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Le livre de la forêt

Dans ce roman écologique
précurseur enfin traduit, le célèbre
écrivain bengali Bibhouti Bhousan
Banerji dépeint avec nostalgie un
monde perdu

Soixante-dix ans après sa mort, en
1950, l’écrivain bengali Bibhouti
Bhousan Banerji nous rappelle avec
ce roman écrit en 1937 l’urgence
climatique dans laquelle nous
vivons. De la forêt conte les
aventures d’un jeune diplômé de
Calcutta envoyé au nord de l’Inde
pour y gérer une réserve forestière et agricole. Mais très vite, celui
qui n’a connu que les rues bruyantes de la ville tombe amoureux de
cette nature silencieuse .

Véritable ode à une nature encore préservée avec ses peuples, ses
ermites, ses paysans ou ses brahmanes qui vivent parfois dans un
dénuement qui confère à l’extrême pauvreté, le roman décrit un
monde que l’ultralibéralisme n’a pas encore soumis à ses lois
mortifères. Ici, nature et hommes, loin de chercher à se dominer,
vivent encore en harmonie. Il y a dans cette relation un respect –
chacun ayant besoin de l’autre pour vivre – qui recèle une liberté au
sens premier du terme, presque un état de nature malgré la figure de
l’autorité représentée par le narrateur.

La prose de Banerji confère indiscutablement au roman une
dimension onirique proprement addictive en exaltant tous les sens.
La vue tout d’abord avec ces forêts luxuriantes, ces couleurs
mirifiques et ces animaux sauvages mais également l’ouïe et les
bruissements d’un paysage qui change sans arrêt. Et puis l’odorat
avec ces fleurs exhalant leurs parfums ou ces fruits sauvages gorgés
de sucre. La prose se fait alors poésie. « Sa beauté rend fou, je n’exagère
pas. Mieux vaut que les hommes timorés ne voient pas une telle beauté,
car elle est dévastatrice »
rappelle ainsi Banerji à propos de cette
nature. Le lecteur s’aventure ainsi dans cette flore, le dictionnaire
sur les genoux, pour arpenter ce paradis perdu, entre canopées et
antilopes Nilgaut. Il entre également dans ces récits fantastiques
peuplés de déesses sylvestres et de divinités protectrices d’animaux
où l’on croise les ombres de Kipling.

De la forêt souligne également l’importance de l’eau et célèbre le
silence qui permet la contemplation. Enfin, le livre est un vibrant
hommage aux peuples primitifs menacés de disparition comme en
témoigne la figure merveilleuse de Bhanumati, princesse des
Santals. Mais plus encore qu’un incroyable personnage, Bhanumati
est, d’une certaine manière cette forêt primaire, courtisée par une
société de consommation qui veut lui donner le baiser de la mort. «
L’âme de cette femme primitive qu’était Bhanumati s’est évanouie dans la
société civilisée sous les contraintes et les préjugés »
rappelle le
narrateur qui, à son grand désespoir, demeure impuissant face à
l’inexorable. Autour de lui un monde vient de prendre fin et un autre,
agressif, violent est en train de naître. Être témoin de telles choses
vous marque à jamais. Mais la beauté de la nature n’a pas eu l’effet
dévastateur attendu sur ces hommes sans cœurs venus ravager leur
environnement. De la forêt doit donc être lu non comme un constat
d’échec mais plutôt comme une puissante invitation à repenser
notre monde à l’aune des tragédies climatiques et sanitaires que
nous vivons.

Par Laurent Pfaadt

Bibhouti Bhousan Banerji, De la forêt,
Chez Zulma, 304 p.

