Archives par mot-clé : Phébus

#Lecturesconfinement : Alamut de Vladimir Bartol par Myriam Mazouzi

Pour une autre approche du temps
présent, je recommande la lecture
de Alamut de Vladimir Bartol. Ce
roman épique multiplie les fausses
pistes et nous conduit à nous
interroger notamment sur
l’endoctrinement religieux. Loin
d’être ennuyeux, l’histoire que
déroule Bartol nous raconte les
aventures d’un jeune homme au
XIème siècle en Iran et comment la
manipulation des troupes sert
l’ambition délirante d’un seul.
Bartol évoque aussi le rôle des
femmes, essentiel pour mettre en place le piège.
Myriam Mazouzi est la directrice de l’Académie
de l’Opéra de Paris

Alamut
de Vladimir Bartol (Phébus)
par Myriam Mazouzi

#Lecturesconfinement : Miarka d’Antoine de Meaux par Laurent Pfaadt

On serait tenté de voir en Miarka
une autre Simone Veil, celle de la
Résistance. Mais Miarka, de son
véritable nom Denise Vernay, fut
tellement plus que cela, tellement
plus que l’ombre d’un mythe
républicain. Celle qui partagea
avec son illustre cadette, le même
sang et cette même douleur qui
coula dans les pays Baltes et à
Auschwitz où périrent leurs
parents et leur frère, fut une
résistante, et quelle résistante.
Agent de liaison pour le
mouvement Franc-Tireur dans la région lyonnaise et en Savoie, elle
fut arrêtée, torturée puis déportée à Ravensbrück et Mauthausen.

Le grand mérite d’Antoine de Meaux est ainsi d’avoir singularisé
cette femme digne, empathique, courageuse, altruiste et d’avoir
immortalisé sa modestie en même temps que sa grande force de
caractère qui, à bien des égards, lui a permis de survivre. Avec ses
magnifiques mots parfaitement choisis comme on sculpte un
mausolée de marbre, l’écrivain n’omet rien : l’enfance avec André, ce
père tiré d’un roman de Joseph Roth, « épris de la beauté du monde
qui avançait sur le fil de la vie comme un funambule »,
l’antisémitisme, les horreurs de la guerre et cette sinistre prison de
Montluc, puis la déportation, celle qu’elle vécut mais également celle
que l’on suit avec angoisse à l’autre bout de la France et de l’Europe,
de Simone et de ses parents. Il y a cette injustice qu’elle combattit
toujours quel que soit l’oppresseur comme lorsqu’elle se substitua
aux « lapins », ces femmes mutilées, victimes d’expériences
médicales à Ravensbrück mais également les joies retrouvées de
l’après-guerre, le compagnonnage avec Germaine Tillion,
l’éloignement avec Milou, l’aînée. Grâce à l’abondante
correspondance confiée par la famille Veil/Vernay, Antoine de
Meaux nous fait entrer dans la tête de son héroïne, dans son esprit
et surtout dans le cœur de cette femme qu’il a si bien connu.

Chez les scouts, Denise et Simone étaient éclaireuses. Elles le
restèrent, chacune à leur manière, toute leur vie. Aujourd’hui, au
Panthéon dorment Simone Veil et Germaine Tillion. Un jour, une
anonyme y abandonnera un exemplaire du livre d’Antoine de Meaux.
Une anonyme au Panthéon. Telle fut la destinée de Miarka.

Miarka d’Antoine de Meaux (Phébus)
par Laurent Pfaadt

Course à l’abîme

Le premier roman de la grande
voix de la littérature slovène enfin
traduit. Un sombre chef d’œuvre

Pour tous ceux qui s’intéressent à
cette littérature héritière de la
Mitteleuropa ou de ces voix nées
dans les Balkans pendant le
titisme, celle de Drago Jancar n’est
pas inconnue. Couronnée par le
Prix du meilleur livre étranger en
2014 pour Cette nuit, je l’ai vue
(Phébus, 2014), qu’il s’agisse du
jésuite Simon Lovrenc dans le très
beau Katarina, le paon et le jésuite (Passage du Nord-Ouest, 2009) ou
plus récemment du violoniste Ciril (Six mois dans la vie de Ciril,
Phébus 2016), l’écriture de Jancar  s’articule autour de personnages
en quête de repères, de sens.

