Archives par mot-clé : Robert Laffont

« À même pas 60 ans, Dune a encore de belles années devant lui »

Ancien responsable éditorial chez Robert Laffont, Fabien Le Roy a
participé à la nouvelle réédition de Dune en tant qu’éditeur réviseur.
Pour Hebdoscope, il revient sur cette œuvre hors du commun. .

Pourquoi selon vous, Dune continue à susciter tant d’engouement
auprès de générations successives alors que d’autres sagas parfois
très célèbres ont tendance à s’épuiser ?

La saga Dune fait partie des rares œuvres-univers de la littérature
mondiale – à l’instar de celles de J.R.R. Tolkien, de H.P. Lovecraft ou,
dans la sphère francophone et à une plus humble échelle spatio-
temporelle, de La Comédie Humaine de Balzac et des Rougon-
Macquart de Zola – : les thématiques sont extrêmement variées ; on
y retrouve des archétypes (Herbert connaissait bien les travaux de
Jung) que chaque nouvelle génération peut assimiler selon sa
sensibilité et ses repères ; et la distribution des personnages est
aussi riche que diverse. L’effet multiplicateur du cinéma a également
beaucoup joué. À même pas 60 ans, Dune a encore de belles années
devant lui.


En quoi Dune est-il d’abord un grand livre au sens littéraire ?

Dune est une œuvre de maturité que Frank Herbert a débutée à 40
ans environ (et qu’il a poursuivie jusqu’à sa mort en 1986). Cet
autodidacte curieux et touche-à-tout qui fréquentait romanciers,
politiques et psychologues, a agencé toutes ces connaissances en
une weltanschauung – une conception du monde – unique, qui
s’étend sur plus de 34 000 ans et les milliards de planètes que
comptent notre galaxie. C’est un grand livre au sens littéraire parce
que chaque nouvelle lecture réserve des découvertes, parce qu’on
se pose des questions en le lisant et qu’on y trouve des réponses.
Frank Herbert fait également montre au cours des six tomes de la
saga de sa maîtrise des différents genres littéraires, jouant de la tragédie et du sacré avec une grande profondeur de champ.

Frank Herbert n’a t il pas eu l’intuition que notre planète courait à
sa perte lorsqu’il évoque les questions de l’eau et de l’épuisement
des ressources naturelles car l’épice est une sorte de métaphore du
pétrole ?

Dune reste d’une interprétation très ouverte : certains lisent dans
l’épice une métaphore du pétrole, mais d’autres celle du LSD. Mais il
est certain qu’il avait conscience qu’une ressource finie – épice, eau
ou pétrole – se retrouve cause de monopoles et de conflits à grande
échelle. Qui plus est, l’énorme documentation que Frank Herbert a
ingérée lors de ses travaux préalables à l’écriture – 600 ouvrages
tant d’histoire, de religion, de philosophie que de biologie et de
géologie – l’a sans doute aidé à obtenir une perspective
exceptionnelle sur les défis qui attendaient l’humanité. Mais Dune
reste néanmoins un space opera où la Terre n’est plus qu’un lointain
souvenir. En tout cas, Herbert a toujours refusé d’endosser
l’uniforme de prophète, sachant à quels extrémismes les prophètes
pouvaient mener.

En lisant entre les lignes, le jihad ainsi que les Fremen rappellent en
un sens l’Islam. Est-ce à dire, en plus de son côté prophétique –
propre à de nombreuses sagas de SF – que Dune est empreint d’une
profonde dimension théologique ?

Frank Herbert emploie le terme jihad à de nombreuses reprises dans
Dune. Il se serait inspiré du siège de Khartoum en 1885 par les
troupes coloniales britanniques : pour sa planète des sables, endroit
propice où faire naître un prophète, il a en effet modelé ses Fremen
en empruntant aux bédouins du Soudan et à la spiritualité
musulmane, ayant recours à de nombreux mots d’arabe pour ajouter
de la couleur locale et un certain exotisme au texte, mais en y
ajoutant une bonne dose de références au bouddhisme, au
catholicisme avec la Bible Orange Catholique et même au judaïsme
dans un tome ultérieur. Oui, Dune est emprunt d’une profonde
dimension théologique (avec notamment les redoutables Sœurs du
Bene Gesserit !) et je ne saurais que conseiller aux lecteurs friands
de telles considérations de poursuivre au moins jusqu’au tome 4,
L’Empereur-Dieu de Dune, où Herbert réussit le tour de force de nous
faire partager les pensées d’un dieu.

Interview de Laurent Pfaadt

A lire : Dune, 6 tomes, nouvelle traduction, coll. Ailleurs et demain, Robert Laffont.

