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Prophète de malheurs

Une nouvelle publication de
l’œuvre de John Brunner
permet de revenir sur le
caractère visionnaire de
cette dernière.

Disparu il y a plus de vingt ans
maintenant, John Brunner
(1934-1995) reste l’un des
grands écrivains de science-
fiction. Mais à y regarder de
plus près et en relisant ses
œuvres dystopiques, elles
nous apparaissent étrangement contemporaines. Changement climatique, explosion
démographique, révolutions technologiques, atomisation de
l’individu ou terrorisme endémique, ce que l’on a baptisé la
tétralogie noire a tout, un demi-siècle après sa publication, de la
prophétie. Et pourtant, lorsque ce jeune écrivain de 34 ans, auteur
déjà prolifique, publie Tous à Zanzibar en 1968, personne ne
s’attendait à un tel choc. L’ouvrage allait non seulement remporter
les principaux prix dont le Hugo en 1969, devenir un classique de la
science-fiction et installer son auteur au rang des plus grands.

Pour comprendre l’impact de cette œuvre majeure de la littérature
mondiale – et pas uniquement de science-fiction – il faut se souvenir
qu’à l’époque de Tous à Zanzibar (1968), de L’Orbite déchiquetée
(1969), du Troupeau aveugle (1972) et dans une moindre mesure de
Sur l’onde de choc (1975), les ressources de la planète étaient
considérées comme inépuisables et les problèmes énergétiques ne
relevaient que de quelques idéologues fanatiques. Patrick Moran,
professeur de littérature comparée, rappelle d’ailleurs dans la
préface qu’il consacre à la tétralogie noire que la littérature de
Brunner tend à démontrer « non pas sa capacité à prédire de manière
exacte à quoi ressemblera la technologie du futur, mais sa propension à
extrapoler à partir du présent pour mettre celui-ci en lumière, et s’il le
faut, lancer l’alerte ».

Ainsi dans Tous à Zanzibar qui se déroule en 2010, les Etats-Unis
gouvernés par le président Obomi, sont la proie de terroristes visant
des gratte-ciels et l’homosexualité est parfaitement acceptée dans
les opinions publiques. Dans l’Orbite déchiquetée qui se tient en
2014, le racisme est ainsi pointé du doigt en même temps que
l’influence du complexe militaro-industriel. On pourrait ainsi
multiplier les situations, les considérations géopolitiques ou les
objets du quotidien aujourd’hui parfaitement acceptés et qui, lors de
la publication des œuvres de Brunner, paraissaient totalement
impensables. Les réflexions que Brunner en tira confèrent
aujourd’hui à ses romans une incroyable actualité en même temps
qu’une troublante acuité.

Au-delà de ces considérations certes majeures, la tétralogie noire
n’en demeure pas moins une grande fresque littéraire qui fait le lien
entre Dos Passos et la science-fiction actuelle. A Dos Passos, il
emprunte cette alternance de plusieurs modes narratifs. Sur l’onde
de choc
, nouvelle variation du 1984 d’Orwell, s’aventure avec brio
sur le terrain de la surveillance des citoyens. Le roman annonce
clairement le mouvement cyberpunk dans lequel allaient s’illustrer
des auteurs majeurs comme William Gibson qui reconnait
l’influence qu’a eu sur lui la lecture du Troupeau aveugle. D’une
incroyable unité, la tétralogie noire est cependant plus un panorama
qu’une saga, ce qui la rend plus puissante encore. Certes l’œuvre de
Brunner est empreinte d’un pessimisme qui lui a été souvent
reproché mais au regard des phénomènes qu’il décrit et qui se
déroulent sous nos yeux, on ne peut que se rendre à l’évidence : il
avait vu juste.

Laurent Pfaadt

John Brunner, La Tétralogie noire, intégrale
Editions Mnémos, 1024 p.