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L’agneau des neiges

Quel plaisir de lire ces grandes épopées russes mettant en scène des
êtres qui ne devraient jamais survivre au destin et qui pourtant,
offrent une résilience qui vous tire des larmes. Maria, l’héroïne de
l’agneau des neiges, premier livre en français de l’écrivain russe
Dimitri Bortnikov appartient désormais à ces personnages appelés à
rester dans nos mémoires.

Tout commence dans le nord de la Sibérie. Maria, jeune femme
affectée d’un pied bot survit tant bien que mal dans cette Russie qui
vient de passer sous le joug des Soviets et dans cette nature où les
hommes vivent au milieu des légendes. Sa route croise bientôt celle
de Serafima, la femme du prêtre assassiné par sa faute, qui allait
pourtant la considérer comme sa propre fille. Car comme le rappelle
un ancien proverbe russe, « les cendres ne pleurent pas le feu ». Avec
sa prose pleine de poésie et un réalisme magique qu’il déploie avec
volupté, Dimitri Bortnikov nous entraîne ainsi dans cette nature
sauvage d’une beauté stupéfiante, au milieu de ces rivières qui « se
déshabillent de leur brume
 » et des fantômes qui les peuplent.

Privée de Serafima, Maria s’engage alors dans une formidable
odyssée – les passages en train sont magnifiques – où se succèdent
paysages et peuples de la toute nouvelle URSS. Jusqu’à Leningrad et
ses orphelins. Et tandis que le brasier de la guerre se rapproche,
Marie s’attache à ces enfants. Dans l’ancien palais du tsar, les jours
heureux se succèdent. On décore le sapin, on se chamaille, on rit.

Mais le feu, lui, est omniprésent. Il est là, tapi. Dans les cœurs des enfants. Dans l’âme vieillie avant l’âge des hommes. Dans la guerre
qui anéantit le monde. « Quand l’enfer se vide, tous les démons se
retrouvent ici
 » écrit ainsi Dimitri Bortnikov. Et lentement les pages
les plus touchantes du livre se déploient. Elles sentent la mort,
l’anéantissement. Les mots tombent comme une pluie noire. Dans
les décombres d’une ville écrasée, affamée, les douze orphelins
chantent leur dernier requiem. Maria, infirme au cœur d’airain est là,
dressée face à la fatalité. Au milieu des ténèbres, Job est devenu
David avec comme glaive, « l’écho d’un sourire ».

Par Laurent Pfaadt

Dimitri Bortnikov, L’agneau des neiges
Chez Rivages, 288 p.

Pacifique

Un homme monte dans un avion. Il
sait qu’il va mourir. Pour son pays.
Pour son empereur. Pour son
honneur. Dans ce roman intense,
l’écrivaine Stéphanie Hochet nous
embarque dans les chasseurs Zéro
en compagnie de ces kamikazes qui
jetèrent leurs avions sur les porte-
avions et destroyers américains
lors de la guerre du Pacifique. Dans
cet océan de fanatisme, le jeune
soldat Kaneda s’est perdu. Mais le
Pacifique recèle bien des mystères
et des poches de salut. A travers la figure de ce soldat, Stéphanie Hochet interroge les notions de
sacrifice, celui où l’homme n’existe plus par lui-même mais comme
simple poussière d’une histoire, d’une tradition prête à voler, comme
ces avions de mort, pour satisfaire des rêves périmés et des illusions
passées, corsetées, ainsi que celle du libre-arbitre, garant de
l’humanité de chacun.

Par Laurent Pfaadt

Stéphanie Hochet, Pacifique,
Rivages, 141 p
.

#Lecturesconfinement : Héritage de Miguel Bonnefoy par Laurent Pfaadt

A quoi reconnaît-on un grand livre?
A sa capacité de nous emporter, de
nous attacher à ses divers
personnages que l’on quitte à
regret ? Oui. A son écriture
singulière, ici en l’occurrence
pleine de lumière même dans ses
pages les plus sombres ? Oui
également. Mais cela ne suffit pas.
Il faut un souffle, quelque chose
d’indescriptible, qui peut être
épique ou diffus, saccadé ou
étouffé, contraint ou libéré mais il
faut sentir quelque chose, quelque chose qui part du cerveau et descend jusque dans les tripes.

Le livre de Miguel Bonnefoy a choisi de s’attarder au cœur. Dans
celui de ses personnages même s’il effectue souvent quelques
détours par les poumons de Lazare, le père blessé durant la
Première guerre mondiale. Mais c’est bien du cœur dont il est
question, celui de Thérèse, la mère accompagnée de son magnifique
chœur ornithologique, celui si vaillant de Margot, sa fille, qui
plongea au cœur des nuages y compris pour son fils, et celui de ce
dernier, Ilario Da, qui résista à la torture de la dictature de Pinochet.

Il y a assurément du Kessel et du Rulfo dans ces lignes qui conte
cette fresque familiale partagée entre la France et le Chili. C’est une
histoire de cœur donnée en héritage, de génération en génération.
Car à y réfléchir de plus près, c’est aussi dans le cœur que se niche la
liberté. Comme la volière de Thérèse que ses oiseaux refusent de
quitter. Pour toutes ces raisons et tant d’autres, Héritage est un
grand livre. Héritage,notre Goncourt.

