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Il était une voix

Sandor Marai © Delius Dessinateur – Radio France

L’un des plus beaux romans de
Sandor Marai enfin disponible

Il a fallu attendre près de trente
ans après la mort de Sandor Marai
pour que les lecteurs français
puissent enfin découvrir ce texte
considéré par beaucoup comme
l’un de ses chefs d’œuvres. Pour
tous ceux qui aiment Marai, il a
toujours manqué ce livre, cette
pierre refermant le mausolée.
Voilà enfin cette injustice réparée.
Dans ce texte, l’écrivain hongrois
rend hommage à l’une des figures
les plus illustres des lettres hongroises, Gyula Krudy, mort en 1933
et que l’on peut considérer à juste titre comme l’un des pères en
littérature de Marai. Auteur d’une œuvre conséquente, Krudy a
laissé plusieurs romans notamment Sindbad ou la nostalgie. Sindbad,
ce marin héros des Mille et Une Nuits est d’ailleurs le nom que porte
Krudy dans le roman de Marai.

Krudy ne fut pourtant pas un voyageur au sens où on l’entend
habituellement puisque l’écrivain ne quitta quasiment jamais sa
Hongrie natale. Krudy/Sindbad est plutôt ce voyageur nostalgique
errant dans cette nouvelle Hongrie, cet écrivain qui voit son pays
changer, se transformer et d’une certaine manière, s’avilir. Durant
cette journée, ce dernier jour à Budapest qui donne son titre au
roman et le renvoie à son illustre modèle, l’Ulysse de Joyce, Marai, à
travers la figure de Krudy, convoque en cette année 1940 cette
Hongrie des temps illustres.

En devenant ainsi Sindbad, Krudy se mue en personnage
romanesque qui part sur les traces de cette époque révolue, celle où
l’on prenait son temps, où l’on célébrait l’oisiveté, où les hommes ne
couraient pas après l’argent, où la littérature n’était pas fabriquée. A
travers son héros, Marai glorifie les hommes et les femmes de cette
terre ancestrale, ses paysages, ses odeurs, sa gastronomie, les altos
des tsiganes et ces cafés comme le London où l’on venait « pour
supporter la vie »
plus que pour boire un café. On a souvent
l’impression de lire Zweig ou Schnitzler tant la prose de Marai est
belle, comme lorsqu’il se plaît à décrire le travail de Krudy qui «
écrivait parce que la voix se mettait à parler, qu’elle lui murmurait toute
sorte de choses à l’oreille, le genre de vérités qui, même sur leur lit de
mort, réveillent et font gémir les hommes qui les entendent ».
Il faut dire
que cette beauté est rendue possible grâce à l’excellente traduction
de Catherine Fay, également traductrice de Krudy.

Au fil des pages, Marai nous livre ainsi une formidable description de
ce que doit être un écrivain, à la fois conteur des choses du
quotidien et vigie civilisationnelle. L’auteur décrit merveilleusement
bien la solitude de l’écrivain ou son détachement nécessaire,
estimant à juste titre que les « écrivains, comme les lévriers ne courent
bien que s’ils sont affamés et malheureux. »

Au final, dans cette vaste épopée intérieure, les deux écrivains
finissent par se confondre pour ne former qu’un seul et même
personnage : Sindbad emmenant avec lui sa nostalgie, celle d’un
Krudy assis à la table de l’hôtel London et observant ces hommes,
désespérés, venant se suicider, mais également celle d’un Marai
constatant le suicide d’une nation.

Laurent Pfaadt

Sandor Marai, Dernier jour à Budapest,
Albin Michel, 256 p.

Le bûcher des totalitarismes

InquisitionLe grand écrivain hongrois Sandor
Maraï se sert de l’inquisition pour dresser un violent réquisitoire du
totalitarisme 

Encore largement méconnu du grand public, Sandor Maraï (1900-1989) est pourtant l’auteur d’une œuvre conséquente nourrie par les grandes tragédies du siècle précédent. La nuit du bûcher écrite en 1974 sort du cadre strictement hongrois de cette œuvre singulière tout en étant parfaitement complémentaire de cette dernière.

Bien servi par l’excellente traduction assurée par Catherine Fay, traductrice de Maraï, le roman se déroule à Rome en 1598. Un jeune carme espagnol arrive dans la cité papale pour prendre connaissance des différentes procédures internes et confidentielles de l’Inquisition romaine. A travers les divers échanges qu’il a avec le père Alessandro du Saint-Office romain, l’auteur réussit, grâce à un subtil jeu de miroirs avec le siècle où il écrit, à montrer la permanence des procédés visant à annihiler les libertés humaines. Ainsi, le père Alessandro rappelle que « l’imprimerie est une grande invention mais comme toute découverte de l’esprit orgueilleux de l’homme, elle peut se retourner contre lui et se révéler aussi malfaisante qu’utile ». Très vite, on lit entre les lignes pour y voir la critique d’un système communiste qui, des procès staliniens à la doctrine Jdanov déclinée dans les pays du pacte de Varsovie, a atomisé l’homme, l’écrivain et la création. Sorte d’Inquisition rouge, cette machine infernale où le contrôle, l’arbitraire et l’humiliation utilisés par les censeurs communistes n’est chez Maraï que l’adaptation au monde moderne et athée des méthodes des zélotes de la foi de cette fin du XVIe siècle.

La docte conversation sur le meilleur moyen d’exécuter un hérétique entre la pendaison et le garrot apparaîtrait presque comique si elle ne révélait cette violence psychologique – thématique qui traverse d’ailleurs en permanence l’œuvre de Maraï – utilisée par une idéologie fanatisée.

Cependant, il manque au religieux espagnol un dernier élément de compréhension : la rencontre avec un hérétique. Celle-ci a lieu le 16 février 1600. L’homme qu’il a en face de lui n’est autre que Giordano Bruno, ce dominicain enfermé depuis près de huit ans pour ses théories sur l’héliocentrisme et  ses propos blasphématoires. La rencontre avec cet homme va bouleverser sa foi, ses convictions et sa raison d’être.

Giordano Bruno n’occupe certes qu’une part infime du roman mais sa figure de « statue de pierre » et « son regard pétrifié qui ne voit plus rien d’autre que l’infini » en fait la clef de voûte d’une réflexion sur la liberté de pensée et la force de conviction d’un homme prêt à mourir pour que survive sa cause, son idéal. En somme, la nuit au bûcher est une ode à la liberté face au totalitarisme. Le jeune religieux en ressortira transfiguré : « Tant qu’il y aura des hommes suffisamment obstiné pour maudire ceux qui les supplicient dans la chambre de torture et pour continuer à affirmer ce pour quoi on les brûle sur le bûcher, tous nos efforts se réduiront littéralement en fumée ».

Cet espoir, cette résistance est le message de ce grand livre.

Sandor Maraï, La nuit du bûcher, collection « Grandes traductions »,
Albin Michel, 2015

Laurent Pfaadt