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Les larmes de pierre

Dans son nouvel
ouvrage, la grande
romancière turque
revient sur le
martyre de la ville
de Diyarbakir

La plume d’Oya
Baydar est acérée
car elle plonge
dans le sang, celui du marxisme dont elle a fait son étendard mais
surtout celui des libertés bafouées par un pays dont elle ne cesse,
roman après roman, de dénoncer les errements et les crimes. En
2016, elle soutenait ainsi une enseignante de Diyarbakir
emprisonnée pour avoir réclamé la paix. Tiens justement
Diyarbakir, le théâtre de son nouveau roman. Cette indépendance
et cette force de conviction lui valurent la prison, l’exil et la
torture. Mais surtout elles forgèrent cette langue inimitable
qu’elle met dans la bouche de ses héroïnes notamment dans celle
de la magnifique Ulku, double littéraire de Baydar, dans son roman
Et il ne reste que des cendres. Dans ce livre bouleversant, Ulku
s’interrogeait ainsi sur le sens qu’elle donna à sa vie et aux causes
qu’elle porta.

Autres héroïnes, autres personnages mais même voix dans son
nouveau roman, Dialogues sous les remparts. Deux femmes
entretiennent une discussion devant la ville martyre de
Diyarbakir, la grande ville kurde avec son centre historique, le
fameux Sur, personnage principal du livre avec ses ombres, ses
morts, ses souffrances, ses fantômes.

On comprend vite qu’entre ces deux femmes qui partagent les
mêmes convictions, ont lutté ensemble mais dont l’une est partie
vers ce qu’elle appelle la Turquie de l’Ouest, la vie et l’histoire ont
tracé des lignes certes parallèles mais qui ne se rejoignent plus.
Dans cette ville en ruines et en flammes devenue, au fil des pages,
le théâtre de la condition humaine, les deux femmes échangent,
discutent, constatent leurs divergences. Quel est le bien-fondé de
ma vie, de mes actions, des moyens mis en œuvre pour faire
triompher mes idéaux, des compromis et des compromissions que
je peux ou que je dois accepter pour parvenir à mes fins, sont les
interrogations qui hantent les personnages. A ces questions, la
romancière turque, avec ses mots si touchants questionne ainsi
l’engagement et le libre-arbitre de chacun. Mais surtout, ces deux
femmes semblent composer une sorte d’autobiographie de cette
romancière qui fut une combattante acharnée de la cause kurde
et qui, parvenue au soir de sa vie, se met dans la peau de cette
Turque de l’Ouest venue questionner cette militante restée dans
l’arène de la lutte, cette militante qu’elle fut plusieurs décennies
auparavant. « Je suis venue pour regarder avec tes yeux, pour
connaître, ressentir par moi-même, pour te comprendre, pour devenir
toi »
dit-elle ainsi à son alter ego.

Dans ces pages naît alors une réflexion profonde sur ce qui fait
nation, sur la volonté de bâtir ensemble un avenir commun en
dépit de nos différences. Et là, Oya Baydar constate que les
politiques d’Erdogan après celles des dictatures militaires ont
assassiné cette utopie à grand coup d’islamisme, d’identités
meurtrières et de nationalisme en détruisant systématiquement
la langue, « ce pays pour les gens » et la terre du peuple kurde.

Et quand les armes se taisent, que les ruines ne sont plus que
poussière et que le sang a séché, il reste la littérature qui ne meurt
et ne s’estompe jamais. Elle raconte ce qui a été, le malheur, la folie
des hommes. Depuis Polybe, elle permet de ne pas oublier. Grâce
à Oya Baydar, la tragédie du peuple kurde, à Diyarbakir, à Cizre ne
peut plus être ignorée aussi bien par ceux qui veulent réduire les
enfants de Saladin au silence ou par ceux, trop préoccupés par des
périls de l’autre côté de la frontière turque ferment sciemment les
yeux. Pour que sous les cendres, le brasier continue à brûler. C’est
pour tout cela que ce livre essentiel constitue avant tout un
formidable message d’espoir.

Laurent Pfaadt

Oya Baydar, Dialogues sous les remparts, Phébus, 155 p

A lire également : Et il ne reste que des cendres, 10/18, 672 p