues qui viennent d’un autre temps, vestiges des
siècles passés. Nous assistons aux bouleversements du XXe siècle,
quand la France cesse d’être majoritairement paysanne, quand les
pratiques agricoles sont bouleversées, quand le rapport à la nature
est modifié. Il y a quelque chose de touchant à croiser les regards de
ces gens du passé, avec les préoccupations du moment : tuer le
cochon, conduire le cheval de trait, afficher sa richesse sur le perron
de la ferme… Tout cela nous paraît déjà si vieux, mais n’est pas si
ancien. Cet autre monde ne doit pas être oublié car, en réalité, il est
le nôtre.
Xavier Mauduit est historien, journaliste, chroniqueur dans
l’émission 28 minutes sur Arte et présente Le Cours de l’histoire sur
France culture. Dernier livre paru : Histoire de Napoléon…cuisiné à la sauce Lavisse (Armand Colin)

Les couleurs de nos campagnes
de Jean-Marc Moriceau (Les Arènes)
par Xavier Mauduit

#Lecturesconfinement : La part d’ange en nous, Histoire de la violence et de son déclin Steven Pinker par Aïda Touihri

A l’échelle de l’univers, nous ne
sommes que poussière. Du point
de vue de l’histoire, nous
occupons une place tout aussi
modeste : si l’âge de l’univers était
rapporté à un calendrier d’une
année, l’apparition de l’Homo
Sapiens n’occuperait que les 10
dernières minutes… Or en histoire
comme en sciences, tout est
toujours relatif, et souvent la vie
n’est qu’une question d’angle. «
Prendre la vie du bon côté» «voir
les choses sous un
 meilleur jour»
sont des façons de relativiser bien des situations, y compris
 les pires.
Les récents attentats ont plongé le pays dans une sorte de torpeur
qui, ajoutée au confinement, ouvre de bien sombres perspectives…
Et pourtant, s’il y a un livre à lire pour retrouver foi en l’humanité,
c’est « La part d’ange en nous » de Steven Pinker. Ce professeur de
psychologie de Harvard s’est mis en tête, à travers ses recherches,
de démonter un mythe : contrairement à ce que l’on pourrait croire,
nous vivons l’époque la plus paisible de toute l’histoire de
l’Humanité ! La démonstration, étayée par des milliers d’études
étalées sur 30 ans, est absolument éclatante. Malgré le terrorisme,
malgré les guerres qui nous paraissent de plus en plus effroyables, la
violence n’a cessé de diminuer au cours des siècles. Les faits qu’il
expose sont incontestables, et les chiffres ne mentent jamais. Rien
qu’en France, sur un an, il y a aujourd’hui deux fois moins de
meurtres qu’il y a vingt ans. Alors pourquoi ne s’intéresser qu’au «
mauvais monde »? Déformation professionnelle pour ma part,
puisque la règle de base du journalisme voudrait qu’on ne traite que
des « trains qui n’arrivent pas à l’heure»… Ce livre questionne notre
raison, nous fait réfléchir, et surtout nous donne cet espoir qui peut
tout.
A lire absolument.
Aïda Touihri est journaliste et productrice. Elle a longtemps
présenté des
 JT et autres magazines d’actualité avant de produire
des programmes engagés pour la télévision.

La part d’ange en nous, Histoire de la violence et de son
 déclin

(Les Arènes) de Steven Pinker
par 
Aïda Touihri

#Lecturesconfinement : M l’enfant du siècle d’Antonio Scurati par Dominique Manotti

Un vrai bouquin pour
période de
confinement, allégé
ou pas : en 850
pages, la montée du
fascisme en Italie
après la guerre de
14, racontée en
roman noir, dans une
belle écriture qui nous embarque. Et une façon nouvelle de ponctuer
de place en place l’écriture romanesque de documents historiques.
Scurati revisite le roman historique, lui donne une vigueur nouvelle.
Il faut le lire pour vivre vraiment cette période, et donc la
comprendre mieux que jamais. Et c’est une urgence pour nous qui,
cent ans plus tard, sommes confrontés à la lente montée d’un régime
policier. Inexorable ? M, le noir de l’Histoire.
Dominique Manotti est auteure de romans policiers. Elle a
notamment remporté le Grand prix de littérature policière en 2011.
Dernier livre paru : Marseille 73 (Les Arènes)

