Dans l’œil de la montagne

Un récit sombre et plein de fureur de l’une des plus belles plumes
américaines

Vétéran de la guerre de Corée, une jambe en moins, Rory
Docherty est de retour chez lui à Howl Mountain. Au pied de cette
montagne, cette « canine ébréchée de quelque bête immense » où un
barrage hydraulique a recouvert le passé de ses habitants, il vit
avec sa grand-mère, ancienne propriétaire d’un bordel et
herboriste reconnue, et travaille pour un trafiquant d’alcool craint
de tous. Mais sous le regard froid de la montagne, Rory cherche
également la vérité de cet œil, celui que sa mère a arraché à l’un
des meurtriers de son père avant de se murer dans le silence.

A la manière d’un Ron Rash,

Taylor Brown

conduit le lecteur dans ces Appalaches ténébreuses en compagnie de ces monstres, ces démons de métal et de ces spectres qui peuplent le roman. Il y a dans ces pages un côté western crépusculaire transposé aux années 50. Car
Rory file sans s’arrêter dans une nuit qu’il n’a, à vrai dire, jamais
quittée. Celle de Corée où il a laissé sa jambe. Celle aussi des
chemins escarpés de son labyrinthe mental, à la recherche de la
vérité sur ses parents et où, par intermittence, tel un animal
éclairé par les phares des bolides qui filent « comme un lièvre avec le
feu au cul »,
apparaît le visage de la fille du pasteur dont il est
tombé amoureux.

Dans cette écriture en cinémascope, la plume de Taylor Brown
sculpte à la hache ces paysages imposants. Ils sont écrasants mais
jamais hostiles. Mystiques mais jamais diaboliques. Véritable ode à
une nature encore préservée, les dieux de Howl Mountain renvoient
à ces esprits qui rôdent, qui planent au-dessus des personnages du
roman et tirent les fils de leurs destins enfermés dans ces
bouteilles accrochées au châtaigner familial. Taylor Brown taille
dans les veines de ses personnages, comme ces torrents courant
sur les flancs des Appalaches, des sillons et des blessures qui, loin
de les défigurer, les ennoblissent magnifiquement. Ma, la grand-
mère de Rory, sorte de chamane sorti du ventre de la montagne
est à ce titre infiniment belle. Les mots de l’auteur suintent le
bourbon frelaté, la graisse de moteur et la rage. Ils fabriquent des
odeurs et des images qui ne s’estompent que lentement. Lumières
naturelles et lumières artificielles alternent en permanence leurs
ballets pour nous montrer combien la nature se joue des hommes
et que le simple battement d’ailes d’un perroquet peut ainsi
décider de la vie et de la mort de centaines d’êtres humains.

Dans l’œil de la montagne, nimbé de bourbon translucide comme
celui d’un dragon larmoyant se cache cette vérité que cherche
Rory. Et jusqu’à un final proprement jouissif, ni les crotales, ni les
monstres d’acier hurlant, ni la guerre, ni même Dieu ne pourront
l’empêcher de découvrir la vérité. Sitôt le livre refermé, on n’aspire
qu’à une seule chose : prendre la route des Appalaches et gravir
ces crêtes escarpées qui courent entre perdition et rédemption.

Par Laurent Pfaadt

Taylor Brown, Les dieux de Howl Mountain,
Chez Albin Michel, 384 p