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Horizon abyssal…

Créer aujourd’hui, Ballet de l’Opéra de Paris

La mise sous séquestre de la culture amène les structures à repenser leur programmation pour être déclinée en ligne. Quelquefois c’est une nécessité comme pour le Ballet de l’Opéra de Paris qui a une troupe à faire vivre. Une occasion de chroniquer des propositions au-delà de l’espace rhénan.
Ainsi Créer aujourd’hui – titre et thème ambitieux ! – a été proposé à quatre chorégraphes par Aurélie Dupond, directrice de la danse de l’institution parisienne. Pas de public en salle, mais une diffusion en ligne le 29 janvier (accessible jusqu’au 30 juillet sur le site de 
France Télévision).

La citation d’un photographe ouvre chaque tableau d’Exposure de 
Sidi Larbi Cherkaoui. Les costumes (signés Chanel) jouent du noir et
blanc devant un fond évoquant un négatoscope accentuant le jeu
des silhouettes. Un danseur armé d’un dslr circule parmi ses pairs
projetant leurs images en direct sur deux écrans. Installé à jardin, le
chanteur compositeur indie pop Woodkid distille des ambiances
souvent planantes avec ses envolées en voix de tête, s’invitant même
au centre du plateau pour une séquence.
Le chorégraphe déroule des arabesques classiques mâtinées de
postures désarticulées plus contemporaines désactivant
instinctivement les pointes. La troupe est virtuose jusqu’au bout des
ongles et le dispositif de la réalisatrice Louise Narboni accompagne
cette souveraine précision.
Mais mettre un masque aux danseurs, filmer la salle déserte, nimber
une séquence de rouge et ce regard de photographe sont plutôt les
alibis d’une exposition distanciée, certes gracieuse, qu’un regard
critique sur le monde d’aujourd’hui.

Clouds Inside, le pas de deux de Tess Voelker, une chorégraphe de
vingt-trois ans (avec Marion Gauthier de Charnacé & Antonin
Monié), s’affiche plus humoristique (musique avec solos de guitare
très enlevés de Nick Drake) : une drague embarrassée de masques
avec des déhanchements à la Chaplin. Un clin d’œil ludique à
l’époque, toujours virtuose, mais il est peu probable qu’un couple
s’amuse en métro ou sur un parking à goûter aux joies de l’amour
masqué…

La dernière proposition, Et side Mehdi Kerkouche, transforme la
scène de Garnier en grotte aux couleurs sourdes. Une musique
électronique répétitive de Guillaume Alric (du groupe The Blaze) tire
les corps d’une inertie larvaire vers un collectif sauvage et ritualisé
où la rage du hip-hop reste sous contrôle. Les mouvements de révolte de certains danseurs tentés par le large sont vite ramenés dans la meute afin de maintenir cet ostinato communautaire. Le dernier solo alterne moments extatiques et pulsion de lâcher prise. Si le soliste semble entrevoir une issue, l’épuisement du groupe
l’empêche d’y accéder : l’impasse contemporaine suggérée aussi par
la mise en espace lumière évoquant la caverne de Platon ?

Auparavant (à partir de 34 min), Brise-lames de Damien Jalet sur une
musique de Koki Nakano est d’une ampleur abyssale. Une
chorégraphie liquide intimement intriquée au projet dramaturgique.
Elle naît du presque rien avec, au son, ce goutte-à-goutte des
profondeurs. Des fragments s’extirpent du fond (scénographie et
costumes du photographe JR), des corps émergent peu à peu, sont
doucement malmenés par la grâce liquide des courants, s’amplifient
en madrépores flottants, colonisant le plateau en vagues de plus en
plus amples et denses.
Un noir silence, puis le collectif s’amorce. Les danseurs se
rapprochent, se touchent se retiennent, se portent, s’accrochent les
uns aux autres, se rassemblent et se figent en un groupe compact. La
caméra depuis les cintres cadre un bateau de migrants : un radeau
de la Méduse contemporain où les corps des danseurs sont à la fois
l’esquif et les réfugiés. Par cette image finale, pétrifiée, le naufrage
– et il n’y a aucun rescapé – se reconstruit à rebours dans la
conscience du spectateur. La caméra immersive l’a emmené entre les
corps/algues de ces abysses jusqu’à cette plongée finale qui
exacerbe l’axe de leur destin d’exil : des corps que la mer avale et
digère.
Le chorégraphe transcende le confort de la Grande Boutique par ce
geste magistral, à la fois douloureux et magnifique.
Et ce choix de montrer à rebours le temps du désastre est une
invitation à refaire civilisation !

