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Le violoncelle du siècle

Rostro © Picard/Radio France

Mstislav
Rostropovitch
aurait eu 90 ans,
le 27 mars dernier.
Un somptueux
coffret célèbre cet
anniversaire

Ils sont rares les
musiciens à avoir
personnifié leur
instrument ou leur don. Maria Callas à l’opéra, Yehudi Menuhin au
violon. Personne au piano. Et Rostropovitch au violoncelle.
Créateur et dédicataire d’un nombre incalculable d’œuvres dont
les plus grands concertos du 20e siècle, Rostropovitch ne
ménagea pas sa peine pour transcender les œuvres du répertoire
mais également pour s’aventurer dans la création contemporaine.
Le coffret Warner Classics reflète tout cela, des concertos
d’Haydn aux oeuvres de Dutilleux ou de Lutoslawski à qui il lança :
« ne pensez pas au violoncelle, c’est moi le violoncelle ! » Ce coffret
propose astucieusement plusieurs versions de la même œuvre
afin de permettre à l’auditeur de comparer le jeu de
Rostropovitch au contact d’un Carlo Maria Giulini ou d’un
Malcolm Sargent dans ce premier concerto de Saint-Saens qu’il
joua dès l’âge de treize ans. Warner Classics a ainsi puisé dans son
incroyable fond Erato pour ressortir quelques enregistrements
cultes où chaque disque mériterait une critique.

Et puis, il y a ces incroyables merveilles tirées de la période
soviétique de Rostropovitch. Celui qui se rêvait compositeur
transcenda les oeuvres de ses contemporains comme ces
concertos incroyables d’un Myaskovsky dont il fut l’ami ou d’un
Boris Tchaïkovski. Il y a une proximité telle qu’on entend presque
Rostropovitch respirer durant ces interprétations. Et puis cette
musique de Chostakovitch qu’il comprit si bien, seul ou en
compagnie de ces chefs incroyables comme Guennadi
Rojdestvenski dans cet incroyable premier concerto enregistré
dans la grande salle du conservatoire Tchaïkovski de Moscou que
Rostropovitch apprit par coeur en trois jours avant de le jouer
devant le compositeur le quatrième. Les deux hommes y
traduisent comme jamais l’angoisse et la peur inhérentes à la
musique du compositeur. L’orchestre se mue en force oppressante
et indestructible tandis que le soliste reste là, seul au milieu de ce
monde hostile, condamné à pousser son cri tantôt de détresse,
tantôt de résistance. Ou cette symphonie concertante pour
violoncelle et orchestre d’un Britten dont il fut si proche, venu
pour l’occasion diriger l’orchestre philharmonique de Moscou et
où Rostropovitch excelle à déployer toute la profondeur de
l’oeuve. Et puis, Prokofiev, ce professeur aimé dont il créa la
symphonie concertante le 18 février 1952, après l’avoir coécrit
avec le compositeur qui lui aurait lancé : « je vous plains, vous me
ressemblez physiquement »
. Cette oeuvre qui n’admet aucune
erreur d’interprétation et devait électriser bien plus tard un Yo-
Yo Ma qui signe l’introduction de ce coffret, traduit ce rêve
indirectement exaucé de devenir compositeur.

Le coffret va également bien au-delà de la simple compilation de
disques. C’est une sorte de panthéon musical à la gloire du
violoncelliste. Il contient plusieurs enregistrements sonores où le
maestro y explique son art ou ses rapports avec Dimitri
Chostakovitch par exemple. Deux DVD permettent également
d’apprécier le jeu du génie, notamment cette suite de Bach en
1991 dont l’interprétation devant le mur de Berlin en novembre
1989, allait définitivement le faire passer de la musique à
l’Histoire. Mais n’y est-il pas déjà entré ? Assurément, comme le
prouve cet incroyable coffret.

Rostropovitch, le violoncelle du siècle,
The Complete Warner Reocrdings,
40Cds, 3 DVD, 200 page-book, Warner Classics, 2017

Laurent Pfaadt

Plus qu’un musicien

Berlin © Succo/Action Press/Visual Press Agency

Au-delà de son
incroyable génie,
Rostropovitch fut
également un
ardent défenseur
de la liberté 

Il fut tour à tour
l’instrument de la
supériorité
musicale
soviétique, un traitre, le parangon de la dissidence, le héraut de la
liberté des peuples et enfin le dernier fossoyeur d’une idéologie
qui l’avait banni. Malgré cela, malgré ce destin hors normes qui
navigua sur les fleuves tourmentés du 20e siècle, jamais il ne se
départit de sa profonde conviction dans la liberté de l’homme qui
devait prévaloir sur toute autre considération. Cette position
contribua grandement à transcender une légende qui se
cantonnait non sans mal à sa dimension musicale.

Et pourtant, le musicien n’avait rien à prouver. Adulé comme
aucun autre violoncelliste avant lui, et comme peu de musiciens, il
aurait très bien pu se contenter de cette situation. Mais tel n’était
pas Mstislav Rostropovitch. « Son courage, son honnêteté, son sens
de la justice ont été plus forts. Il ne pouvait pas se taire et ne rien faire
comme la plupart des autres »
estime ainsi sa fille, Elena. Proche de
Soljenitsyne, il hébergea l’auteur de l’Archipel du goulag, devenant
ainsi le complice de la liberté. Il  fut contraint de quitter sa Russie
chérie où il écrivit quelques-unes des plus belles pages musicales
de ce pays en compagnie d’un Gilels, d’un Richter on d’un Kogan.
Le 10 mai 1974, il donna son dernier concert en Russie : « les gens
pleuraient dans la salle et ils me disaient : revenez revenez abso-
lument ! » 
rappelait-il. Déchu de sa nationalité par un régime
devenu sans le savoir un astre mort, il trouva refuge en France et
aux États-Unis. À coups d’archet et de plume, il fit de cet exil une
tribune, en soutenant par exemple à Paris le combat de Sakharov
en 1980, jusqu’à la chute du mur dont il entonna avec la suite pour
violoncelle de Bach le joyeux requiem d’un régime enfin abattu.

Mais que ce choix fut difficile. La solitude fut souvent au rendez-
vous, la vie en exil suivant son douloureux cours, rythmée par les
disparitions comme les accords de cette Canzona de Taneiev que
contient le coffret Warner Classics. Derrière lui, il laissa ainsi ses
amis et ces autres musiciens qui n’avaient pas voulu ou pu le
suivre sur ce chemin sans retour et sur lesquels l’histoire se
referma. Seuls demeurèrent les souvenirs d’un autre âge, d’une
époque où la musique se faisait avec des chaînes. À son retour en
Russie, il se rendit au cimetière pour rendre hommage à tous ceux
qui n’avaient pu les briser.

Et si les morts avaient pu lui parler, ils auraient certainement dit  :
merci Slava.

Laurent Pfaadt