Son premier roman qui lui valut d’emblée la célébrité, la fuite
extraordinaire de Johannes Ott
, paru en 1978 posa ainsi la première
pierre de cette œuvre récompensée par le Prix européen de
littérature en 2011. Dans une époque située au milieu du XVIIe
siècle, sous le règne de l’empereur du Saint Empire Romain
Germanique Léopold, un vagabond nommé Johannes Ott traverse
un empire ravagé par la peste et la superstition. Il est tour à tour
vagabond, marchand ou galérien. D’emblée, le récit construit une
série d’images dont il est difficile de se détacher mais qui convergent
toutes vers des ténèbres où, entre réalité et fantastique, le diable
semble revêtir diverses apparences. Jancar, comme dans chacun de
ses romans, parvient magnifiquement à restituer, avec ces odeurs et
ces angoisses, les époques qui servent de décors à ses comédies
humaines. Le lecteur se retrouve ainsi plongé dans des tableaux
sortis de Jérôme Bosch entre paysages eschatologiques et
prophètes de malheurs. La langue de Jancar est à l’image du récit :
labyrinthique où on avance à tâtons, une torche littéraire
enflammée à la main qui nous oblige parfois à revenir en arrière pour
retrouver notre chemin mental. La narration, volontairement
elliptique avec ses personnages taiseux ou rongés par les secrets
aide grandement à procurer ce sentiment de confusion qui nourrit
un récit qui semble devoir éternellement recommencer jusqu’à
l’absurde : « Pourquoi est-ce que je suis en fuite, et pourquoi est-ce que je
rôde de-ci de-là, avec cette peur et cette agitation dans la poitrine ?
Quelle énergie et quelle force inconnue me poussent à fuir continûment ?»
se questionne ainsi Ott.

Le livre est aussi un miroir. Passé les pérégrinations tumultueuses de
notre héros dans un monde apocalyptique, le lecteur, certes averti, y
découvre un autre reflet nettement plus politique. Ott serait-il
l’hétéronyme de Jancar ? Et avance-t-il lui-aussi dans un monde
oppressif, assailli par des idéologies de mort, des espions et
propageant une peste qu’il conviendrait mieux d’appeler démocratie? Peut-être. Il y a là en tout cas un farouche réquisitoire
contre un totalitarisme qui a troqué ses oripeaux religieux et
médiévaux contre une forme plus contemporaine et pernicieuse.
Car sans le savoir, Johan Ott diffuse d’autres hérésies nettement
plus ravageuses que celles que combattent les juges de l’Inquisition
ou les commissaires de la peste : l’égalité, la fraternité, la démocratie.
Ces poisons, aucun empereur, Habsbourg ou Slovène comme lui,
aucun bûcher, aucune torture, ni aucune fuite ne parvinrent à les
extirper de l’esprit de ceux qui l’ont ingéré. Telle est la leçon majeure
du livre.

Par Laurent Pfaadt

Drago Jancar, La fuite extraordinaire de Johannes Ott,
Chez Phébus, 352 p.

La symphonie des adieux

Une histoire
familiale sous la
Chine
communiste.
Magnifique et
touchant.

Il manquait à la
Chine
contemporaine sa
grande histoire. Une saga où se côtoient puissants et humbles.
Une saga comme une symphonie. Avec ses mouvements lents, ses
adagios tendres et ses allegrettos en forme de tragédies. Voilà à
quoi ressemble le très beau roman autobiographique de
Madeleine Thien, Nous qui n’étions rien, finaliste du Man Booker
Prize. Ceux qui ne sont rien sont ces deux familles confrontées à
l’écrasante roue rouge de la Chine communiste.

Commencé au début des années 1960 au conservatoire de
Shanghai et s’achevant de nos jours, en passant par la révolution
culturelle de 1966 et les évènements de Tiananmen en 1989, le
roman déploie sous la plume si attachante de Madeleine Thien et
constellée de la poésie de Dei Bao, une histoire qui évoque l’exil,
l’impuissance des hommes face à la machine de l’Etat mais
également le libre-arbitre et ce rêve de liberté qui n’a jamais
quitté nos héros, à l’image du père de Marie, Jing Kai, l’un des
protagonistes du livre.

Jouer de la musique sera pour eux, l’inaltérable résistance. Tantôt
requiem, tantôt sonate à l’image de ces variations Goldberg qui
hante Sparrow, elle les guidera à travers les méandres de cette
histoire tourmentée jusqu’au Canada afin de perpétuer leur
mémoire familiale, et à travers eux, celle des humbles, face à tous
ceux qui, avec des moyens d’Etat, voudront les anéantir pour créer
ce fameux homme nouveau. Le requiem se muera alors en hymne.

Par Laurent Pfaadt

Madeleine Thien, Nous qui n’étions rien,
Chez Phébus, 507 p.