Héritage de Miguel Bonnefoy ,en lice pour le Goncourt des lycéens,
(Rivages)
par Laurent Pfaadt 

#Lecturesconfinement : Sorel Éros. Palindrome de Jacques Perry-Salkow et Frédéric Schmitter par Karol Beffa

Maître incontesté
de
anagrammes,
Jacques Perry-
Salkow
 publie avec
son complice
Frédéric Schmitter
Sorel Éros, chez
Rivages
. Livre qui
certes peut sembler
mince, mais qui est le
fruit d’une 
gageure
extrême
. En
composant ce
roman-palindrome
de 10
001 lettres, nos deux auteurs ont battu le record jusqu’alors
détenu par Georges Perec et son palindrome de 5566 lettres,
imaginé en 1969. Il leur aura fallu dix-huit années de dur labeur.
Comme le note plaisamment l’oulipien Paul Fournel dans sa préface,
« c’est le nouveau jalon de l’art du palindrome […]. Il n’y en aura pas de
cette trempe de sitôt 
». Cette prouesse littéraire, on peut d’ailleurs la
lire comme un
e révérence à Pérecque l’on retrouve à plusieurs
titres au centre 
du roman. Symboliquement, bien sûr, mais aussi
l
ittéralement, dans la mesure ou la 10001e lettre, pivot autour
duquel s’articulent les deux parties du roman reflétées comme dans
un miroir, 
est un « W », lettre double et référence au célèbre ou le
Souvenir d’enfance
 du maître oulipienAilleurs, dans cet absolu
d’ambition poétique qu’est 
Sorel Éroson devine les fantômes de
Zweig, de Lewis Carroll ou de Shakespeare…

Karol Beffa est compositeur, pianiste et musicologue. Il a obtenu le
Prix René-Dumesnil de l’Académie des Beaux-Artset le Grand Prix
des Muses-France musique 
pour son György Ligeti (Fayard, 2016).
Dernier livre paru : Ravel. Un imaginaire musical, avec Aleksi
Cavaillez et Guillaume Métayer (Seuil/Delcourt
, 2019).  

Sorel Éros. P
alindrome
 de 
Jacques Perry-Salkow et
Frédéric Schmitter (Rivages)
par Karol Beffa

Le sang en héritage

Adlène Meddi signe
un polar choc sur la
décennie sanglante
en Algérie

Les hommes meurent
mais leurs ombres
funestes subsistent
et viennent hanter sans cesse les vivants. C’est en substance ce que
semble nous dire Adlène Meddi dans son troisième roman, 1994,
récent prix Transfuge 2018 du meilleur polar francophone.

A l’occasion de la mort en 2004 du colonel des services de
renseignement, Zoubir Sellami, les protagonistes de ce roman
replongent dix ans en arrière, dans le chaudron des sorcières que
constitua la guerre civile algérienne déclenchée après l’interruption
par l’armée du processus électoral suite à la victoire du FIS. Et en
premier lieu, Amin, le propre fils du colonel, interné et son ami,
Sidali, qui a choisi l’exil pour fuir les spectres de cet assassinat, ce
meurtre qui n’a fait que les hanter. Car 1994 c’est d’abord une bande
d’amis fauchée par la haine et la guerre où la frustration amoureuse
d’un adolescent envers la rebelle Kahina et qui ne devait être qu’une
déception passagère, devint dans ce terreau de violence libérée, de
violence étatisée par le propre père d’Amin, une vengeance
sanglante, personnelle. Car ces adolescents qui voient leurs proches
mourir, vont faire le deuil de leur jeunesse pour devenir comme
leurs pères, des bêtes sauvages. « Ils ont incendié notre jeunesse »
concède ainsi, fataliste, l’un des personnages.

Dans une construction narrative assez astucieuse où ces jeunes
assassins sont devenus vieux avant l’heure et où pierre après pierre,
la trame de la mort de Mehdi, le frère de Kahina, jaillit des ruines de
ces vies et de cette nation, et dessine progressivement un mirage
qui ne se dissipe pas. Dressés sur ces ruines, les pères d’Amin et de
Sidali, le premier véritable Achille algérien et le second ayant choisi
l’oubli pour exorciser cette violence qui les a construit, rejoint par le
général Aybak, sorte de Smiley algérien, ne comprennent pas qu’ils
ont abandonnés leurs enfants à ce monde qu’ils ont conquis et
transformé en cimetière.

Amin comme Sidali, Farouk ou Nawfel se retrouvèrent à devoir
porter un passé qui n’est pas le leur dans un présent qui les dépasse.
Constamment au bord de l’abîme, certains y sombrèrent, d’autres se
sauvèrent. Mais, avec cet héritage sanglant, ils se retrouvèrent tous
à faire la guerre : contre les islamistes, contre leurs pères, contre soi-
même. Et à chaque fois la main qu’ils agrippèrent fut tachée de sang.
« On l’a fait juste parce que vous autres, nos pères, nos légions de pères,
nous faites payer le prix ingrat de votre lâche échec, de votre si belle vie à
l’ombre des nuages noirs que avez refusé de voir, décennie après
décennie » 
lança un Sidali amer.

A travers ce récit d’une jeunesse volée et fracassée, Adlène Meddi
fait le procès des pères fondateurs d’une nation, solidement
installés sur leurs piédestaux, et que des milliers d’enfants ont
entrepris de détruire. Au marteau.

Par Laurent Pfaadt

Adlène Meddi, 1994, Rivages, 334 p.