Défilé de morts

Puissant et profond, le
nouveau roman d’Ingrid
Thobois est l’une des belles
surprises de cette rentrée
littéraire.

Le livre refermé, la tentation
est grande de voir à quoi
ressemblait Inela Nogic, cette
jeune fille qui durant le siège
de Sarajevo gagna le concours
de beauté de la ville, offrant
ainsi au monde entier un acte
incroyable de résistance et au
groupe U2 l’un de ses plus célèbres titres.

Si le nouveau roman d’Ingrid Thobois porte le titre éponyme de la
célèbre chanson, elle n’en est qu’un prétexte. Bien entendu, on y
croise Inela confectionnant sa robe, se peroxydant les cheveux ou
discutant avec sa mère Vesna et son frère Zladko. Mais l’important
est ailleurs, à Rouen plus précisément. Car c’est bien de cette ville
française, qui n’a de prime abord aucun lien avec la cité martyre
serbe, qu’il est question dans le livre et de cet appartement où sont
enfermés les spectres de Joaquim, photographe de guerre qui a vécu
la préparation du concours à Sarajevo, dans l’intimité de la famille
Nogic.

Joaquim est entré dans cette Bosnie en guerre presque par hasard.
Mais surtout, à travers son récit très bien construit par l’auteur, il n’a
eu de cesse de croiser ces fantômes qui peuplent son existence : sa
sœur suicidée, sa mère devenue très vite l’ombre d’elle-même, son
père absent, cet enfant qui n’est pas né et Ludmila, cette professeure
bosniaque exilée qui se dérobe. Car l’ancien appartement de ses
parents à Rouen est devenu ce cimetière où règnent les spectres de
Joaquim.

Grâce à un récit fluide, Ingrid Thobois parvient admirablement à
montrer la quête impossible d’un enfant à la recherche de ses
parents devenu un homme à la recherche de son histoire et de
l’Histoire avec un grand H. Joaquim fixe sur la pellicule cette vie qu’il
essaie vainement de construire. Entre les affres de la guerre, de
Sniper Alley et ceux bien plus terrifiants des souvenirs familiaux et
des tabous, l’auteur décrit à merveille les ressorts et les psychoses
qui sous-tendent chaque être humain, ainsi que cette subtile
maîtrise des sentiments et de l’image que l’on souhaite donner de
soi. La routine, morbide à Rouen, devient exceptionnelle à Sarajevo.
« Mais en vérité, c’est que le temps passe sur tout, y compris sur les
tragédies »
écrit-elle. C’est à la fois terrifiant et terriblement
encourageant.

Par Laurent Pfaadt

Ingrid Thobois, Miss Sarajevo,
Buchet/Chastel, 2018