Rêves impitoyables

Christian Kracht © picture alliance / dpa

Le nouveau roman
de Christian Kracht
nous emporte dans
le Japon des années
1930

C’est un drôle de
petit ovni littéraire,
entre récit historique
et farce où le lecteur passe tour à tour de l’hilarité comme dans cette
scène grotesque de l’assassinat d’un premier ministre japonais à
l’inquiétude lorsqu’on suit ces artistes fuyant une Allemagne qui a
déjà basculé. Les Morts de Christian Kracht qui s’impose, livre après
livre, comme une figure majeure des lettres germaniques suit les
destins croisés de trois personnages : le réalisateur suisse Emil
Nägeli, un haut fonctionnaire japonais germanophile Masahiko
Amakasu et Ida, cette femme qu’ils convoitent tous les deux et qui
complète ce triangle amoureux.

Les Morts renvoient-ils aux destins funestes qui attendent la quasi-
totalité des personnages de ce roman, couronné par le Schweizer
Buchpreis 2016 ? Ou plutôt à ces masques qu’arborent les acteurs
du théâtre Nô ? Peut-être un peu des deux. Nägeli qui rêve de gloire
et d’argent est envoyé à Tokyo par le régime nazi pour y tourner un
film après avoir effectué plusieurs pantomimes magistrales et
surtout vénales. Là-bas l’attend un jeune fonctionnaire, Masahiko
Amakasu qui rêve de gloire et ne sait pas qu’il est lui-aussi la
marionnette d’un formidable jeu d’échecs entre les signataires du
futur Pacte d’acier. Sans le savoir, il effectue une drôle de
pantomime, géopolitique pour le coup, en se complaisant dans un
passé fantasmé où la violence tient une place prépondérante. « Nous
ne vivons pas seulement dans un monde d’idées, songea-t-il, mais aussi
de choses. Et le passé était toujours plus intéressant que le présent »

dit-il.

Car à Berlin, ceux qui rêvent de supplanter les Etats-Unis, ont
envoyé dans ce Japon qu’ils connaissent mal, un Nägeli dont le
projet va très vite changer de nature. Peu importe car « le cinéma,
c’est la guerre avec d’autres moyens »
estime Alfred Hugenberg,
ministre de l’Economie nazie en 1933 sans savoir que cette guerre, il
finira par la perdre sans l’avoir mené, notamment dans ce train qui
emmène un Fritz Lang, un Siegfried Kracauer ou une Lotte Eisner en
France.

Les morts sont aussi ces spectres qui hantent nos héros et qui, d’une
certaine manière, tirent les fils de leurs existences et de leurs rêves.
C’est là que le récit, comme une pellicule abîmée, ondule avec
maestria, passant du rêve à la réalité, et où les personnages
traversent nombre de miroirs. Nägeli, fardé comme un acteur de Nô
finira comme un ermite sorti tout droit de chez Kurosawa tandis
qu’Amakasu se rêvera en star du cinéma américain. Ainsi chez
Kracht, le fantasme est omniprésent, y compris sexuel, structure un
récit plein de rebondissements et lui donne au final une dimension
surréaliste.

Avec ce roman somptueux, Christian Kracht complète une œuvre
dans laquelle se croisent des êtres poursuivant des rêves
inaccessibles qui finissent par les consumer. Après la culture de la
noix de coco, Kracht a choisi comme décor les cinémas allemands et
japonais. Mais à travers ce récit, on comprend parfaitement que le
monde tout entier est en train de devenir une immense salle
obscure. Et leurs acteurs ne portent plus de masques.

Par Laurent Pfaadt

Christian Kracht, les Morts,
Chez Phébus, 184 p.

L’amour au temps de la peste brune

Jancar © Jože Suhadolnik/Delo

Quand l’amour défie
l’histoire. Un grand
roman de Drago
Jancar.

Drago Jancar est un
conteur né. Après les
magnifiques Cette
nuit-là, je l’ai vue
et Six
mois dans la vie de
Ciril
, tous publiés
chez Phébus, le grand écrivain, digne représentant, avec Boris Pahor,
des lettres slovènes, nous revient avec un grand roman qui plonge
dans les affres de la seconde guerre mondiale.