Par Luc Maechel

Avec les Premiers Danseurs et le Corps de Ballet de l’Opéra national de Paris, filmés en janvier 2021

Scènes de ménage à l’espagnole

De g. à dr. : Rosine, Bartolo, Almaviva (© Bernard Contant (ONP)
De g. à dr. : Rosine, Bartolo, Almaviva (© Bernard Contant (ONP)

L’Opéra de Paris présentait une nouvelle production haute en couleurs du célèbre opéra de Rossini.

Tout commence assez classiquement. L’ouverture célébrissime du Barbier de Séville composé en 1816, retentit depuis la fosse puis le public applaudit. Les lumières s’éteignent et le rideau s’ouvre. Et là, c’est le choc. Un quartier populaire d’une ville méditerranéenne avec un café donnant sur la rue, une Ford Escort bleue métallique garée là et des vieux en marcel discutant devant des immeubles défraîchis. On se croirait dans un film de Pedro Almodovar, façon Tout sur ma mère et non dans un opéra. Mais lorsque retentissent les premières voix du comte d’Almaviva puis à la scène 3 le fameux air de Figaro « Largo al factotum », on sait que l’on est revenu chez notre bon Rossini.

Décapante autant qu’ingénieuse, cette nouvelle production du Barbier de Séville signé Damiano Michieletto, l’un des metteurs en scène les plus demandés du moment dont les productions ont triomphé à la Scala, au théâtre San Carlo ou à la Fenice conte bien évidemment les amours contrariés du comte d’Almaviva, arrivé incognito à Séville et de la belle Rosina, prisonnière de son tuteur, le terrible docteur Bartolo. Le comte trouvera dans sa quête l’aide du fameux barbier de Séville, Figaro, séducteur et vénal.

Avec ses décors soignés qui va jusqu’à la bière San Miguel ou le journal El Pais, la transposition de cette histoire du XVIIIe siècle au monde moderne s’opère quasi instantanément avec une alchimie qui ravit aussi bien les novices que les amoureux de l’opéra, donnant ainsi une seconde jeunesse à cette oeuvre et montrant à quel point cette histoire, qui peut paraître un peu fleur bleue, conserve toute sa fraîcheur. « Les oeuvres de Rossini (…) nous parlent de notre monde et il faut aller puiser dans notre quotidien les moyens de raconter ses histoires » estime Damiano Michieletto.

Le chef Carlo Montanaro, grand spécialiste de l’opéra italien, apporte à ce spectacle la touche musicale nécessaire au triomphe. Il a su faire résonner dans ce « tube » de l’opéra bouffe, les grands airs et mélodies rossiniens tout en maintenant l’équilibre sonore nécessaire avec les chanteurs en évitant que le crescendo ne couvre les voix.

Cette superbe mise en scène est desservie par des voix remarquables alliées à des jeux scéniques parfaits. De l’ado Rosina (Karine Deshayes, magnifique dans la cavatine) au truculent Figaro (Dalibor Jenis) n’hésitant pas à jouer de la guitare manouche, la distribution aligne des rôles secondaires de très grande qualité comme la basse Carlo Lepore qui a étudié auprès du regretté Carlo Bergonzi (excusez du peu !), en formidable Bartolo, la mezzo-soprano roumaine Cornelia Oncioiu, parfaite en ménagère en bigoudis ou Basilio (Orlin Anastassov) qui campe un fonctionnaire zêlé impeccable dans l’air de la calomnie. Même les figurants et les membres du choeur ont joué leurs partitions à merveille.

Par son extravagance et son humour, ce Barbier de Séville aurait certainement ravi Beaumarchais. On applaudit souvent, on rit régulièrement. Mais surtout, en sortant de la salle, on comprend mieux pourquoi cet opéra demeure immortel et traverse toujours avec le même succès les époques et les générations.

Par Laurent Pfaadt
Edition hebdoscope 1012, novembre 2014