M l’enfant du siècle
d’Antonio Scurati (Les Arènes)
par Dominique Manotti

L’aveu

guantanamoLe rapport explosif du Sénat américain qui revient sur les actes de torture commis par la CIA

Le 11 septembre 2001 a constitué à plus d’un titre un tournant dans l’histoire contemporaine. La guerre contre la terreur a justifié les invasions de l’Afghanistan puis de l’Irak. Le président américain George W. Bush et son administration ont alors usé de tous les moyens pour traquer terroristes et autres ennemis de l’Amérique, y compris les plus inavouables.

C’est l’objet de ce livre coup de poing qui autre n’est que le rapport déclassifié de la commission du renseignement du Sénat qui fait la lumière sur la torture pratiquée par des agents de la CIA, devenu l’exécutrice des basses œuvres d’une démocratie qui s’est reniée dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le Programme de détention et d’interrogatoire. John R. MacArthur, directeur de la revue Harper’s et Scott Horton, avocat, journaliste et spécialiste des droits de l’homme, opposants tous deux de la première heure à la guerre en Irak, signent une préface qui est une violente charge contre la CIA. Celle-ci renoua avec son passé trouble des époques Dulles et Helms en repoussant de plusieurs années la publication de ce rapport, en faisant pression sur le président Obama, en transmettant des informations classifiées, en mentant sur la violence des traitements infligés aux détenus, sur leur confinement, sur la pertinence des informations obtenues notamment pour déjouer de futurs attentats et en détruisant de nombreuses preuves.

Le rapport n’omet rien si ce n’est la localisation des centres d’interrogatoire dont on sait aujourd’hui notamment grâce au rapport Marty du Conseil de l’Europe que plusieurs pays européens abritèrent des prisons secrètes de la CIA. Dans ces lieux de sinistre mémoire, la torture y fut pratiquée au mépris du droit international et des libertés individuelles même si lors d’une audition en avril 2007 du directeur de la CIA, Michael Hayden, ce dernier affirmait avec aplomb que « les blessures les plus graves, à ma connaissance sont des lésions produites par les menottes ». Privation de sommeil, violences psychologiques, intimidation, waterboarding (simulation de la noyade) furent des techniques régulièrement utilisées. A ce titre, les récits des interrogatoires du numéro trois d’Al Qaeda, Khaled Cheikh Mohammed, capturé en 2003, constituent l’un des passages les plus intéressants du livre. KCM fut soumis à 183 séances de waterboarding sans résultat probant puisqu’un courriel daté du 14 mars 2005 relate que « l’opinion générale semble être que la simulation de noyade ne parvient pas à rendre KCM plus docile ». Au final, le rapport conclue dans une forme d’aveu d’échec que « l’usage par la CIA de techniques d’interrogatoire renforcées a été inefficace pour obtenir des renseignements ou gagner la coopération des détenus ». Pire, la torture a été souvent sous-traitée et utilisée par vengeance ou par représailles.

Evidemment, l’ouvrage laisse un goût amer puisqu’il s’agit d’un rapport et non d’un procès. Cependant, cette commission sénatoriale témoigne également que les Etats-Unis restent malgré tout une démocratie capable, certes des pires méfaits, mais également – à l’inverse des Etats qu’ils combattent – encline à reconnaître ses errements.

L’histoire, a-t-on coutume de répéter, est écrite par les vainqueurs. Mais si les Etats-Unis ont gagné militairement ces guerres, ils ont en revanche, comme le rappelle ce rapport dans sa dernière conclusion, perdu les batailles de l’opinion et des valeurs. Ce livre est là pour le rappeler et, si la justice en est absente, au moins peut-il servir d’avertissement à nos gouvernants.

Dianne Feinstein, La CIA et la torture, les Arènes, 2015

Laurent Pfaadt