Maribor 1944. La ville slovène, autrefois partie de l’empire austro-
hongrois et peuplée en grande majorité de germanophones, a été
intégrée en 1919 au nouveau royaume de Yougoslavie. Ressemblant
à sa cousine Trieste, elle est imprégnée de ce multiculturalisme où
germanophones et slaves ont su vivre ensemble tant bien que mal.
Mais l’invasion nazie a bouleversé tout cela. De nombreux
groupuscules luttent contre l’occupant allemand, aidé par ces
populations germanophones qui ont acclamé les troupes du
Troisième Reich lorsque ces dernières pénétrèrent dans la ville et
s’emparèrent des postes clés en 1941

Certains comme Ludek vont trouver dans le basculement de
l’histoire matière à leurs revanches personnelles. Ludek est devenu
Ludwig, un haut gradé SS qui règne en maître sur son ancienne ville
natale et ne jure que par la pureté de la langue allemande. Il a le
pouvoir mais pas l’amour. Or, celui-ci vient à passer à sa portée, non
pas directement mais par le biais d’une ancienne connaissance,
Sonja, venue quémander à l’officier nazi, une grâce pour son
amoureux Valentin, un maquisard arrêté quelques mois plus tôt.
Sonja ne sait pas encore que cette rencontre allait marquer à jamais
leurs destins.

Une nouvelle fois, Jancar nous accompagne dans les rues de sa chère
Maribor, un peu à la manière d’un Claudio Magris. Le lecteur voyage
tantôt au bord de la Drave, tantôt dans les vallées de la Prohorje, ces
montagnes où nos amoureux se récitaient des poèmes bucoliques,
tantôt enfin dans ces cafés qui sont autant de ruines fumantes d’une
Mitteleuropa à jamais disparue et où se noue le destin funeste de
Sonja. A travers ces lieux et ses personnages, Jancar nous rappelle
avec la beauté de son écriture que la langue conduit toujours au
nationalisme lorsqu’elle se veut exclusive, lorsqu’elle se revendique
comme unique dépositaire d’une identité.

De cette domination linguistique naît alors la domination politique,
celle des êtres. Le geste de Sonja, écrit à l’encre de la poésie, aura un
goût amer. Jusqu’où est-on capable d’aller par amour ? Celui-ci a-t-il
besoin d’être sans cesse entretenu, de vivre par-dessus tout, malgré
tout ? Ou comme le dit Jancar, a-t-il lui aussi besoin de repos ? Sonja
devait se brûler en tentant de se résoudre ce dilemme, marquée
dans sa chair et son esprit par le fer de l’oppresseur. Et si la liberté,
surtout pendant cette période tragique où nos héros voyagèrent
parmi les ombres de Dachau, Buchenwald et Ravensbrück et
côtoyèrent la mort à tous les coins de rues de Maribor, n’était pas la
chose la plus importante au monde, celle qui vaut tous les sacrifices
y compris celui de l’amour ? C’est à travers ce prisme que le roman
de Jancar devient limpide. C’est avec un fusil dans le maquis que
Valentin défendit sa liberté tandis que Sonja choisit la liberté de son
cœur.

A travers les histoires de Sonja, Ludwig et Valentin, Drago Jancar
tire une réflexion sur les rapports géopolitiques qui ont ensanglanté
l’Europe au 20e siècle et dont les résurgences plus à l’Est font
toujours craindre le pire.

Par Laurent Pfaadt

Drago Jancar, Et l’amour aussi a besoin de repos, Phébus, 350 p.

Le livre à emmener à la plage

Ignacio del Valle, Derrière les masques

Chez Phébus
2

 

Il nous avait éblouis avec ses deux romans policiers précédents mettant en scène un soldat de la division Azul de la Wehrmacht traquant le crime dans les paysages gelés du front russe et dans les ruines de Berlin. Aujourd’hui, Ignacio del Valle, l’un des auteurs de romans policiers les plus talentueux de sa génération et l’un des chefs de file du roman policier espagnol revient avec une sombre histoire de meurtre et de criminel de guerre où les démons d’hier n’ont pas été exorcisés.

Un simple règlement de comptes entre mafieux à Manhattan est le point de départ d’une vaste enquête aux multiples ramifications où l’auteur, comme dans ses précédents ouvrages, conduit son lecteur dans les profondeurs de l’histoire et sur une multitude de pistes.

Entraînant son lecteur de New York à Tel Haviv en passant par Belgrade et La Haye, l’auteur parvient une fois de plus à construire un suspense insoutenable où les énigmes s’emboîtent comme des poupées russes. Comme d’habitude, l’auteur joue avec nos nerfs jusqu’à la dernière page, jusqu’à l’épilogue d’une enquête menée tambour battant.

Par Laurent Pfaadt

Edition hebdoscope 1009, juillet 2014