Dans le miroir du Caravage

NarcisseL’œuvre du célèbre peintre abordée sous un angle inédit

Depuis près d’un siècle, on a tellement exposé et écrit sur le Caravage que tout semblait avoir été dit à propos de ce peintre de génie qui compte parmi les artistes qui ont marqué de leur empreinte picturale l’histoire de l’humanité. C’était sans compter l’ouvrage de
Giovanni Careri, directeur d’études à l’EHESS, qui nous offre une nouvelle façon de voir et de comprendre Le Caravage.

Aux monographies classiques et parfois répétitives, Giovanni Careri a choisi un angle différent, celui du miroir. Que renvoient ces chefs d’œuvre de leur créateur et de leur époque ? Mais surtout, quels effets produisent-ils sur celui qui les contemple ?

L’auteur s’emploie en premier lieu à décrire les constructions esthétiques de chaque œuvre. Passage obligé de tout livre d’art, cette entrée est magnifiée par la qualité des reproductions qui sont assez fidèles aux tableaux originaux. L’attention portée à certains détails accompagnée des clefs de compréhension procurent un sentiment de proximité et d’intimité avec les œuvres du peintre lombard. On y voit là tel coup de pinceau, ici tel coloris. La peinture du Caravage représenta une révolution en rompant avec les codes picturaux de son époque. Le réalisme saisissant de la Mise au tombeau (1602-1603) que l’auteur n’hésite pas à mettre en parallèle avec le cinéma de Pasolini, le fait d’avoir représenté Matthieu dans une taverne (Vocation de Saint Matthieu, 1599-1600) ou la construction de récits disjoints attestent de l’extraordinaire modernité de ce génie venu dans son époque pour, selon les mots de Poussin, « détruire la peinture ».

Le Caravage est devenu ce peintre de légende grâce à une réflexivité portée à incandescence. C’est le propos majeur de l’ouvrage. Outre les dispositifs de construction du tableau, le Caravage a ainsi développé des stratégies d’implication du spectateur d’une complexité rare. Dans chacun de ses chefs d’œuvre, il demande au spectateur d’entrer dans la toile et de prendre la place d’un personnage. « Si la peinture de Caravage, a suscité, en son temps, autant d’intérêt et de polémiques, c’est aussi en raison de sa manière d’arrêter le spectateur en le conduisant dans un jeu de positions dont le tableau dicte ses règles ». Ainsi né ce sentiment qui nous étreint devant chacune de ses toiles : celui de surprendre une scène et d’en être le témoin unique. Le corps secoué de douleur du Garçon mordu par un lézard (1593-1594) ou Méduse (1597-1598) criant son dernier souffle donnent ce sentiment. La deuxième Conversion de saint Paul (1602) où le saint est couché à terre, les bras en croix fait ainsi entrer littéralement dans l’œuvre les spectateurs assis au bas du tableau.

L’image de soi que renvoie la peinture du Caravage est parfois difficile à accepter. Ainsi, le terrifiant Martyre de saint Matthieu (1599-1600) où l’apôtre est représenté au moment de son supplice place le spectateur dans une position inconfortable, celle de son impuissance face au meurtre qui se commet sous ses yeux qui ne peuvent pourtant se détacher de la scène. « Cette oscillation entre pitié et voyeurisme est une manière très fine de définir la situation du spectateur du tableau comme quelqu’un qui ne peut pas agir en défense de la victime et dont la compassion risque à tout moment de céder le pas à l’inavouable plaisir de voir » écrit ainsi Giovanni Careri qui, pour la première fois, met des mots sur cette magie unique qui se dégage des œuvres du Caravage. Car, ce qui est à l’œuvre dans cette peinture, c’est une violation de l’intime, une intrusion dans l’inconscient de chaque spectateur.

Tel Narcisse se contemplant dans l’eau, la peinture du Caravage nous interpelle au plus profond de nous-même car elle nous donne à voir ce que nous sommes : des êtres capables du meilleur comme du pire. C’est en cela que le Caravage est immortel.

Giovanni Careri, Caravage : La peinture en ses miroirs,
Citadelle & Mazenod, 2015

Laurent Pfaadt