#Lecturesconfinement : Mes Mémoires d’Alexandre Dumas par Christiane Rancé

Lire et relire Mes Mémoires d’Alexandre Dumas. Quelle vie ! Elle
dépasse en tout le prodige de ses propres romans. « Le maître du plus
vrai que le vrai »
 comme le qualifie Jean Cocteau ; celui qui a écrit,
avec Les Trois mousquetaires « le seul, et le plus beau roman sur
l’amitié jamais composé en langue française »
 comme le souligne
Jacques Laurent, nous fait entrer dans ses aventures tumultueuses
avec sa jeunesse éternelle et son enthousiasme inépuisable. Quels
voyages ! La Russie, le Caucase, l’Italie, l’Espagne l’Autriche,
l’Allemagne, en fait toute l’Europe, et le Maghreb. Quels
engagements ! Aux côtés de Victor Hugo en exil ou de Garibaldi
dans son expédition des Mille, en Sicile puis à Naples où il dirige les
fouilles de Pompéi… Quelles amours ! Quels délicieux scandales !
C’est joyeux, riche, souvent drôle,historique. On sort, de cette
autobiographie rajeuni, ragaillardi, émerveillé. « Mon père est un
grand enfant que j’ai eu quand j’étais tout petit »
 a dit son fils de ce
génie des lettres, de la vie et de l’enfance. Pour nous, il reste un
grand ami, et depuis notre plus jeune âge.
Christiane Rancé est journaliste,
éditrice et écrivaine. Auteure de
nombreux ouvrages, elle a
récemment publié le Dictionnaire
amoureux des saints
 (Plon, 2019)
Mes Mémoires d’Alexandre Dumas (Robert Laffont)
par Christiane Rancé 

#Lecturesconfinement : White de Bret Easton Ellis par Jennifer Richard

Habituellement hermétique à la
plume de Bret Easton Ellis (ses
énumérations d’objets de marque
entrecoupées de pause cocaïne me
laissent de marbre), j’ai lu son essai
avec délectation. Il décrit la société
américaine élitiste et donneuse de
leçon, celle qui évolue le long des
côtes, dans les habitats privilégiés
d’un pays inégalitaire, celle dont on
trouve un équivalent à Paris, dans les
milieux artistiques et protégés des
tourments de la crise. Un portrait au
vitriol des bien-pensants, des
ayatollahs de la tolérance, des démocrates fondamentalistes, des
extrémistes du vivre-ensemble et des brunches au quinoa. On peut
ainsi lire ce texte comme s’il était écrit par un compatriote, et on
comprend que l’esprit bourgeois, socialement méprisant et
intellectuellement étriqué, ne connaît pas de frontières.
Jennifer Richard est romancière, auteur notamment de Il est à toi ce
beau pays
 (Albin Michel, 2018) et Le diable parle toutes les langues
(Albin Michel), à paraitre en janvier 2021

White
de Bret Easton Ellis (Robert Laffont)
par Jennifer Richard

#Lecturesconfinement : Stella Finzi d’Alain Teulié par Dominique Dyens

Rares sont les livres qu’on garde en
mémoire longtemps après les avoir
lus. Pendant cette période de
confinement où le temps est entre
parenthèses, nous avons plus que
jamais besoin de nous perdre dans
une belle histoire et de laisser notre
imaginaire nous emporter ailleurs,
bien loin de notre quotidien.
L’histoire est celle d’un écrivain qui,
après avoir connu le succès fragile
d’un premier roman, se trouve en mal
d’inspiration, ruiné et dépressif et qui
choisit Rome pour lieu de son suicide et de sa disparition du monde.
C’est dans cette ville qu’il rencontre Stella Finzi, personnage aussi
surprenant que fantasque et dont la caractéristique la plus notable
est d’avoir un visage d’une laideur parfaitement repoussante.
L’écrivain la fuit, la riche italienne se retrouve toujours sur son
chemin. Au fil des jours et des semaines, une étrange relation, aussi
troublante que sensuelle, se noue entre eux.
J’ai été transportée de Rome en Toscane, je me suis laissée glisser
dans la peau d’un homme qui a perdu le goût de tout et surtout celui
des autres, j’ai aimé être dérangée par la lecture de ce roman
baroque, surtout à notre époque où tout est tristement consensuel.
Ce roman peut être interprété de différentes façons. Mais au delà
de l’histoire, j’y ai lu une jolie métaphore du processus de création et
de l’inspiration. Là où le désir de l’écrivain s’éteint, celui de se réjouir
comme celui de créer, l’arrivée de Stella est une injonction à vivre.
En lui faisant effleurer le beau et le bon, cette femme au visage
disgracieux, redonne à cet homme de goût, l’envie de prendre soin
de lui, elle éveille son désir et l’aide à retrouver le chemin de la vie.
Dominique Dyens est écrivaine. Dernier livre paru : Cet autre amour
(Robert Laffont, 2017)