Le goulag de l’archipel

Toer
© Hogupplost pressbild

A l’occasion de la sortie du
troisième tome de son Buru
Quartet, retour sur la grande
œuvre de Pramoedya Ananta
Toer

Le Buru Quartet, c’est
l’histoire de Minke, ce jeune
indigène indonésien entré
dans la propriété des Mellema,
industriels néerlandais,
comme on entre sans le faire
exprès dans l’Histoire avec un
grand H de ces Indes
néerlandaises de la fin du 19e
siècle. Intelligent, ayant fait des études, Minke est promis à un avenir
de bupati, sorte de préfet. Dans cet incroyable destin qui commence
comme un roman d’apprentissage et se poursuit sous la forme d’une
fresque politique où les destins de quelques-uns percutèrent celui
d’une nation en devenir, notre héros trouva sur sa route Ontosoroh,
sorte de féministe avant l’heure et amazone des temps modernes
vendue à Robert Mellema, l’homme fort de la région, par un père en
quête de reconnaissance sociale et prêt à tout pour s’élever. La
lâcheté du père n’aura d’égal que le courage de la fille, opposant ainsi
ceux qui composent, se compromettent avec le système colonial et
ceux qui veulent le changer, le briser.

La beauté de cette fresque qui déploie une galerie de personnages si
attachants, du peintre français Jean Marais, ancien mercenaire
ayant adopté la fille de son ennemie à Mei, cette activiste chinoise
dans une empreinte sur la terre en passant par Surati qui se mutila
pour préserver sa liberté, tient également à l‘absence de
manichéisme. Certes, les rôles de chacun sont codifiés mais cette
société coloniale laisse parfois quelques interstices de liberté qui
sont autant d’espoirs dans lesquels nos héros se glissèrent au fur et
à mesure du temps. De ces interstices, ils en firent des failles d’où
allait couler le fleuve de la liberté comme un barrage fissuré prêt à
exploser. Ontosoroh profita ainsi de la bonté de son maître et mari
pour acquérir non pas un statut social et familial qui lui fut refusé
par la loi mais une prédominance domestique. Malgré cela, Minke et
Ontosoroh perdirent tout mais se relevèrent. Toer nous montre
ainsi dans ces figures majestueuses la capacité de l’être humain à
pouvoir se reconstruire encore et encore même après avoir subi les
pires cruautés, les jalousies les plus iniques.

La réflexion sur la langue comme instrument de domination mais
également comme arme d’émancipation traverse de part en part le
Buru Quartet. Minke, devenu journaliste et écrivain à ses heures,
commença par écrire en néerlandais. Mais dans cette conscience
politique que l’on voit naître et croître tout au long de ces pages, il
n’eut de cesse d’être tiraillé entre ces lumières européennes qui
cachent ces ombres où sont rejetées tous les dominés et les
ténèbres d’une vie de luttes au bout desquelles brille la lueur de ce
mince espoir de liberté. A travers la langue et les mots qu’utilise
Minke, le lecteur est témoin de ce combat intérieur sans cesse
renouvelé. Ayant commencé par publier des nouvelles en
néerlandais, Minke allait fonder un journal indépendant en malais,
utilisant ainsi les chaînes de l’ennemi pour mieux s’en libérer.

Enfermé dans un bagne sur l’île de Buru pendant près de quatorze
ans pour son appartenance communiste et son opposition au
dictateur Suharto, Pramoedya Ananta Toer que l’on surnomma
affectueusement Pram raconta pendant des années l’histoire de
Minke à ses codétenus avant de la coucher sur le papier. Ode à la
liberté en même temps que manifeste contre les asservissements de
toutes sortes et confiance absolue dans la capacité de l’être humain
à transcender sa nature profonde, le Buru Quartet est aujourd’hui
devenu l’un des monuments de la littérature mondiale, traduit dans
le monde entier et aujourd’hui accessible au public français grâce à
Zulma et à son éditrice, Laure Leroy. Les grandes œuvres littéraires
naissent souvent des tragédies du monde. Il n’y a qu’à citer
Alexandre Soljenitsyne, Primo Levi ou Imre Kertesz. Certes. Mais
mon Dieu que c’est beau.

Par Laurent Pfaadt

Pramoedya Ananta Toer,
Une empreinte sur la terre, Zulma, 2018. 

A lire également les deux premiers tomes du Buru Quartet,
le Monde des hommes et Enfant de toutes les nations,
également disponible aux éditions Zulma.