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Orchestre philharmonique de Strasbourg

La fermeture des salles de spectacles depuis le dernier automne
entrave bien évidemment le déroulement de la saison 2020-21 de
l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. Si la plupart des
concerts ont bien lieu, c’est néanmoins dans une salle privée de son
public, avec des musiciens pour la plupart masqués jouant des
programmes parfois modifiés du fait du nombre restreint de
pupitres autorisés sur scène. Dans cette ambiance
sciencefictionnelle,  les concerts sont enregistrés en vue d’une
diffusion radiophonique (Radio Classique, Accent 4) ou télévisuelle
(Arte). J’ai toutefois eu le bonheur d’être physiquement présent
durant certaines séances d’enregistrement.

Le soir du 28 janvier, l’orchestre enregistrait les seconde, quatrième
et sixième parties d’un des chefs d’œuvre de la musique occidentale,
Le Chant de la terre de Gustav Mahler. Dans ce moment planétaire
qui est aujourd’hui le nôtre, l’écoute de l’immense lied final Der
Abschied revêt une dimension toute particulière, d’autant que
l’interprétation offerte ce soir-là ne mérite que des éloges  tant pour
la prestation vocale de la jeune mezzo Marianne Crebassa(déjà
remarquée il y a trois ans lors de l’enregistrement des Troyens) que
pour la direction orchestrale du chef Stanislav Kochanovsky,
originaire de Saint Petersbourg et dont les concerts publiques avec
l’Orchestre de Paris en octobre dernier ont eux aussi été très
remarqués. A Strasbourg, circonstance sanitaire oblige, on a
renoncé au grand orchestre mahlérien et opté pour la très habile
version pour tout petit orchestre (une quinzaine d’instruments !)
écrite par Arnold Schoenberg. Il n’empêche : même ainsi, la
puissance dramatique de cette grande œuvre est telle qu’elle s’avère
inébranlable, surtout quand elle est si bien interprétée et si bien
jouée par l’ensemble des musiciens sur scène. Que ce soit dans Der
Einsame im Herbst (Le solitaire en automne), dans Von der Schönheit
(De la beauté) ou dans Der Abschied (L’adieu), le grand style
mahlérien que le chef insuffle à l’orchestre et la voix marmoréenne
de la soliste rayonnent dans cette musique inspirée par la poésie
chinoise de l’époque Tang, disant le caractère éphémère de
l’existence en contraste avec l’inaltérable beauté du monde. Dans
une prodigieuse déclamation finale, sur des paroles de Mahler lui-
même, ‘’la terre adorée, partout, fleurit au printemps et reverdit :
partout toujours, l’horizon bleu luira ! Éternellement…
Éternellement’’, un Éternellement (ewig) repris sept fois pianissimo au son du célesta. 

Enregistrés lors d’une autre séance (où je n’étais pas), les premier,
troisième et cinquième mouvements chantés par le ténor Andreas
Schager furent, m’a-t-on rapporté, d’un niveau comparable. S’il en
est bien ainsi, cette grande symphonie pour voix solistes et
orchestre aura vraiment resplendi à Strasbourg ; car, déjà, en 2012, 
elle avait excellé sous la baguette  de Marko Letonja, lequel achève
aujourd’hui son mandat de directeur de l’orchestre dans des
circonstances que ni lui, ni personne n’avait pu imaginer.

Adam Laloum portrait

Cette année musicale 2021 commençait par un concert joué et
enregistré d’un seul tenant, le vendredi soir 15 janvier, avec la
participation du jeune mais déjà très connu pianiste Adam Laloum.
La suite de Pulcinellade Stravinski précédait le second concerto
pour piano de Brahms. Plus encore que ses autres œuvres
concertantes, celui-ci est une vraie symphonie pour piano et
orchestre, doté qui plus est de non pas trois mais de quatre
mouvements. Le jeu de l’orchestre y revêt une importance égale à
celui du pianiste. A l’instar de toutes les grandes œuvres, ce
concerto autorise des approches très variées, ce dont témoigne la
masse de documents discographiques laissée par les plus grands
pianistes. On peut notamment l’aborder dans un climat automnal et
assagi, celui de la dernière musique de chambre de Brahms. Mais on
peut aussi souligner ce qu’il possède de fébrile et de conflictuel.
C’est en tout cas cette option vitaliste qu’aura retenu Adam Laloum,
pour sa prestation strasbourgeoise du moins, car il m’a confié avoir
déjà abordé l’œuvre dans d’autres perspectives. Toujours est-il que
sous ses doigts ce choix est soutenu avec vaillance. On apprécie tout
particulièrement sa capacité à faire entendre, jusque dans les
passages les plus virtuoses et les moments les plus risqués,
l’évidence du chant au sein même de la texture harmonique. L’ardeur
des tempi n’empêche nullement le mouvement lent de déployer toute sa gravité. 

Tant de qualités pianistiques auraient vraiment mérité un soutien
orchestral plus inspiré. Le chef anglais Duncan Ward, consciencieux
mais flegmatique, aura d’abord fait entendre un Stravinsky terne et
pauvre en couleurs, dépourvu de tout espèce d’humour. Dans
Brahms, tout paraît un peu enlisé alors même que l’effectif restreint
(pour raison sanitaire) pouvait laisser espérer un jeu instrumental
acéré. Dans le sublime début, le dialogue cor-piano manque
vraiment d’aura et de mystère. Cela ne s’arrange guère avec le
premier tutti d’orchestre, pâteux et prosaïque, augurant mal de la
suite. Seul le troisième mouvement adagio, au demeurant répété
trois fois, parvint pour finir à un dialogue piano-orchestre
satisfaisant. 

Michel Le Gris, pour la revue Hebdoscope