Stella Finzi
d’Alain Teulié (Robert Laffont)
par Dominique Dyens

#Lecturesconfinement : Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains par Laurent Petitmangin

J’aime la tension et la résonance de
ces 27 volumes. On sent la Grande
guerre s’imposer, sa sourde
mécanique. On assiste atterrés à la
bataille de Verdun, du côté des
humbles et des puissants. On
s’éprend de Paris et de sa couronne,
magnifiquement décrites. Et
surtout, on y rencontre des hommes
et des femmes de toute extraction,
avec des destins communs ou
extraordinaires, peu importe, on
aura certainement une tendresse
toute particulière pour ces deux
amis de Normale Sup. Le monde tel qu’il est, dans toute son
incohérence, la fragilité des destins, et son lot de désillusions. Une
narration au final très moderne, en « split screens », des bribes de vie
« inutiles » à l’intrigue générale mais précieuses pour le lecteur, et à
peine susurré, l’humanisme optimiste de Jules Romains.
Laurent Petitmangin est cadre chez Air France et romancier. Son premier roman, Ce qu’il faut de nuit (La Manufacture de livres) a
obtenu le prix Stanislas en 2020
Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains (Robert Laffont)
par Laurent Petitmangin

Mémoires d’un antisémite

Une sélection de textes de Charles
Maurras permet de mieux
comprendre la pensée du fondateur
de l’Action française. 

Auteur adulé par Proust ou Malraux
puis exclu de l’Académie française,
démiurge politique ayant infusé dans
les veines du régime de Vichy, une
idéologie ayant conduit la France au
désastre militaire mais surtout moral,
la figure de Charles Maurras n’a cessé
de cliver les débats et continue
d’alimenter controverses comme en
témoigne son exclusion récente des célébrations nationales à
l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance.

Disons-le d’emblée, ce livre inégal notamment au niveau des coupes
effectuées est d’une importance fondamentale. Et ce à plus d’un
titre. On passera volontiers sur l’écrivain Maurras dont l’œuvre et la
langue apparaissent aujourd’hui datées. Ses poèmes, son éloge de la
Grèce antique dans Anthinéa n’apportent que peu de choses si ce
n’est la confirmation qu’il y eut plusieurs Maurras.

La partie politique est nettement plus intéressante. Elle permet de
cerner les grands concepts du maurrassisme : le nationalisme
intégral, l’antiparlementarisme – «  une juste loi politique n’est point
une loi régulièrement votée mais une loi qui concorde avec son objet et
qui convient aux circonstances »
-, la glorification de l’autorité qu’il lie à
la liberté – « qu’est-ce donc qu’une liberté ? Un pouvoir » –
l’encouragement de la violence pour s’emparer du pouvoir ou
l’aspect corrupteur de l’argent. Le livre L’avenir de l’intelligence (1905)
reproduit en partie seulement permet de comprendre la genèse de
l’Action française où Maurras le penseur politique y développe son
idée de monarchie laïque qui lui valut d’ailleurs l’excommunication
du pape Pie XI, le 29 décembre 1926 .

« Je suis entré en politique comme on entre en religion » dira celui qui
exerça un magistère moral durant cet entre-deux-guerres
tumultueux. Et qu’on le veuille ou non, il le mit au service de la plus
terrible des idéologies : l’antisémitisme d’Etat qui le conduisit à
lancer à la fin de son procès, le 28 janvier 1945 où il fut condamné à
la dégradation nationale et à la réclusion criminelle à perpétuité :
« c’est la revanche de Dreyfus ! ». L’ouvrage ne minore pas cet aspect et
la partie Maurras journaliste fourmille d’une haine assumée à l’égard
des juifs comme cette lettre ouverte à Abraham Schrameck, alors
ministre de l’intérieur. Tout y passe : la théorie du complot juif, la
responsabilité de ce dernier dans le déclenchement de la guerre,
l’approbation du statut des juifs du 3 octobre 1940, etc.

Il faut lire Maurras pour voir ce que la haine de l’écrit est capable de
faire, d’engendrer et c’est en cela que cet ouvrage est important. Ses
écrits permettent, avec le recul historique nécessaire, de percevoir
sa complicité dans le meurtre et la déportation de milliers de juifs
comme le furent, plus de soixante plus tard, les médias de la haine au
Rwanda. Car Maurras est et restera un antisémite.

