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#Lecturesconfinement – Mon père, ce nazi

Philippe Sands

Avec La Filière, Philippe
Sands poursuit sa
chasse aux fantômes
dans cette Lemberg
vidée de ses juifs.

Dans Retour à Lemberg, il
était resté dans l’ombre.
Dans celle de Hans
Frank, le gouverneur
général de la Pologne
occupée. Dans celle de
la mort qu’il servit. Dans
celle de l’histoire enfin
qu’il tenta de fuir, désespérément.

Otto Wächter a longtemps cru qu’il passerait entre les mailles du
filet. Ce nazi autrichien ayant joué un rôle important dans
l’assassinat du chancelier Dollfus qui permit aux sbires d’Hitler –
Seyss-Inquart et Kaltenbrunner, tous deux condamnés à mort et
exécutés à Nuremberg – de nazifier l’Autriche, devenu gouverneur
de Cracovie puis de Lemberg avec l’invasion nazie du territoire
ukrainien en juin 1941, fut l’un des rouages essentiels de
l’extermination des juifs soviétiques et de la mort de millions de
personnes. Jusqu’à son décès en 1949 dans un hôpital romain, il a
cru sa mémoire préservée y compris par un de ses enfants, Horst,
l’un des personnages principaux de La Filière.

Remontant les pages du journal de Charlotte Wächter, la femme
d’Otto, comme on remonte le temps, Philippe Sands a ainsi
reconstitué presque quotidiennement la vie du nazi, de ses jeunes
années à l’Italie où il trouva refuge après la guerre en passant par
Berlin où cet aigle atteignit les sommets et Lemberg où il se mua en
vautour se repaissant des cadavres des juifs. Dans La Filière, l’auteur,
comme à son habitude, met à nu la barbarie d’un homme en
confondant le négationnisme de sa femme et de son fils. On se
demande souvent, devant l’évidence des faits, comment le fils peut
encore croire à l’innocence de son père.

Les visites de Sands au château du fils de Wächter et sa rencontre
avec de stupéfiants documents ont permis à l’auteur d’approfondir
son enquête comme on creuse une immense tombe pour y exhumer
la vérité. Le lecteur est ainsi embarqué dans un va-et-vient littéraire,
entre passé et présent, entre les actes abominables de Wächter et
les dénégations de son fils. On touche là au point central de
l’ouvrage, celui du travail de mémoire, d’une famille et à travers elle,
d’un pays face à ses démons. Horst Wächter ne parvint jamais à
accomplir ce dur voyage, dissociant en permanence le crime effectif
pour minorer celui de son père qui l’ordonna pourtant.

Le livre ne serait qu’une enquête supplémentaire si la mort
mystérieuse, à quarante-huit ans, d’Otto Wächter, n’avait pas
alimenté un certain nombre de doutes sur un éventuel assassinat.
L’ouvrage se mue alors en thriller géopolitique dans cette Italie
d’après-guerre où se côtoient communistes, prélats pronazis et
espions de tous bords. S’entourant d’une pléiade d’universitaires
jusqu’au maître de l’espionnage, John Le Carré, Sands nous
embarque dans les eaux troubles de ce fleuve naissant que fut la
guerre froide. Ironie du destin, celui qui vola avec les aigles du
Troisième Reich périt d’une maladie contractée dans le Tibre, cet
autre fleuve où l’on jetait sous l’Antiquité les cadavres des
empereurs assassinés, ces aigles déchus.

Par Laurent Pfaadt

Philippe Sands, La Filière,
Chez Albin Michel, 496 p.