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Destins fragmentés

Sous un ciel bas de Waël Ali

Le spectacle a été filmé à la Filature devant quelques rares invités.
Les comédiens intègrent ce dispositif dans leurs marges
d’improvisation et jouent des regards caméra. C’est en cohérence
avec la forme, puisque la commande et la fabrication de la pièce sont évoquées dans le texte (créé en 2019).

Deux parois en équerre ferment l’espace de jeu. Celle à jardin est
nue pour les projections – souvent en noir et blanc, toujours
muettes, les comédiens assurant le doublage en direct au besoin.
Une fenêtre perce celle à cour où se dresse une grande étagère
encombrée d’accessoires datés. Sur le plateau, deux chaises et une
cantine contenant d’autres souvenirs. Les indices du temps d’avant…
Car le temps hante l’exil de Jamal, un documentariste syrien. Il est
installé dans une petite ville en France et on ne le verra pas : un
troisième personnage en creux, mais omniprésent. Ses amis, en
l’occurrence les deux comédiens, l’évoquent. C’est leur rôle !
Surgissent le réel et leur propre exil : celui de Nanda au Caire et celui
de Sharif en Belgique.

D’emblée l’Histoire s’invite dans ces destinées. Cet accord verbal
mais fondateur : la cession de Mossoul à la Grande-Bretagne par
Clemenceau le 1er décembre 1918 qui amende l’accord Sykes –
Picot (1916). Et ce livre Sur les routes de Syrie (1927) du comte Roger
de Gontaut-Biron qui sert de fil conducteur avec cette question :
est-ce que la Syrie a un avenir ?
Ainsi se complote le destin des hommes, des femmes, du pays.
Les images, les sons surgissent : films d’archives, prises de vues de
Jamal – ses parents, ses lieux –, photos punaisées au mur, fragments
de conversation, de lettres et ce répondeur où les questions se
heurtent à l’absence de Jamal.
Des fragments pour un pays fragmenté.

La vie, une vie peut-elle surgir de ces fragments ?
Les ruines aussi sont des fragments…

avec Sharif Andoura, Nanda Mohammad

© Salvatore Pastore

texte & mise en scène Waël Ali
scénographie & costumes Bissane Al Charif
lumières Camille Mauplot
vidéo Ghazi Frini, Bissane Al Charif
musique & son Yazan Charif, Akkad Nizam Edine, Basile Pflug

Par Luc Maechel

Dessein d’exil

Ma chambre syrienne, documentaire d’Hazem Alhamwi

À la renverse, comme cette tortue mise sur le dos. Et qui se débat, se
débat…

Alors le cadre se concentre sur les très gros plans : l’œil de l’animal
ou des témoins, les rescapés des geôles des Assad. Le réalisateur
laisse les ruines et la tragédie syrienne hors-champ et traque ces
minuscules éclats de vie.

Quand il l’élargit, il montre les décombres ou les images de
propagande, l’endoctrinement des enfants dans les écoles ou cette
maîtresse à la retraite qui veut se laver des mots sales (selon le mot
de Christian Bobin). Très sales !

Autre mise à distance : les dessins de l’auteur. Des dessins à l’origine
du documentaire et qu’il a filmés avant de dévoiler le réel derrière
les dessins. Beaucoup sont à la plume : la pudeur du noir et blanc
pour éviter le rouge du sang ? Des dessins politiques, des masques
dessinés (avec la vibration de la palette graphique) sur les visages
des témoins qui souhaitent rester anonymes. Et en écho, ces paroles
qui racontent l’insoutenable.

Un ami le regarde finir une planche et lui demande : Où sont les
humains ? Il n’y en a pas. L’auteur lève les yeux et répond : Si, sous les
décombres…

Le regard du réalisateur prolonge celui du peintre et nous offre de
beaux plans emblématiques : ces oiseaux mécaniques attachés qui
battent des ailes sans parvenir à s’envoler, à accéder à l’espace et au
ciel, ces ralentis de plantes qui restituent ce temps long, cette
patience subie pour survivre sous ce régime ou nécessaire pour
endurer l’exil.

Le geste de dessiner, de filmer comme un refuge contre la répression
et la barbarie.

Documentaire d’Hazem Alhamwi réalisé en et 2014, diffusé par arte 
après Sous un ciel bas

Par Luc Maechel

La mer est ma nation

La mer est ma nation
©Joseph Banderet

Territoire en détresse

Un abri de fortune sur pilotis et un couple. L’homme, tyran
domestique maniaque, ordonnance ce minuscule territoire de
dénuement : un dépotoir pas loin de la mer. La femme exécute ses
directives qui préservent un semblant de civilité. Ils évoquent les
déchets alentour – mais le public ne verra qu’une nappe de fumée
stagnant en permanence sur le plateau – et les étrangers qui rôdent.
Contre l’invasion des premiers, ils sont impuissants, contre les
seconds, ils installent une clôture de barbelés…

Surgissent deux femmes, une mère et sa grande fille. Elles sont à la
fois des intruses et une socialité possible. Elles fuient une misère
encore plus grande : une fatalité qui pousse, pour survivre, à
s’approprier la barbarie des bourreaux (récit glaçant de Murielle
Colvez). Au bout : la folie. Une folie ordonnée qui amplifie la
barbarie !

Reste la mer, l’espoir d’un ailleurs, qui devient une quête de soi avec
au bout un possible chez soi. Seule la plus jeune s’y accroche, rêvant
d’échapper à la fois à la misère et au poids de la tradition.

Le bruissement du noir installe lentement chaque scène, fait
émerger les corps mangés par cette vapeur et leurs voix faites chair.
Ces fumées ont une odeur, une moiteur et cette palpitation de la
pénombre immerge le spectateur dans un séduisant espace théâtral.

Deux belles options de mise en scène qui font mesurer la distance
entre le spectacle vivant et sa captation (respectueuse du projet au
demeurant) filmée sur le plateau de la Filature avant la mise en ligne
pour les festivaliers.

avec Soleïma Arabi, Murielle Colvez, Marianne Deshayes,
Miglen Mirtchev
texte : Hala Moughanie
mise en scène : Imad Assaf
scénographie & costumes : Manon Grandmontagne
lumières : Vivien Niderkorn
son : Didier Léglise

La Filature / Les Vagamondes 2021, captation accessible
gratuitement jusqu’au 31/01 :
https://www.youtube.com/watch?v=XkOGQ56UKcY&feature=emb_logo