Le journaliste Jean-Philippe Buisson qui signe la préface rappelle
qu’on a souvent comparé Maurras à Marx, fondateurs de deux
écoles de pensée et à l’origine de mouvements politiques. Cette
comparaison est erronée car Maurras ne fut pas le martyre d’une
quelconque cause, encore moins un prophète. Pour lui, le jugement
de l’histoire est sans appel. Ce livre est là pour le rappeler.

Par Laurent Pfaadt

Charles Maurras,
l’avenir de l’intelligence et autres textes,
coll. Bouquins, chez Robert Laffont, 1280 p.

La prison, miroir de notre société

© THOMAS SAMSON / AFP

Etude monumentale
sur les prisons
françaises. Edifiant

Dans ses Souvenirs de
la maison des morts
,
Fiodor Dostoïevski
écrivait que « nous ne
pouvons juger du
degré de civilisation
d’une nation qu’en visitant ses prisons »
. Et c’est bien à travers ce
prisme que le lecteur doit aborder cet ouvrage d’une densité
incroyable appelé à faire date. L’auteur, Farhad Khosrokhavar,
directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales,
qui s’est imposé depuis plusieurs années comme l’un de nos plus
éminents spécialistes du djihadisme et des phénomènes de
radicalisation, s’est littéralement immergé dans l’univers carcéral de
quatre prisons : Fleury-Mérogis, Fresnes, Lille-Sequedin et Saint-
Maur. Il y a mené de nombreux entretiens avec des détenus mais
également avec le personnel carcéral. Et les conclusions qu’il en a
tirées sont proprement stupéfiantes.

Aujourd’hui, la population carcérale est estimée à 70 000 détenus
environ et malgré l’absence de statistiques officielles, certains
indicateurs laissent à penser qu’il y a entre 40% et 60% de détenus
musulmans. A l’intérieur de cette microsociété codifiée par des
règles définies qui permettent d’identifier la place de chacun,
l’auteur nous rappelle qu’il existe aussi l’appréciation de ces mêmes
règles en fonction de considérations ethniques, religieuses, de
charisme ou parfois de notoriété. Le propos de Khosrokhavar va
donc bien au-delà de la simple dichotomie entre détenus et
surveillants. Sous ses mots, on comprend que la prison est un huis
clos permanent où l’opacité est la règle et où chacun échafaude sa
stratégie de survie en se plaçant sous la tutelle d’une puissance,
religieuse ou physique. Pire encore, l’auteur montre que la prison
agit comme un miroir inversé de la société où les victimes
deviennent tortionnaires. Ainsi, chacun cherche sa place, en se
plaçant sous une protection ou en devenant quelqu’un de
respectable.

Au regard de l’actualité récente, les pages consacrées aux détenus
radicalisés étaient pour le moins attendues. Et il faut dire que l’on
n’a pas été déçu. L’auteur rappelle d’emblée que « la prison est
seulement un moment dans le dispositif global de radicalisation »
et
pointe du doigt les réseaux de radicalisation à l’œuvre à l’extérieur.
Mais surtout, il estime que se radicaliser ne fait pas de vous un
djihadiste. Distinguant plusieurs catégories de radicalisés en prison
(le radicalisé sans fard, le radicalisé dissimulateur et le radicalisable),
Farhad Khosrokhavar dissocie intelligemment le processus de
radicalisation et son motif qui est selon lui plus souvent guidé par
une soif de vengeance que par une conviction religieuse. Enfin, la
prison n’est pas l’école de la radicalisation car tous les musulmans
qui vont en prison ne se radicalisent pas.

Ce constat où certains a priori sont, à juste titre battus en brèche,
permet ensuite à l’auteur de tirer quelques leçons à destination des
pouvoirs publics. A l’heure où la France a été frappée par les
attentats les plus sanglants de son histoire, Farhad Khosrokhavar
prévient que l’emprisonnement de centaines de jeunes radicalisés
entre 17 et 30 ans constitue autant de cocottes minute prêtes à
exploser. Or, aujourd’hui rien n’est fait pour préparer leur
réinsertion dans la société car selon l’auteur « on ne s’améliore pas en
prison, on se déshumanise ».

Dostoïevski donc.

Laurent Pfaadt

Farhad Khosrokhavar,
Prisons de France. Violence, Radicalisation, Déshumanisation : quand les surveillants et les détenus parlent,
Chez Robert Laffont, 2016.